1Située à la confluence de tensions afférentes à la sexualité, aux relations de genre, à la mondialisation économique et à la « monétarisation » des rapports sociaux, la prostitution suscite des discours et des jugements de valeur diamétralement opposés, étroitement associés à des postures discordantes sur les modalités de son encadrement sociétal. Plus précisément, le spectre des conceptions en la matière se déploie entre deux pôles antagoniques, selon que l’on considère la relation prostitutionnelle comme un échange contractuel (une prestation de service contre rémunération) ou, au contraire, comme un asservissement impliquant la mise à disposition d’un corps pour satisfaire le plaisir d’autrui.
2Afin de rendre intelligible la véhémence singulière d’une telle controverse, cette contribution s’efforce d’expliciter le conflit axiologique qui sous-tend les argumentaires militants, avant de le rapporter aux mutations récentes de la normativité sexuelle dans nos sociétés occidentales.
Concurrence lexicale et désaccords sémantiques autour d’une qualification
3Du fait de ces dissensions, les expressions utilisées pour nommer la prostitution sont fortement connotées et signifient généralement l’appartenance du locuteur à une communauté d’opinion : tandis que certains la désignent en tant que « commerce de services sexuels » ou « travail du sexe », d’autres évoquent une « marchandisation du corps », voire une « exploitation sexuelle », prenant place dans un « système » prostitutionnel [1]. Il en est de même concernant la qualification des acteurs impliqués dans l’activité considérée, puisqu’il peut être question de « travailleur(se)s du sexe », de « professionnel(le)s du sexe » ou de « personnes prostituées » (une dénomination moins neutre qu’il n’y paraît, car le plus souvent l’usage de la forme passive vise à suggérer qu’elles subissent cette condition). Lorsque les intéressées sont de nationalité étrangère, il arrive fréquemment qu’elles soient identifiées en tant que « victimes de la traite » et, de la sorte, érigées en figures paradigmatiques de « l’esclavage prostitutionnel » par les militants condamnant la prostitution, tandis que leurs opposants défendant l’existence de la sexualité vénale se réfèrent à un tout autre signifié, puisqu’ils utilisent la même locution pour distinguer ces migrantes des « vraies » prostituées. Enfin, il y a quelques années, les termes de « prostitueurs » et « prostituants » ont fait leur apparition pour mettre en cause le comportement de ceux que le langage courant qualifie encore majoritairement de « clients ».
4La plupart de ces énoncés s’inscrivent dans des espaces terminologiques distincts – se rapportant plutôt au champ sémantique du travail ou à celui de l’oppression – et contiennent expressément une évaluation relative à la légitimité morale du phénomène prostitutionnel (en lui conférant un caractère professionnel ou, à l’opposé, en l’appréhendant comme une question éthique de première importance). Ces actes de nomination engagent ainsi de façon exacerbée une « dialectique de qualification-disqualification » par laquelle le choix de certains traits distinctifs s’accompagne d’une condamnation de la conception défendue par la partie adverse (Cayla, 1993). Mais nombre de ces discours comprennent de surcroît une teneur normative implicite : caractériser la prostitution comme une prestation parmi d’autres au sein de la sphère des échanges marchands ou comme une pratique relevant de l’esclavage revient également à se prononcer sur le traitement juridique qu’il faut lui appliquer (sa reconnaissance légale ou sa prohibition, à divers degrés : pénalisation du proxénétisme, de « l’achat d’actes sexuels », etc.). Finalement, cet enchevêtrement de dimensions factuelle, évaluative et prescriptive propre aux énoncés tenus sur le fait prostitutionnel favorise à l’extrême une polarisation des débats, puisqu’en la matière, des conceptions divergentes de ce qui est et de ce qui doit être s’entretiennent et se supportent mutuellement pour se cristalliser sous la forme d’un antagonisme moral et politique irréductible. Pour cette raison, il n’est pas rare que la réalité concernée donne lieu à des dialogues particulièrement conflictuels dans lesquels les interlocuteurs s’engagent sur le terrain de l’attaque ad hominem, cherchant à discréditer leur contradicteur à défaut d’en discuter les arguments.
L’opposition axiologique contenue dans la controverse
5Pour comprendre l’ampleur de ces dissensions entourant la prostitution, il importe d’identifier les principes éthiques sous-jacents aux différentes options partisanes, en explorant leur structure terminologique et sémantique. Pour cela, nous nous attarderons successivement sur les notions de « consentement » et de « dignité » autour desquelles s’articulent la plupart des argumentaires et qui, de par leur caractère polémique, n’acquièrent leur pleine signification qu’au regard de leur dévalorisation réciproque.
6La référence au consentement et à la consistance de sa manifestation dans l’exercice de la sexualité vénale (mais aussi à la question du libre arbitre des prostituées, qui se rapporte à cette même thématique) constitue un aspect récurrent des débats. Il est possible d’identifier deux principaux points de désaccord à ce propos. Le premier concerne les conditions empiriques de la relation prostitutionnelle et consiste à se demander si elles permettent l’expression d’un consentement authentique. Le second porte sur le caractère suffisant de ce consentement en référence à la nature intrinsèquement morale ou immorale de l’acte prostitutionnel, c’est-à-dire indépendamment des circonstances dans lesquelles celui-ci peut s’inscrire (Campagna, 2011) [2].
7Ces deux catégories d’arguments se révèlent néanmoins étroitement interdépendantes, puisqu’en réalité la valeur accordée au consentement à la prostitution détermine en amont la teneur des considérations appréciant sa validité. Cela apparaît clairement à travers le thème de la contrainte économique qui justifie, selon certains, de tenir ce consentement pour vicié. En effet, la nécessité dans laquelle se trouve généralement la prostituée de devoir subvenir à ses besoins n’acquiert un aspect sacrificiel que si l’on présume implicitement qu’un tel usage de la sexualité est attentatoire à l’intégrité psychique et corporelle. C’est d’ailleurs à l’aune de cet aspect sacrificiel que l’on peut interpréter l’insistance avec laquelle certains argumentaires recherchent, dans la trajectoire biographique des intéressées et jusqu’à leur enfance, des signes de maltraitance qui expliqueraient (à défaut d’une contrainte véritable) leur engagement dans une carrière prostitutionnelle. C’est également dans le but d’identifier les traces laissées par ce sacrifice identitaire que ceux-ci procèdent au relevé exhaustif des symptômes psychiatriques (dépression, dissociation schizophrénique, addictions, etc.) censés venir témoigner de leur souffrance morale et permettre d’assimiler leur parcours à une démarche suicidaire (David, 2008). À l’opposé, si l’on estime que la dimension sexuelle de la vie humaine ne doit pas être sacralisée, il n’y a aucune raison de présumer que la personne se prostituant renoncerait à une composante centrale de son identité au prétexte qu’elle vise, comme la plupart des travailleurs, l’obtention d’une rémunération. Il en est de même des arguments examinant l’authenticité du consentement à la prostitution à l’aune de la non-réciprocité de désir entre la prostituée et son client : alors que sa facticité est mise en avant par les tenants d’un consentement sexuel ancré dans l’intimité profonde du sujet, leurs adversaires le considèrent comme un acte de la volonté et refusent qu’il soit ainsi rapporté à la subjectivité d’un état mental. À ce titre, ils soutiennent que celui-ci serait au contraire singulièrement libre et éclairé s’agissant de sexualité vénale, puisque les modalités de la relation (contenu du rapport sexuel, durée, prix, lieu) sont toujours au préalable explicitement négociées.
8Concernant la dignité, les désaccords que suscite ce concept équivoque se cristallisent pour l’essentiel sur la question de savoir si l’atteinte à la dignité peut survenir à l’occasion de l’activité prostitutionnelle (de même que dans toute autre activité sociale) ou si cette sorte d’interaction doit être tenue pour intrinsèquement attentatoire au respect de la condition humaine (c’est-à-dire quelle que soit la forme qu’elle revêt) (Campagna, 2008).
9Ainsi, certains appréhendent la dignité comme une « qualité attachée à la personne humaine » pouvant être « opposée par l’homme à des tiers » (Girard et Hennette-Vauchez, 2005). Attenante à la conception moderne des droits de l’homme, cette acception de la notion permet de requérir une protection (de l’État, des collectivités publiques, etc.) et présuppose une égale reconnaissance entre les êtres humains. Elle est mobilisée par des associations militant en faveur de la « décriminalisation » de la prostitution afin de dénoncer le traitement discriminant que subissent les prostituées et de réclamer le respect de certains « droits humains fondamentaux ». Dans cette perspective – selon laquelle il revient à chacun d’apprécier pour soi-même ce qui est ou non à la hauteur de sa dignité –, la sexualité vénale est donc jugée pleinement compatible avec le respect de ce principe, et seules ses conditions d’exercice peuvent être considérées comme étant parfois à l’origine de certains abus.
10D’autres argumentaires envisagent la dignité comme un « attribut de l’humanité », c’est-à-dire comme une source d’obligations incombant à toute personne en vertu de son appartenance au genre humain et pouvant justifier la protection de l’homme contre lui-même (Ibid.). Cette interprétation de la notion est la plus utilisée (et la plus commentée) dans la controverse car, outre le fait qu’elle a été consacrée par de nombreux États européens à l’occasion de la convention de l’Organisation des Nations unies (ONU) du 2 décembre 1949 marquant le triomphe du courant « abolitionniste [3] », elle constitue une référence majeure des écrits plaidant pour la disparition de la prostitution. Cette invocation de la dignité permet en effet d’inscrire une telle revendication dans un registre universaliste se situant au-delà de la morale personnelle : c’est la valeur supérieure de l’humanité qui est ainsi convoquée afin de prévaloir sur certains choix individuels et, en particulier, de contester la valeur du consentement à la prostitution. Par ailleurs, se revendiquant de l’héritage de la philosophie kantienne (notamment de l’impératif moral selon lequel il ne faut jamais traiter autrui uniquement comme un moyen mais toujours aussi comme une fin en soi), elle permet d’insister sur le caractère intolérable d’une violation perçue comme consubstantiellement physique, mentale et symbolique. En effet, selon cette perspective, faire d’un acte sexuel l’objet d’une contrepartie vénale constitue une illustration extrême de la manière dont un être humain peut se voir réduit au statut de chose.
11En définitive, il est possible de soutenir que le fait prostitutionnel cristallise certaines tensions relatives à la libre disposition de soi dans nos sociétés occidentales marquées par l’érosion des normativités traditionnelles. À travers cette controverse s’exprime de façon paroxystique l’opposition fondamentale existant entre la défense de l’autonomie personnelle et l’affirmation de certaines valeurs transcendantes devant s’imposer à chacun. Or, cette antinomie concernant le traitement sociétal des corps et de la sexualité vient pour partie s’incarner dans les régimes étatiques d’encadrement de l’activité prostitutionnelle coexistants de par le monde. Ainsi, la qualification très étendue du délit de proxénétisme en droit français – permettant de pénaliser des comportements dénués de toute dimension contraignante ou ne donnant lieu à aucune contrepartie financière (assistance, fourniture de locaux, etc.) – trouve son fondement dans la présomption selon laquelle la prostitution constitue par essence une atteinte à la dignité humaine (Danet, 2006). À l’opposé, l’orientation adoptée par les Pays-Bas, refusant de statuer sur la légitimité morale du phénomène prostitutionnel et ayant accordé un statut professionnel aux prostituées, revient à privilégier la liberté des choix individuels dans les domaines se rapportant à la disposition de son corps.
« Revenir à l’histoire » pour éclairer le caractère problématique de la prostitution
12S’il est donc possible d’affirmer que ce conflit idéologique renvoie à des conceptions divergentes du bien commun qui ne sont pas réductibles à la question prostitutionnelle, ce seul constat demeure insuffisant pour expliquer la nature éminemment problématique de la sexualité vénale dans nos sociétés contemporaines. Pour cette raison, il semble indispensable d’explorer plus avant l’imaginaire collectif – historiquement situé – sous-tendant notre appréhension de l’expérience prostitutionnelle, en le rapportant aux mutations récentes de la normativité sexuelle et des relations de genre.
13Rappelons tout d’abord que dans les sociétés patriarcales des siècles passés, le qualificatif de « prostituée » venait marquer et disqualifier des femmes soustraites aux lois de l’échange matrimonial (et, plus largement, ayant transgressé les attentes associées au comportement féminin), tout en les cantonnant dans l’infamante fonction de contenir les excès de la concupiscence masculine (Karras, 1999). Ainsi, le caractère transgressif du fait prostitutionnel résidait essentiellement dans la luxure et l’infécondité, non dans la transaction vénale pouvant lui être associée (comme en atteste le fait qu’il n’existait pas de véritable démarcation entre les notions de « débauche » et de « prostitution » [4]). Or, s’il est évident que certaines survivances de cet ordre matrimonial traditionnel participent toujours de la condition dégradée des intéressées, tout indique néanmoins que – devant la révolution que constitue la remise en cause de l’opposition hiérarchique des sexes au nom de l’égalité, mais aussi la déliaison entre morale sexuelle et institution du mariage (Théry, 2002) – une autre « économie normative » soit actuellement à l’œuvre pour soutenir la stigmatisation des acteurs engagés dans une forme de sexualité vénale et nourrir les dissensions à ce propos.
14En effet, la « prophétie » foucaldienne selon laquelle le « dispositif de sexualité » remplacerait probablement un jour le « dispositif d’alliance » ancestral (dans lequel la légitimité des pratiques sexuelles était fortement tributaire du statut des partenaires et ordonnée à la reproduction sociale) semble aujourd’hui en passe de se réaliser. Ce processus a donné lieu à un approfondissement de la normalisation des conduites sexuelles (malgré une permissivité certaine à l’égard des diverses préférences pouvant s’exprimer en ce domaine), enjoignant chacun à chercher les indices de son identité profonde dans sa sexualité et à référer le moindre trouble à un spécialiste de la scientia sexualis (sexologue, psychologue) [5]. En ce sens, il paraît pertinent d’attribuer l’ampleur de la controverse relative à la prostitution au fait que l’appréciation portée sur cette activité revient toujours aussi à défendre la cohérence de sa propre vie sexuelle, dans un contexte où le sexe est devenu un marqueur central de l’individualité et où les « orientations intimes » en la matière fonctionnent comme des « grilles de lecture » de la réalité sociale (Bozon, 2001). D’ailleurs, le conflit idéologique précédemment évoqué oppose les deux orientations majeures caractérisant cette morale sexuelle contemporaine : d’une part une conception fonctionnelle des échanges sexuels, entretenue par la doctrine sexologique, en tant que composante essentielle de l’épanouissement personnel, et d’autre part une approche à caractère psychologique, appréhendant le fait sexuel comme une expérience primordiale inscrite dans les affects du sujet désirant.
15Il convient également d’ajouter que cette substitution du dispositif de sexualité au dispositif d’alliance s’est accompagnée d’un resserrement de la normativité sexuelle autour de la protection du consentement, devenu ces dernières décennies le critère fondamental de distinction entre le licite et l’illicite (mais aussi entre les comportements sains et pathologiques) (Marquet, 2004) ; une évolution témoignant d’une sensibilité accrue aux agressions sexuelles, imputable tant à la psychologisation de la vie sociale qu’aux recompositions des relations de genre. Ainsi, alors que la femme représenta durant de nombreux siècles la médiatrice des dangers de la chair, nous assistons à un renversement complet à cet égard, puisque c’est le corps de l’homme qui incarne à présent la possibilité permanente de la transgression sexuelle (Théry, 2002). C’est sans doute cette mutation radicale qui permet d’expliquer, dans une large mesure, la prééminence dont dispose désormais en France (et de nombreux autres pays) le courant abolitionniste assimilant l’acte prostitutionnel à une violence sexuelle (puisqu’il est essentiellement au service d’un désir masculin, assouvi au moyen d’une supériorité financière) [6], ainsi que l’adoption récente par l’Assemblée nationale d’une proposition de loi (devant encore être examinée par le Sénat pour être promulguée) prévoyant la pénalisation des hommes ayant recours à la sexualité vénale.
Notes
-
[1]
Ajoutons que les adjectifs qualificatifs ont une importance particulière dans cette controverse lexicale : si, pour certains, il peut sembler opportun d’effectuer une différenciation entre une forme de « prostitution » dite « libre » et une autre qualifiée de « forcée », d’autres jugent cette distinction erronée, estimant que la pratique de cette activité est incompatible avec l’état de liberté (Campagna, 2008).
-
[2]
Ruwen Ogien (2007) a également mis en exergue l’existence de ce double registre dans un article cherchant à démontrer « l’incohérence des critiques des morales du consentement » en matière notamment de sexualité.
-
[3]
Le préambule de cette Convention pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui (dont la France est signataire) affirme que « la prostitution et le mal qui l’accompagne, à savoir la traite des êtres humains en vue de la prostitution, sont incompatibles avec la dignité et la valeur de la personne humaine et mettent en danger le bien-être de l’individu, de la famille et de la communauté ».
-
[4]
D’ailleurs, pour certains théologiens du second Moyen Âge, la rémunération permettait au contraire d’instiller une part de mesure dans la débauche, et par conséquent atténuait sa gravité (Rossiaud, 2010).
-
[5]
« C’est par le sexe, point imaginaire fixé par le dispositif de sexualité, que chacun doit passer pour avoir accès à sa propre intelligibilité (puisqu’il est à la fois l’élément caché et le principe producteur de sens), à la totalité de son corps (puisqu’il en est une partie réelle et menacée et qu’il en constitue symboliquement le tout), à son identité (puisqu’il joint à la force d’une pulsion la singularité d’une histoire). » (Foucault, 1976)
-
[6]
Déjà au début des années 1980, André Béjin a mis en exergue le fait qu’avec l’instauration d’une nouvelle « démocratie sexuelle » valorisant les rapports mutuellement satisfaisants, l’obtention de plaisir au cours de relations inégalitaires est devenue illégitime puisqu’assimilée à un « rapt de jouissance » (Béjin, 1982).