1« Baiser sans capote, ça vous fait jouir ? » En 1999, ce slogan d’Act Up-Paris lors de la marche des fiertés lesbiennes gays bis et trans à Paris marque un tournant dans les débats publics autour de la prévention du VIH/sida. Mais que traduit la colère des activistes ? Depuis plusieurs années, les observateurs de l’épidémie ont constaté que la norme de l’usage du préservatif, jusqu’alors indiscutable, s’érode. Les explications sont nombreuses : la lassitude face à la prévention, près de quinze ans après le début de l’épidémie ; l’optimisme face aux nouveaux traitements, disponibles depuis 1996, et qui entraînent une moindre vigilance face au VIH ; ou l’arrivée sur le marché sexuel d’une nouvelle génération qui n’a pas connu les ravages de l’épidémie. Une chose est sûre : la prévention du VIH/sida s’affirme comme un problème de santé publique (Girard, 2013).
2Au-delà de la singularité de débats qui concernent avant tout les hommes gays, les controverses autour du risque du VIH éclairent des transformations plus profondes du gouvernement contemporain des sexualités minoritaires. Car les constats de santé publique mettent au défi les normes de prévention, qui placent au cœur des discours de prévention une figure de l’individu responsable et rationnel. Mais ces constats fragilisent également l’idée d’une « communauté » homosexuelle et des normes qui la sous-tendraient.
Au commencement : le bareback
3La question d’Act Up-Paris, en juin 1999, vise avant tout la communauté homosexuelle elle-même. Car depuis quelques années, un nouveau phénomène minoritaire y a été identifié : le bareback. Le terme, emprunté à l’argot américain des États-Unis, désigne la revendication de pratiques sexuelles sans préservatif et, pour certains hommes, la revendication de la prise de risque. Catégorie polysémique et controversée, le bareback va cristalliser les débats autour de la prévention entre 1999 et 2002 (Le Talec, 2007). Pour autant, l’émergence de ce phénomène ne doit pas masquer que les pratiques sexuelles sans préservatif ont toujours été rapportées, même au plus fort de l’épidémie. Cependant, ces comportements ont longtemps été considérés comme l’effet d’un relâchement ponctuel, ne remettant pas en question la norme du préservatif. Le bareback s’en différencie : il s’agit non seulement de pratiques régulières, mais en plus, celles-ci sont revendiquées, au nom du plaisir et de la liberté individuelle.
4La controverse éclate entre les militants d’Act Up et deux écrivains séropositifs (Guillaume Dustan et Érik Rémès), qui racontent dans leurs romans leurs expériences de sexe sans préservatif. Au cœur des débats, c’est la notion de responsabilité qui est en jeu. Pour les militants d’Act Up, la norme du préservatif fonde une communauté responsable et consciente d’elle-même (Broqua, 2006). Pour les écrivains « barebackers », la communauté de destin qu’est la séropositivité entraîne une réévaluation des consignes de prévention : étant déjà infectés, ils optent pour des rapports sans préservatif avec d’autres hommes séropositifs. La responsabilité sanitaire devient alors une question individuelle. S’agit-il de deux positions inconciliables ?
Une controverse associative
5Si les interpellations médiatiques d’Act Up-Paris ont contribué à poser les termes du problème, tous les acteurs de la lutte contre le VIH/sida ne partagent pas leur vision. Dès le début des années 2000, AIDES choisit ainsi de développer sa propre voie sur le sujet. Les intervenants de l’association font le constat, dans leurs actions de terrain auprès des gays, de la difficulté à faire passer un message uniquement centré sur le préservatif. Certains d’entre eux constatent également le décalage avec leurs propres pratiques. Un groupe de travail de l’association élabore donc une approche de « réduction des risques », fondée sur des techniques alternatives au préservatif (le retrait avant éjaculation, par exemple).
6Dès lors, le conflit autour de la prévention se déplace sur le terrain associatif. Act Up-Paris accuse AIDES de légitimer les prises de risque. Et cette dernière reproche aux activistes leur point de vue purement « idéologique », oubliant la complexité des réalités vécues par les hommes gays. Entre les deux organismes, les tensions sont durables. Elles traduisent un rapport différent au « terrain », mais aussi une lecture divergente de ce qu’est (ou devrait être) la communauté homosexuelle. Pour Act Up, il s’agit d’une communauté politique, forgée dans la résistance face à l’homophobie et à l’épidémie. La remise en cause de la norme préventive est vécue comme une menace pour la cohésion du groupe. Pour AIDES, la prévention nécessite une approche plus « pragmatique », fondée sur la diversité des besoins. À travers la réduction des risques, l’association promeut une approche rationnelle et individuelle de la gestion du risque : anticiper, calculer, prévoir, etc.
La santé des gays
7Les débats publics autour de la prévention connaissent une nouvelle inflexion dans la seconde moitié des années 2000. À partir de cette époque, des initiatives communautaires émergent pour questionner la focalisation de la prévention autour du VIH. Revendiquant une approche de santé globale (ou de santé gay), des militants remettent au goût du jour une lecture de la santé associant défense des droits humains, accès aux soins et vision positive de la sexualité (Jablonski et al., 2010). Bien que portées par des acteurs minoritaires dans le champ associatif, ces initiatives contribuent à renouveler les débats.
8Au même moment, c’est sur le terrain biomédical que les changements se préparent. En affirmant publiquement les effets préventifs des traitements anti-rétroviraux, des médecins suisses défraient la chronique en 2008. Leur raisonnement est simple : un patient séropositif, traité et dont la charge virale est indétectable, ne peut théoriquement plus transmettre le VIH. Cette annonce préfigure le déplacement durable des enjeux de prévention sur le terrain biomédical, non sans controverses. Dans les années suivantes, l’idée de traiter pour prévenir prend forme et les hommes séronégatifs les plus à risque sont également visés par un traitement préexposition pour le VIH.
9La prévention du sida constitue un terrain d’observation unique des transformations de la place des homosexuels dans la société française. S’y expriment les tensions entre l’affirmation communautaire d’une sexualité minoritaire et les aspirations à la « normalité » du couple exprimées par certain-e-s homosexuel-le-s. On assiste également à la confrontation de différentes « entreprises de morale » visant à ordonner la sexualité des hommes gays. L’instabilité des normes communautaires explique cependant le caractère durablement conflictuel de ces débats, dans un contexte de normalisation de l’homosexualité dans la société. Les discours mettent par ailleurs en jeu des formes d’injonction à la réflexivité individuelle, cohérentes avec les évolutions contemporaines de la santé publique. Dans ce contexte, la montée en puissance d’un paradigme biomédical de prévention illustre l’avènement d’une individualisation du rapport au risque. Mais s’y déroule dans le même temps le réinvestissement du monde médical dans la gestion de la sexualité entre hommes. Plusieurs décennies après la dépsychiatrisation de l’homosexualité, les gays sont loin d’en avoir terminé avec l’objectivation médicale de leurs comportements sexuels (Halperin, 2010). Si les frontières de la déviance se sont déplacées, la désignation des problèmes suit parfois les mêmes logiques.