CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1« Financer une campagne de santé publique où on avait l’air de défendre les homosexuels, c’était délicat pour la droite comme pour la gauche [1] » ; c’est en ces termes que Bernadette Roussille, déléguée générale du Comité français d’éducation pour la santé (CFES) de 1994 à 2002, rend compte d’un des facteurs qui a contribué à retarder une action publique en France dans la prévention de l’épidémie, alors que le pays était un des plus touchés en Europe (Thiaudière, 2000 ; Pinell, 2002 ; Paicheler, 2002). Car comment lancer une vaste campagne d’information sur le VIH sans aborder les sujets « sensibles » du principal mode de contamination (les rapports sexuels) ni des publics les plus touchés (comme les homosexuels) ? Pourtant, entre la première campagne grand public lancée en 1987 et les premiers spots télévisés mettant en scène un couple homosexuel ou un couple hétérosexuel migrant faisant l’amour en 2007, force est de constater la progression vers des représentations plus explicites et diversifiées des pratiques sexuelles.

2Le premier pas vers une libéralisation de la parole de l’État sur la sexualité est sans aucun doute le décret de 1987 abrogeant l’interdiction de la publicité pour le préservatif dans un cadre sanitaire [2], moyen prophylactique le plus efficace pour empêcher la transmission du virus VIH. L’analyse des campagnes sur la période 1987-2007 fait ressortir trois stratégies de communication : l’une fondée sur l’amour et la tendresse (1987-1994) ; l’autre pragmatique, fondée sur la diversité des pratiques sexuelles et les situations à risques (1994-1999) ; la troisième mettant l’accent sur les publics prioritaires que sont les migrants et les homosexuels (2000-2007). Pour que l’État puisse adopter cette liberté de ton croissante, l’enquête a révélé trois facteurs de légitimation s’appuyant sur la santé publique, les revendications des associations de lutte contre le sida et une plus grande acceptation des sujets liés à la sexualité par les citoyens [3].

Quand l’État communique sur le sida : l’implicite et l’explicite des pratiques sexuelles dans les campagnes grand public

La sexualité à peine évoquée (1987-1994)

3Qu’il s’agisse des campagnes de 1987-1988 – sous le ministère de Michèle Barzach – ou de celles de l’Agence française de lutte contre le sida (AFLS) – créée par le nouveau ministre Claude Evin en 1989, et dissoute en 1994 –, les dossiers de presse et les programmes nationaux indiquent clairement que les axes de la stratégie nationale de prévention du sida visent à banaliser le préservatif, à en faire un « produit de consommation courante », dans des spots télévisés mettant en avant la jeunesse, la tendresse et l’amour, sur un ton humoristique. La seule campagne qui fasse exception est celle de 1989, avec l’accroche « le préservatif préserve de tout, sauf de l’amour ». Ce spot met en scène un homme et une femme dans une chambre. Les choix esthétiques atténuent cependant la crudité des images : les plans sont tournés en noir et blanc, le couple nu est d’abord filmé de loin, puis ce sont seulement des parties non intimes qui sont montrées dans l’action (mains, visages) et les gémissements de plaisir sont remplacés par une musique classique légère. Il n’en reste pas moins que le spot est considéré comme audacieux au point que le directeur du Service d’information du gouvernement n’a validé sa diffusion qu’après accord … du président de la République François Mitterrand ! Ensuite, et jusqu’en 1993, les pouvoirs publics signent des campagnes où la sexualité n’est pas montrée mais à peine évoquée et de façon uniforme : elle concerne essentiellement les jeunes Européens hétérosexuels, alors que les homosexuels et les migrants sont les plus touchés en termes de prévalence et d’incidence.

Vers une sexualité plus explicite et plus diversifiée (1994-1999)

4En 1994, une nouvelle stratégie est mise en place : l’accent reste mis sur l’adoption du préservatif mais sans que la question soit dissociée de l’épidémie de sida et sans miser sur un ton humoristique. Surtout, le CFES cherche à représenter la diversité des pratiques sexuelles et des situations à risques. La campagne de presse de 1995 est la première à aborder frontalement les pratiques homosexuelles, les rencontres occasionnelles, le multipartenariat, etc. Cependant, elle reste une exception sur la période quant à la liberté de ton adoptée. À croire que les pouvoirs publics profitent d’un « état de grâce » politique pour communiquer plus librement sur la sexualité : 1989 est le début du nouveau septennat de François Mitterrand, et 1995 le début du premier mandat de Jacques Chirac, avec une campagne de presse préparée par le gouvernement précédent. En tout état de cause, entre 1996 et 1999, la sexualité redevient très implicite dans les campagnes, même si le thème de l’abandon du préservatif dans un couple stable est abordé dans un spot pour le dépistage en 1997. Et si les pouvoirs publics donnent à voir une sexualité plus diversifiée, moins portée sur l’amour (le thème des rencontres occasionnelles est très présent), la représentation des pratiques homosexuelles ou la sexualité des migrants reste timide dans les campagnes grand public, notamment télévisées.

L’État plus à l’aise avec la sexualité (2000-2007)

5À partir de 2000, on constate un tournant : l’État aborde la sexualité d’une manière plus crue et plus proche de la réalité épidémiologique, assumée dans les dossiers de presse et les programmes nationaux. Les axes stratégiques sont fondés sur une alternance entre la mise en scène de personnages « jeunes », « migrants » (sous-entendu « hétérosexuels ») et homosexuels (souvent jeunes aussi), traduits sous la forme d’une déclinaison d’un même scénario en trois spots. La représentation des différentes formes de sexualité tend à s’équilibrer ; celle des migrants et des homosexuels est même renforcée par des campagnes spécifiques auprès de ces publics (notamment entre 2000 et 2004). Les pouvoirs publics ont même abordé le « bareback [4] » en 2000 avec le slogan « le sida, on en meurt encore », dans une campagne de presse restreinte ayant pour accroche « Cherche partenaire NoKapot pour sauter du 45e étage », mais cet axe a été rapidement abandonné. La campagne de 2007 est révélatrice de l’évolution du discours de l’État sur la sexualité : vingt ans après la diffusion du premier spot de prévention télévisé, celui de 2007 montre pour la première fois deux hommes et un couple de migrants faire l’amour à un niveau plus explicite encore que dans la campagne de 1989.

Les sources de la légitimité de l’État pour communiquer sur la sexualité

Le sida, comme problème de santé publique : une prérogative de la biopolitique

6Le rapport de l’État avec la sexualité n’est pas contemporain de l’épidémie de sida. Dans les années 1970, la sexualité des Français était entrée dans les débats politiques avec la loi sur l’avortement ou l’accès à la pilule contraceptive. Les mouvements homosexuels et féministes avaient également poussé les candidats à la présidentielle de 1974, puis ceux de 1981, à intégrer dans leur programme l’abolition des dispositions législatives discriminatoires à l’encontre des homosexuel-le-s, promesse que tiendra François Mitterrand après son élection en 1981. Une grande enquête sur la sexualité des Français – la fameuse « enquête Simon » – avait également été menée à la fin des années 1960 (Jaspard, 2005). Mais à partir des années 1980, les données disponibles sur la sexualité sont plus importantes, par les travaux de sociologie et, à partir des années 1990, par des enquêtes impulsées par les institutions publiques sur le comportement et l’opinion des Français en matière de sexualité (De Oliveira, 2012).

7Dans le cadre de l’épidémie de sida, c’est une légitimité à communiquer régulièrement sur la sexualité qui est interrogée. À cet égard, les entretiens menés avec Claude Evin (ministre de la Santé de 1989 à 1992) et le cabinet de la ministre Roselyne Bachelot (en poste en 2010, année de l’entretien, depuis 2007) sont révélateurs de la tendance la plus forte qui ressort des données recueillies :

8

Moi ma responsabilité, c’est la protection des jeunes, de l’ensemble de la population et les mesures que je prends, les positions que je prends, ce sont des positions de responsable de la santé publique dans ce pays […]. Un ministre de la Santé, je considère que c’est quelqu’un qui se bat pour protéger la santé de ses concitoyens ou améliorer la santé de ses concitoyens.
(Claude Evin)

9

L’État, son rôle, c’est quand même d’assurer la sécurité des citoyens ; la sécurité prise au sens large du terme, de faire en sorte que la population naisse et grandisse dans les meilleures conditions possibles.
(Cabinet de R. Bachelot)

10Leurs réponses, et celles des autres acteurs interrogés, renvoyaient ainsi clairement à la dimension biopolitique du pouvoir et des prérogatives de l’État en matière de santé publique.

Le rôle des associations de lutte contre le sida comme acteurs politiques

11Une autre tendance mise en avant dans la construction de la légitimité de l’État à communiquer sur la sexualité est liée aux revendications des associations. Celles-ci ont joué sur ce point un rôle d’acteurs politiques, en ce sens qu’elles ont influencé les mécanismes de décision (Loubet Del Bayle, 1991), influence qui en fait des « coproducteurs » de l’action publique (De Oliveira, 2014). Elles ont elles-mêmes construit leur légitimité sur leur antériorité dans le domaine de la prévention du sida sur le terrain (Aides intervenait dès 1984) ; leur proximité avec les usagers et la publicisation de questions liées à l’épidémie, qu’elles ont su mener en mobilisant des stratégies et des dispositifs communicationnels (relations presse et publiques, états généraux, réunions publiques, manifestations, etc.) qui ont contribué à la sensibilisation et à la formation de l’opinion, notamment sur l’inaction de l’État. C’est à cette dimension de la légitimité de l’État que renvoie Nathalie Lydié, directrice adjointe des affaires scientifiques de l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (INPES), en poste au sein de l’institution depuis sa création en 2002 en remplacement du CFES :

Non seulement [l’État] est légitime pour le faire mais on lui demande de le faire […]. La demande des associations reste extrêmement forte à ce niveau-là et notamment les associations homosexuelles, comme Act Up ou Aides.
(INPES)
Ces associations ont participé à une plus grande banalisation du sujet auprès des publics, qui a eu à son tour des effets sur leur acceptabilité vis-à-vis de son traitement par l’État.

Une plus grande acceptation du public à partir des années 1990

12Une troisième tendance est la plus grande acceptation par les citoyens de la communication publique comme moyen d’intervenir sur le sujet dans l’espace public, renvoyant ainsi à ce qu’avait identifié François Rangeon, à savoir que « pour être reconnus comme légitimes, les élus doivent recourir à des techniques qui sont elles-mêmes légitimes » (Rangeon, 1991). Bernadette Roussille exprime bien cette tendance :

13

Je pense qu’il y a un travail de la communication sur elle-même. Je veux dire qu’en 1995, on a gagné quelque chose, on a montré des homosexuels dans la presse. Et quelques années après, on a pu les montrer à la télé. Il y avait donc une meilleure acceptabilité.

14Le discours sur la sexualité de l’État a donc été plus « libre », surtout après l’adoption du pacte civil de solidarité (Pacs) en 1999, qui a suscité des débats pendant lesquels les arènes politiques, comme le Parlement, ont été des lieux de discussion sur la sexualité, rappelant certains débats de l’Assemblée au moment du vote pour le droit à l’avortement. Certains répondants ont également mis en avant le fait que cette banalisation de la parole de l’État sur la sexualité a été liée à une banalisation de la représentation de la sexualité dans l’espace public de façon générale. Ainsi, l’INPES demande explicitement dans son cahier des charges à l’agence McCann, sélectionnée pour l’élaboration de ces campagnes, de mettre en scène les pratiques sexuelles concernant les migrants et les homosexuels, contrairement à ce qui se faisait sous l’AFLS (De Oliveira, 2013).

15L’épidémie de sida a donc accompagné une plus grande légitimité de l’État à communiquer sur la sexualité et étendu ses formes de gouvernabilité, dans le sens d’une plus grande acceptation de son intervention sur des questions sociétales et des moyens mobilisés pour y parvenir. Cette légitimité n’est pas pour autant acquise. En 2010, une campagne pour les infections sexuellement transmissibles n’a pas reçu l’aval du directeur du service d’information du gouvernement dit Fillon II, au motif que la mise en scène de plusieurs personnages dans un champ pratiquant « l’amour libre » pouvait donner l’impression que le gouvernement défendait l’amour à plusieurs ; elle fut donc rejetée alors qu’elle avait reçu l’aval du ministre de la Santé et était prête à être diffusée. Cette décision démontre à quel point la communication publique, bien que légitimée par des objectifs de santé publique, est indissociable de la communication politique qui peine encore à assumer une parole libre sur la sexualité des Français.

Notes

  • [1]
    Entretien réalisé par l’auteur avec Bernadette Roussille le 21 oct. 2010.
  • [2]
    En 1987, la première campagne de lutte contre le sida affichait : « le sida ne passera pas par moi » sans mentionner le préservatif comme moyen de ne pas le « laisser passer ». Une fois le décret abrogé, le gouvernement Chirac, avec Michèle Barzach au ministère de la Santé, a diffusé une campagne en 1988, avec cette fois-ci une mention du préservatif.
  • [3]
    Cet article s’appuie sur les données recueillies dans le cadre d’une thèse de doctorat soutenue en 2012 : une analyse de l’ensemble des campagnes grand public de 1987 à 2007, des dossiers de presse et des programmes et plans nationaux, ainsi que des entretiens avec 31 acteurs impliqués dans la lutte contre le sida, dont 12 acteurs politiques et institutionnels importants. L’article n’aborde que les campagnes grand public liées à la prévention par le port du préservatif ; il ne sera pas question des campagnes de solidarité et de dépistage, ni des actions hors médias.
  • [4]
    Le « bareback » est une attitude à risques qui consiste à refuser le port du préservatif, même en cas de séropositivité connue.
Français

L’article retrace synthétiquement l’évolution des campagnes étatiques grand public liées à la prévention du sida de 1987 à 2007, évolution marquée par une explicitation de plus en plus forte de la mise en scène des pratiques sexuelles. Dans un second temps, il analyse les facteurs de légitimation ayant permis à l’État de communiquer plus librement sur la sexualité dans ces campagnes.

Mots-clés

  • SIDA
  • prévention
  • communication publique
  • État
  • légitimation

Références bibliographiques

  • En ligneDe Oliveira, J.-P., « Quand l’État s’intéresse à la sexualité des Français : le développement d’une information publique à l’appui des stratégies de communication liées à la prévention du sida », Les Enjeux de l’information et de la communication [en ligne], n° 13, 2012. En ligne sur : <lesenjeux.u-grenoble3.fr/2012-dossier/DeOliveira/index.html>.
  • De Oliveira, J.-P., « Communication publique et prévention du sida : des acteurs au cœur d’un réseau de contraintes », Pyramides, n° 24, 2013, p. 199-220.
  • En ligneDe Oliveira, J.-P., « Quand les associations coproduisent l’action publique : enjeux et tensions autour des campagnes grand public de prévention du sida » in Aldrin, P., Hubé, N., Ollivier-Yaniv, C. et Utard, J.-M. (dir.), La Communication publique en réinvention, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014, p. 129-146.
  • En ligneJaspard, M., Sociologie des comportements sexuels, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2005.
  • En ligneLoubet del Bayle, J.-L., « De la science politique », Politique, n° 20, 1991, p. 95-127.
  • Paicheler, G., Prévention du sida et agenda politique. Les campagnes en direction du grand public, 1987-1996, Paris, CNRS éditions, 2002.
  • Pinell, P. (dir), Une Épidémie politique. La lutte contre le sida en France, 1981-1996, Paris, Presses universitaires de France, 2002.
  • Rangeon, F., « Communication politique et légitimité », in CURAPP, La Communication politique, Paris, Presses universitaires de France, 1991, p. 99-114.
  • En ligneThiaudière, C., Sociologie du sida, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2002.
Jean-Philippe De Oliveira
Gresec, Grenoble
Jean-Philippe De Oliveira est docteur en sciences de l’information et de la communication et chercheur au Groupe de recherche sur les enjeux de la communication (Gresec) de l’université Grenoble Alpes. Ses thématiques de recherche ont porté sur la communication de l’État, la santé publique et la prévention du sida. Actuellement enseignant-chercheur dans une école d’experts en biotechnologies, Sup’Biotech, à Villejuif (94), il travaille sur d’autres thématiques de santé et notamment le domaine de la cancérologie avec l’institut Gustave Roussy.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 09/09/2014
https://doi.org/10.3917/herm.069.0155
Pour citer cet article
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