CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Tout déplacement porte en lui sa possibilité de rencontre. Le mot « transport » s’attache d’abord aux sentiments (« émotion » vient de « mouvoir ») avant de désigner le passage d’un lieu à un autre. Quel(le) adolescent(e) n’a pas rêvé en échange linguistique d’un ébranlement de ses sens ? Quant aux premiers clubs de vacances organisées au début des années 1950, ils promettaient la trilogie Sea, Sex and Sun. Ce slogan a fait fortune, est entré dans les m œurs au point d’être chanté par Serge Gainsbourg ...

2Le tourisme sexuel est autre chose. Il programme l’activité sexuelle tarifée. Se laisser cajoler, masser, coïter, le tout compris dans un programme touristique n’appartient pas à une fantaisie romanesque, comme le roman Plateforme de Michel Houellebecq (2001) en offre une excellente illustration, mais à des réalités bien plus ordinaires.

Un phénomène déjà ancien

3Dans sa remarquable enquête historique sur Les Filles de noces. Misère sexuelle et prostitution au xixe siècle, Alain Corbin (1978), sans utiliser l’expression de « tourisme sexuel », pointe les expositions universelles comme occasion favorable pour associer au voyage d’affaires un à-côté coquin. Il est vrai qu’avec l’exposition de Londres en 1851, le nombre des visiteurs de ce genre d’événement dépasse allégrement la population du pays organisateur. Ainsi l’exposition de 1900 à Paris voit défiler plus de 50 millions de touristes, alors que la France affiche 40 millions d’habitants. Elle dure plusieurs mois et comme les foires du Moyen Âge accepte la transgression, la suspension des règles, se fait permissive, ludique, insouciante. Pas pour tout le monde, loin de là ! Les prostituées sont réquisitionnées et doivent tapiner sans répit. Les cadences sont infernales et les dangers menaçants, comme la syphilis hier et le sida à présent.

4Alain Corbin constate que lors de l’exposition universelle de Paris en 1867, les « garçons » (les serveurs) sont remplacés par des jeunes femmes. Ces « brasseries à femmes » attirent les chalands, tous bons époux et pères de famille, qui loin de chez eux se « libèrent » de leurs tracas en invitant une de ces « jolies filles accortes, revêtues d’un costume à la jupe courte qui prend souvent l’aspect d’un déguisement de théâtre ». L’historien poursuit sa description : « Les serveuses apparaissent ainsi en paysannes, en Andalouses, en Italiennes ou en Écossaises. La “verseuse” s’installe à la table du client qu’elle vient de servir, boit en sa compagnie et s’efforce de le faire consommer. S’il le désire, elle l’accompagnera dans la chambre d’un hôtel du voisinage dont le tenancier s’est entendu avec le gérant de la brasserie ; plus rarement, bien qu’il s’agisse d’une pratique en extension, elle se livre à lui dans une des chambres ou dans une arrière-salle de l’établissement, parfois richement décorée et transformée en grotte de Vénus » (Corbin, 1978). Le dépaysement grandit avec un aménagement inaccoutumé, « Ici des décors d’opéra, là des scènes de paradis oriental, des salons Louis XV, des grottes de Calypso. Partout la “féerie électrique”, nouveauté pour beaucoup de clients et, que le docteur Fiaux accuse de concourir à “l’hypnotisme sexuel” et au “détraquement cérébral”. » Alain Corbin mentionne le plaisir du voyeurisme que de nombreux visiteurs coincés découvrent avec un réel plaisir : « Les tolérances de premier ordre multiplient ainsi les spectacles, les tableaux vivants où les pensionnaires, entièrement nues, se livrent à des pratiques homosexuelles sur un grand tapis de velours noir ou dans des chambres tendues de satin noir pour en faire ressortir la blancheur des corps. Ailleurs, les filles se contentent de prendre des poses plastiques sur des tables tournantes mues par un mécanisme électrique. » Ces installations anticipent le peep show et les sites pornographiques de la Toile. « Désormais, précise l’historien, des fabriques belges ou allemandes fournissent les tenancières en matériels nouveaux : pompe-ventouse du docteur Mondar, appareils à électrisation locale ou bien encore préservatifs de toutes sortes, sans oublier les godemichets venus d’Angleterre et le harnachement qui permet de doter les filles d’une verge artificielle pour satisfaire les “sodomites honteux” ou les tribades mondaines. »

5Avec une telle carte des plaisirs sexuels, la capitale attire plus d’un visiteur qui prétexte un voyage d’affaires pour faire aussi sa petite affaire. Ni vu ni connu. Il suffit de payer ! De nouvelles pratiques sexuelles passent les frontières et uniformisent l’offre et la demande, ainsi : « La pratique de la fellation et du coït buccal, alors considérés par les moralistes comme la plus abjecte de toutes avec la sodomie, et que le professeur Ricord qualifiait naguère de “folie du nerf génito-labial”, est générale dans les tolérances de premier ordre » (Corbin, 1978).

Développement et diversification

6L’histoire du tourisme sexuel ne se confond pas avec celle de la prostitution : la/le touriste part pour satisfaire un désir, réaliser un fantasme, qui peuvent être interdits dans leur pays mais « tolérés » ailleurs.

7Dans Écoféminisme (1998), Maria Mies et Vandana Shiva rapportent que « La psychologue Berti Latza a réalisé une étude sur les hommes allemands qui visitent la Thaïlande comme touristes sexuels. […] ces hommes demandent que les femmes thaïlandaises les baignent et les nourrissent comme des bébés et qu’elles leur enduisent les fesses d’huile et de talc. » Les deux auteurs ajoutent : « Il semble que bien des hommes qui commandent une épouse philippine sur catalogue ou partent en voyage sexuel en Thaïlande, au Kenya ou en République dominicaine, sont incapables de développer une relation vraie, humaine, égalitaire, adulte et aimante avec une femme, mais peuvent uniquement traiter avec des femmes qui leur sont subordonnées […] » Elles expliquent que la technologie éloigne ces hommes (ils travaillent dans la bureautique, possèdent un ordinateur, circulent en avion, communiquent par Internet, etc.) de la nature, qu’ils n’ont aucun contact physique avec la terre, les animaux, les plantes, et ce depuis leur tendre enfance. Tout passe par des intermédiaires. « Plus l’homme moderne interpose de machines entre lui et la nature, plus, analysent-elles, il dissèque la nature et les femmes, plus il projette uniquement son désir sur des sections du tout, plus grande devient sa faim pour le tout original, sauvage, libre, femme et nature : plus il détruit et plus il a faim. » Elles condamnent de tels agissements mais cherchent à en saisir l’origine. « La nostalgie de l’enfance, relèvent-elles, et la quête d’affection maternelle se combinent souvent avec la recherche d’une patrie, de son chez soi, d’une appartenance, de sa place véritable ». Un constat déprimant, qui semble promettre au tourisme sexuel décomplexé, normalisé, encadré, un bel avenir et qui concerne aussi les femmes.

8Le journal israélien Ha’Aretz (publié dans Courrier International, n° 452, 1-7 juil. 1999) a publié une enquête intitulée « Tourisme sexuel : les femmes aussi ». Dafna Lewy Yanovitz relate la naissance de ce tourisme sexuel organisé à destination de la Thaïlande. Elle décrit comment Shirli « a tout essayé avant de rentrer épuisée en Israël annoncer la bonne nouvelle aux Israéliennes : “on nous avait dit que là-bas, on trouvait du sexe comme nulle part ailleurs ; on ne nous a pas menti.” Épuisée, mais satisfaite. » Elle est devenue guide pour ce tourisme spécial … En quoi les Thaïlandais sont-ils spéciaux ? Shirli répond : « D’abord, ils sont très beaux, très lisses. Environ 90 % des femmes en Israël se plaignent de ce que les hommes sont velus. Les Thaïlandais ne sont pas comme les hommes israéliens qui tirent leur coup, et c’est tout, sans jeux érotiques préliminaires. Les Thaïlandais sont patients, ils savent y faire. Ils sont attentifs aux réactions du corps de la femme. On n’imaginait même pas que cela puisse exister. » Ainsi, deux ou trois copines s’inscrivent pour un voyage en Thaïlande en expliquant à leurs époux qu’elles partent faire du shopping …

9Le film de Laurent Cantet, Vers le Sud (2005), avec Charlotte Rampling et Karen Young, inspiré du roman éponyme de Dany Laferrière, raconte l’histoire d’Américaines d’âge mûr qui paient Legba, un jeune Haïtien. Nous sommes en 1979, la situation politique sur l’île est non seulement terrible mais violente, et ce beau garçon qui fait chavirer le cœur des femmes finira par être assassiné. Il pratiquait avec une rare délicatesse son métier, laissant croire à ces femmes seules qui avaient renoncé au sexe et surtout à la séduction, qu’elles rayonnaient de charme et provoquaient le désir. Le Printemps arabe en Égypte a révélé la présence de veuves anglaises qui entretenaient des « compagnons » égyptiens plus jeunes qu’elles, sorte d’hommes à tout faire (à la fois, chauffeur, employé, cuisinier, jardinier et amant) qui une fois par semaine retournaient voir leurs femmes et leurs enfants … De nombreuses études soulignent cette « explosion » du tourisme sexuel féminin : des jeunes Japonaises ont des relations sexuelles tarifées avec des Thaïlandais, des Suédoises avec des Gambiens, en Jamaïque les beach boys sortent avec des Occidentales plus âgées qu’eux, comme à Cuba, alors qu’en Indonésie ils préfèrent les jeunes femmes.

10Depuis un quart de siècle le tourisme gay et lesbien s’est doté de sites Internet et de guides particulièrement précis et à jour, où l’on trouve aussi bien les descriptifs des « villages arc-en-ciel » des principales villes du monde, les hôtels et restaurants accueillants, que les saunas, hammams et boîtes de nuit à caractère sexuel (un site gay montréalais précise qu’en moins de dix minutes vous trouvez un partenaire). Grandement victime du sida, la communauté gay utilise ces pages d’information pour conseiller à chacun l’usage du préservatif, autrement dit de sortir couvert … Là aussi les études s’accordent pour pointer un tourisme qui occasionnellement devient sexuel : ce n’est pas le but premier, mais on se laisse faire …

11Entre les beach boys qui jouent de la « boyfriend experience » et les prostitué(e)s déclaré(e)s, il existe un très grand spectre de postures, de rapports de forces et d’acteurs, qui dépassent largement la seule relation entre les individus et impliquent des pays, des agences touristiques spécialisées dans l’offre de ces prestations, des stations balnéaires ou encore des petits villages moins occidentalisés, qui tous génèrent les conditions matérielles de possibilité du tourisme sexuel. Ces échanges impliquent des personnes de pays et de cultures différentes (culture sexuelle, familiale, maritale et économique) et convoquent, comme le montrent les éléments qui précédent, une vaste palette de situations communicationnelles allant du malentendu à la connivence en passant par les rapports de pouvoir et l’exotisation des personnes rencontrées comme moteur des fantasmes sexuels des Occidentaux.

Références bibliographiques

  • Corbin, A., Les Filles de noces. Misère sexuelle et prostitution au xixe siècle, Paris, Aubier, 1978.
  • Houellebecq, M., Plateforme, Paris, Flammarion, 2001.
  • Mies, M. et Shiva, V., Écoféminisme, Paris, L’Harmattan, 1998.
  • Paquot, Th., Le Voyage contre le tourisme, Paris, Etérotopia-France, 2014.
Thierry Paquot
ISCC
Thierry Paquot, philosophe de l’urbain, professeur des universités (Institut d’urbanisme de Paris/Upec), est chercheur en délégation à l’ISCC. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont L’Urbanisme c’est notre affaire ! (L’Atalante, 2010), Un Philosophe en ville (Infolio, 2011) et Repenser l’urbanisme (dir., Infolio, 2013).
Courriel : <th.paquot@wanadoo.fr>.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 09/09/2014
https://doi.org/10.3917/herm.069.0174
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