CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Depuis son installation en France, le mouvement féministe Femen, né en Ukraine en 2008, bénéficie d’une couverture médiatique peu égalée au regard du traitement journalistique habituellement réservé aux mobilisations collectives (Neveu, 1999). Cette couverture s’organise autour des actions du groupe protestataire : les activistes sont montrées manifestant seins nus, le torse peint de slogans. Elle participe à la valorisation d’un féminisme d’action et de militantes quasi-professionnelles, prêtes à tout pour défendre leur cause. Elle est surtout le lieu de la production discursive d’une certaine conception de l’émancipation féminine, s’appuyant sur la mise en scène de corps dénudés, alors érigés en armes contre le patriarcat et le sexisme. Cet article propose de revenir sur cette production discursive, en rendant compte de l’« identité publique » de Femen (Barbot, 1999) co-construite par les organes de presse et les membres du groupe (Lagneau et Lefébure, 2001). Il s’appuie sur l’analyse d’un corpus de 237 articles, soit l’ensemble des articles parus sur le collectif d’octobre 2009 (date du premier article publié en France) à septembre 2013 dans la presse française nationale généraliste (Aujourd’hui en France, La Croix, L’Express, Le Figaro, L’Humanité, Le Monde, Le Nouvel Observateur, Le Point, Libération) et spécialisée (Les Échos, Les Inrockuptibles, Paris Match, La Tribune). Il s’agit de porter une attention particulière à la constitution médiatique d’une figure de « féministe aux seins nus » et son inscription dans les rapports sociaux de genre et de race [1] (Hall, 2008). Sujette à des processus de sexualisation, cette figure médiatique valorise une féminité occidentale et installe discursivement un lien de causalité entre « blanchité » (Dyer, 1997) et émancipation. Pour le montrer, nous nous attardons sur deux temps de la médiatisation de Femen – celui de son arrivée en France et l’affaire Amina –, chacun activant un ressort différent de la construction de l’identité du mouvement dans la sphère publique (Fraser, 2001).

L’Amazone, entre érotisation et méthodes viriles

2Un des premiers temps forts de la médiatisation de Femen est son installation en France en septembre 2012, avec l’arrivée d’une des leaders de la branche ukrainienne Inna Shevchenko. Avec 72 articles qui lui sont consacrés entre septembre 2012 et mars 2013, le mouvement se trouve élevé au rang d’« événement médiatique » (Neveu et Quéré, 1996). Les ressorts de cette médiatisation relèvent d’un véritable storytelling en plusieurs épisodes : de la lutte contre la prostitution et la corruption en Ukraine à la destruction de la croix à Kiev en soutien au groupe Pussy Riots, en passant par l’arrestation musclée en Biélorussie et l’échappée belle d’Inna Shevchenko en France. Par cette mise en récit, les médias font sens avec un mouvement dont les membres se revendiquent comme « praticiennes et non théoriciennes » (Le Nouvel Observateur, 4 avr. 2013) et qui se constitue au moyen d’une performance permanente, à travers une série d’actions proches du happening. Durant les six premiers mois du mouvement en France, une faible attention est portée aux revendications des Femen au profit de la dimension spectaculaire des actions collectives, forgeant l’image d’une activiste à la fois érotique et combattante, ancrée dans la mythologie de l’Amazone. Celle-ci émerge dans les nombreuses photographies à l’appui des articles, montrant les Femen en confrontation physique avec les forces de l’ordre ou des ennemis déclarés, ou posant seins nus, la tête couverte d’une couronne de fleur, les points fermés, le regard droit – on peut citer à ce titre la une des Inrockuptibles du 1er janvier 2013 et celle de Libération du 6 juin 2013. Elle s’accompagne d’une forte esthétisation du mouvement et de la production visuelle d’une figure de féministe correspondant à un modèle idéal de féminité blanche : jeunesse, blondeur, corps nus, minces, épilés.

3Le versant combattant de l’Amazone est quant à lui présent dans la médiatisation de Femen dès les premiers articles en juin 2012. Se trouvent ainsi valorisés un mélange « de fierté, de force et d’indépendance » (Leduc, 2008) et l’appropriation de méthodes viriles, à l’image du reportage photo de Paris Match (21 juin 2012) réalisé lors des actions menées contre la prostitution pendant l’Euro 2012 de football. On y voit les membres de Femen les poings en l’air, criant et brandissant des pancartes dans la foule, puis traînées à terre par un service d’ordre. Le reportage s’accompagne de légendes courtes, qui insistent sur la lutte à la fois physique et politique : « militante », « résistante », « maîtrisée ». Par la suite, la dimension guerrière est mise en avant : qualifié de « guérilla féministe » « à la pointe du combat », Femen installe son « camp d’entraînement » à « la guerre du féminisme » au Lavoir Moderne (Paris Match, 19 sept. 2012). Cette image se nourrit du récit des épreuves et affrontements physiques surmontés par les membres du groupe. « Menacées de mort », « torturées » en Biélorussie (Les Inrockuptibles, 10 sept. 2012), puis « prises à partie et rouées de coups » (Le Monde, 18 févr. 2013), « passées à tabac » (Le Nouvel Observateur, 28 nov. 2012) par le groupe d’extrême droite Civitas, les Femen se voient promues au rang de combattantes héroïques face à des individus violents et dangereux (Cassagnes-Brouquet et Dubesset, 2005). Mais la presse présente également les Femen comme « assumant » leur relation stratégique aux médias, en qualifiant par la voix des activistes le topless d’« arme de médiatisation massive » (Le Nouvel Observateur, 20 sept. 2012) et en révélant la mise en scène sous-jacente à toute action – Shevchenko est ainsi dépeinte en mars 2013 criant après les jeunes recrues : « Fais l’anguille, lève le poing, regarde la caméra ! » (Aujourd’hui en France, 24 mars 2013).

4L’explicitation de la stratégie du mouvement s’impose comme un des rouages de la conception de l’émancipation féminine élaborée par la presse à son sujet. Les seins nus se donnent alors à voir comme le fruit d’une action « consciente », « choisie ». Ils sont expressément érigés en manifestation ultime de l’affranchissement de la domination masculine : pour les Femen, ils sont symboles de liberté – « Le topless […] c’est d’abord une façon de dire : “Je suis libre, je n’ai plus de complexes !” » (Le Monde, 7 mars 2013) –, de réappropriation du corps et de déstabilisation du patriarcat. Un tel discours participe à créer l’image d’un féminisme défini comme « moderne » et « pop », en tant qu’il fait un usage tactique et décomplexé du corps dénudé, et s’oppose à des ennemis – le régime ukrainien, l’Église catholique – dépeints par la presse et les Femen comme rétrogrades et sexistes. La rhétorique du choix a néanmoins des effets ambivalents : elle semble autoriser et légitimer le regard sexualisant des journalistes, en dédouanant ces derniers de la responsabilité de conforter un certain sexisme (McRobbie, 2009). Ce regard se manifeste dans les descriptions laudatives des militantes, alors renvoyées à des attributs physiques – Inna Shevchenko se voit présentée comme une « frêle jeune femme, le visage encadré par de longs cheveux blonds, aux yeux d’un vert profond » (Aujourd’hui en France, 24 mars 2003) – et dans leur érotisation parfois explicite, à l’instar de cet article des Inrockuptibles (10 sept. 2012) évoquant la « moue boudeuse » d’Oksana Chatchko « allongée nonchalamment dans un coin du deux pièces qui fait office de QG ». Ces portraits rendent compte de la production d’un univers fantasmé, mobilisant l’imaginaire d’une sexualité mystifiée, propre au stéréotype de la féminité ukrainienne. Ils révèlent aussi les conditions d’accès à la publicité du mouvement : la circonscription de l’émancipation à l’action dirigée contre un ennemi spécifique, ouvertement sexiste et socialement disqualifié, par des femmes répondant à un modèle de féminité hégémonique valorisé dans les médias.

La féministe blanche, incarnation de l’émancipation

5La figure mythologique et sexualisée de l’Amazone à laquelle renvoie l’identité publique des Femen s’ethnoracialise [2] lorsque la couverture presse du collectif se territorialise en Tunisie d’avril à août 2013, soit plus de trois ans après le début d’une existence médiatique plutôt axée sur l’Ukraine et la France. La blanchité des militantes apparaît alors implicitement et en creux du discours (Brekhus, 2005), face à un stéréotype qui incarne le paroxysme de la soumission aux hommes dans les imaginaires médiatiques, celui de la musulmane voilée (Deltombe, 2007). La représentation de ces deux figures matérialise une frontière symbolique entre l’Occident et les pays arabo-musulmans qui active le mythe du « choc des civilisations », le féminisme et l’égalité étant présentés comme caractéristiques du premier, tandis que l’oppression sexiste définirait le second. Cet antagonisme est mis en scène lors de « l’affaire Amina », qui débute avec une photo postée sur Facebook d’une jeune Tunisienne poitrine nue, sur laquelle est peint le slogan « Mon corps m’appartient, il n’est l’honneur de personne ». Amina Sboui, à l’origine de la photo, fait alors l’objet de plusieurs chefs d’accusation dans son pays, dont « atteinte aux bonnes mœurs » et « association de malfaiteurs ».

6Pendant cinq mois, l’affaire focalise l’attention des quotidiens et hebdomadaires de gauche et de droite (158 articles), qui voient en Amina la « première Femen tunisienne » pour avoir exposé sa poitrine dans un pays qui recommande aux femmes de se couvrir et, dans les conséquences familiales et juridiques de son geste, la confirmation de l’archaïsme et du sexisme intrinsèque de la Tunisie. Une telle stéréotypisation de ce pays et de ses habitants s’appuie dans un premier temps sur la description de la réaction violente de la famille d’Amina Sboui à l’exposition publique de son corps : « la jeune femme, “pourtant majeure” serait mise “sous camisole chimique”, comme le résume crûment Caroline Fourest. “Séquestrée et gavée de médicaments par sa famille, avec la complicité de la police et d’associations qui se taisent” » (Paris Match, 5 avr. 2013). Elle s’appuie dans un second temps sur la réprobation générale du geste d’Amina au sein de la société tunisienne. Libération fait ainsi état du manque de soutiens tunisiens, y compris dans le « camp moderniste » (Libération, 31 mai 2013). Les féministes tunisiennes, a priori alliées « évidentes », sont citées comme réprouvant son acte : « Féministe proclamée […] l’historienne Raja Bahri […] est sans états d’âme. “Amina ? Oh, là, là ! Je condamne ! Si c’était ma fille, je condamnerais aussi !” » (Marianne, 6 avr. 2013). À travers ces discours, la presse tend à produire l’image d’une figure singulière personnifiée par Amina Sboui, celle de la musulmane émancipée face à l’ensemble d’une communauté défendant des valeurs opposées à la modernité occidentale.

7Lors de la médiatisation de cette affaire, la signification donnée à l’affranchissement de la domination masculine renvoie aux possibilités qu’ont les Tunisiennes d’exposer leur corps et non pas, par exemple, à celles d’accéder aux sphères de pouvoir ou à l’égalité salariale. Cette définition restreinte de l’émancipation s’appuie sur la couverture positive donnée à l’action d’Amina Sboui, alors configurée en « problème public » (Cefaï, 1996). La plupart des tribunes libres publiées qualifient la protestation de la jeune fille d’acte fondateur du processus de libération des femmes dans ce pays du Maghreb, à l’image de l’article d’opinion rédigé par la féministe iranienne Maryam Namazie qui parle de « nouveau mouvement de la libération de la femme » où « face au voile et à l’islam, la nudité représente un enjeu important » (Libération, 12 juin 2013). Les seins nus se voient également élevés au rang d’instrument d’une lutte contre le sexisme et de gage d’émancipation, à disposition de toutes les femmes, quel que soit le contexte. Femen profite en effet de l’affaire pour se positionner en tant que mouvement féministe international, revendiquant le droit de porter un discours universel sur la cause des femmes. « Il n’y a pas de “white feminism”, il y a des droits universels. Pourquoi les droits des femmes au Maghreb seraient différents de ceux des Américaines ou des Européennes ? », précise Inna Shevchenko dans Libération (6 juin 2013), répondant en même temps aux accusations d’ethnocentrisme liées à cet « universel féministe » formulées au sein d’autres arènes que celle de la presse écrite, à l’exception d’une tribune parue dans Le Monde (13/06/2013). La nudité des corps des femmes est ainsi idéalisée, présentée comme un acte politique de résistance face à toutes les formes de domination masculine. Elle se donne à voir comme l’apanage de jeunes femmes blanches, libres parce que dévêtues, face aux femmes musulmanes, soumises parce que voilées.

8La reconnaissance sociale et médiatique des Femen légitime dès lors une définition de l’émancipation des femmes dans la sphère publique où être libre, c’est transgresser l’interdit de montrer sa poitrine. Or, parce que ce discours sociohistoriquement situé s’articule à une sexualisation du corps des activistes, il est significatif de l’existence d’un cadre implicite au sein de cette arène de débats qui régule la possibilité des femmes à porter des revendications féministes, celles-ci devant répondre à un modèle de féminité hégémonique et ethnocentré. Loin de mettre au centre les thématiques du racisme et sexisme systémiques, ce cadre semble au contraire les évacuer, interrogeant les possibilités de leur évocation dans les médias d’information.

Notes

  • [1]
    La race ne renvoie pas à une réalité biologique, mais à un rapport social. Certaines caractéristiques physiques sont perçues comme des signifiants, qui induisent son existence sociale.
  • [2]
    Le processus d’ethnoracialisation renvoie à la constitution sociodiscursive d’une frontière entre les « blancs » et les « nonblancs ».
Français

À travers l’étude de la médiatisation du mouvement féministe Femen, cet article rend compte de la production discursive de l’« émancipation ». Associée à la figure de l’Amazone et de la femme nue donc libérée, l’émancipation est ici incarnée par les seins découverts, érigés en véritable « arme » contre le sexisme. Elle présente pourtant deux revers : en empruntant la rhétorique du choix, elle ouvre la voie à la sexualisation des membres Femen ; en s’opposant à la « musulmane voilée », elle s’ancre dans l’imaginaire de la blanchité.

Mots-clés

  • féminisme
  • émancipation
  • médiatisation
  • sexualisation
  • blanchité

Références bibliographiques

  • En ligneBarbot, J., « L’engagement dans l’arène médiatique : les associations de lutte contre le sida », Réseaux, n° 95, 1999, p. 155-196.
  • En ligneBrekhus, W., « Une sociologie de l’“invisibilité” : réorienter notre regard », Réseaux, n° 129-130, 2005, p. 243-272.
  • Cassagnes-Brouquet, S. et Dubesset, M., « La fabrique des héroïnes », Clio. Histoire, femmes et sociétés [En ligne], n° 30, 2009, mis en ligne le 27 janvier 2010. En ligne sur : <clio.revues.org/9353>, consulté le 9/4/2014.
  • En ligneCefaï, D., « La construction des problèmes publics : définition de situations dans des arènes publiques », Réseaux, n° 75, 1996, p. 43-66.
  • En ligneDeltombe, T., L’Islam imaginaire. La construction médiatique de l’islamophobie en France, 1975-2005, Paris, La Découverte, 2007.
  • Dyer, R., White, Londres/New York, Routledge, 1997.
  • En ligneFraser, N., « Repenser la sphère publique : une contribution à la critique de la démocratie telle qu’elle existe réellement », Hermès, n° 31, 2001, p. 125-156.
  • Hall, S., « Le blanc de leurs yeux. Idéologies racistes et médias » (1995), in Hall, S., Identités et cultures. Politique des cultural studies (éd. établie par Cervulle, M.), Paris, éditions Amsterdam, 2008, p. 259-264.
  • Leduc, G. (dir.), Réalités et représentations des Amazones, Paris, L’Harmattan, coll. « Des idées et des femmes », 2008.
  • Lefébure, P. et Lagneau, E., « Les mobilisations protestataires comme interactions entre acteurs sociaux et journalistes », in Gerstlé, J. (dir.), Les Effets d’information en politique, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 55-81.
  • McRobbie, A., The Aftermath of Feminism. Gender, Culture and Social Change, Londres, Sage Publications, 2009.
  • En ligneNeveu, E., « Médias, mouvements sociaux, espaces publics », Réseaux, n° 98, 1999, p. 17-85.
  • Neveu, E. et Quéré, L., « Présentation : Le temps de l’événement », Réseaux, n° 75, 1996, p. 5-21.
Marion Dalibert
Université Lille 3
Marion Dalibert est docteure en sciences de l’information et de la communication. Ses travaux portent sur la représentation des groupes sociaux dans les médias et sur l’accès à l’espace public des minorités. Chercheuse au Groupe d’études et de recherche interdisciplinaire en information et communication (GERIICO), elle enseigne à l’université Lille 3 Charles-de-Gaulle.
Nelly Quemener
Université Sorbonne Nouvelle
Nelly Quemener est maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université Sorbonne nouvelle, Paris 3, et membre du laboratoire Communication, information, médias (CIM), équipe « Médias, cultures et pratiques numériques » (MCPN). Docteure en SIC, elle est l’auteure de l’ouvrage Le Pouvoir de l’humour. Politiques des représentations dans les médias en France (Armand Colin, 2014) et rédactrice en chef de la revue Poli – Politique de l’image.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 09/09/2014
https://doi.org/10.3917/herm.069.0169
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour CNRS Éditions © CNRS Éditions. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...