CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Grindr est une application pour téléphones intelligents (smartphones) destinée aux rencontres homosexuelles par géolocalisation, qui compte aujourd’hui trois cent mille utilisateurs en France [1]. Les rencontres avec Grindr brouillent les interprétations classiques des géographies homosexuelles, centrées sur les lieux de drague, commerces et quartiers spécifiques, toutes marquées par les frontières des normes hétérosexistes. Grindr peut être envisagé comme un géo-indicateur des rencontres homosexuelles et comme un instrument de relocalisation de ces rencontres, par un repérage des partenaires potentiels sur une carte interactive du territoire où l’on se situe, avec accès au profil et aux préférences.

2Dans son « épistémologie du placard » (2008), Eve Kosofsky Sedgwick rappelle que le placard ne divise pas l’espace entre connaissances du dedans et peurs du dehors, mais que l’homo-érotisme, l’homophobie et l’hétérosexualité ont tissé des liens particuliers (dans des gestes d’assimilation ou de transgression). Or, avec Grindr, l’appréhension de la ville par les homosexuels [2] ne s’articule plus autour d’une logique de séparation d’espaces érotiques ou anxiogènes, conditionnant un usage spécifique de la ville, mais selon une logique de frottements et de multiplicité dans l’urbain : le sentiment d’insécurité se dilue dans l’espace. Dans ce contexte, les homosexuel-le-s expérimentent des usages de l’urbain à la fois prescrits et fortuits, à l’image d’une homosexualité qui n’est plus caractérisée par une opposition forte entre le privé et le public, mais par la porosité de ces mêmes espaces.

La ville « grinderisée »

3L’application rebat les cartes de la visibilité « gay » en atomisant les espaces de rencontres, les transformant au hasard du lieu et des connexions. Avec Grindr, la cartographie des rencontres ne repose pas sur le principe de lieux matériels mais des flux. La seule question qui se pose est où l’on est : il s’agit non seulement d’être prêt, mais aussi d’être rapidement présent. Alors que l’histoire des homosexualités est aussi l’histoire de ses lieux de rencontres, Grindr n’a pas besoin de lieu. Il a besoin d’interactions, de déplacements : on ne se déplace plus dans un lieu de rencontres, mais avec un outil de rencontres. Cela produit un émiettement des lieux de rencontres et donc, probablement, une reconfiguration des espaces communautaires. L’exemple d’une ville comme Bordeaux est assez probant. Les quais et les terrasses de Mériadeck ont été rénovés. La lumière des lieux et les espaces de promenade en font des espaces familiaux et non des espaces de rencontres. Quant au quartier du Lac et aux aires d’autoroute périphériques, ils ont tout autant perdu en réputation. Grindr, et avec lui l’ensemble des outils numériques à destination de la communauté homosexuelle gay, dé-territorialise l’espace des rencontres, ou alors le multiplie. En anglais, grindr signifie « moulin », mais aussi « broyeur ». S’il mélange, fluidifie, il détruit tout autant, ou recompose les espaces de rencontres. La rue, les bars, les boîtes et les backrooms font toujours office d’espaces de rencontres et de socialisation, mais leur centralité est aujourd’hui « en délibéré ». Ajoutons que cette observation pose également la question de l’inscription de l’homosexualité dans la ville : assiste-t-on à une dilution, une assimilation, une invisibilisation ? Grindr en est-il le révélateur ? Il faut admettre les difficultés qu’il y a à cartographier les espaces invisibles des rencontres anonymes, celles justement auxquelles participent les utilisateurs de plus en plus nombreux de l’application. Cette dilution du sexuel dans l’urbain (Toulze, 2013) réinterroge aussi la notion d’homophobie dans un contexte où l’augmentation tendancielle des droits des minorités n’inaugure en rien l’absence du sentiment homophobe.

Grindr comme géo-indicateur et outil de relocalisation

4Grindr est une interface entre espace et cyberespace. Dans notre esprit, le cyberespace n’est pas considéré comme un espace irréel, ni même comme un espace hyperréel qui performerait la « réalité » des sociétés humaines, mais comme un lieu d’hébergement d’opérateurs (Lussault, 2013), fonctionnant comme des « quasi-personnages » autour desquels s’organisent des mondes sociaux. Grindr est un opérateur qui interagit entre différents niveaux d’espaces, à moins qu’il ne s’agisse que du même espace, successivement et/ou simultanément perçu, représenté et vécu par des « individus spatiaux » (Raibaud, 2011) qui utilisent l’application. Une certaine géographie représentait par des cartes un monde dans lequel les rapports de domination économiques et sociaux, mais aussi de « race » et de sexe, sont profondément ancrés, mais tout aussi profondément occultés. Il y a encore peu de temps la géographie des sexualités n’échappait pas à cette règle : seules les sexualités officielles y étaient visibles, souvent dans les travaux des démographes (géographie de la famille, de la fécondité), sauf lorsque la sexualité apparaissait comme un facteur marquant et fortement hiérarchisé des sociétés humaines, par exemple entre le Nord et le Sud (cartographie de la polygamie, de l’excision, du divorce). En explorant les lieux de rencontre des « minorités sexuelles », on dévoile un espace des sexualités jusqu’alors inconnu : lieux de rencontres dans l’espace public, parcs, aires de stationnement, plages, bars et commerces, fêtes privées, mais aussi lieux où l’on se fait voler, insulter, tabasser (Cattan et Leroy, 2013).

5L’espace officiel des sexualités étant l’espace des sexualités officielles, Grindr agit donc comme un géo-indicateur d’autres sexualités. Il suffirait de connecter le principe des cartographies 2.0 à Grindr pour voir apparaître instantanément une géographie gay (voire plus largement lesbienne, gay, bi et trans) des usages de la ville. Une approche de cartographie participative, avec l’aide des utilisateurs, pourrait représenter les flux et les stationnements par espaces/temps, articuler les espaces érotiques/espaces anxiogènes permettant de mieux comprendre les peurs et les désirs des « minorités sexuelles » dans la ville, tels qu’ils ont été approchés dans Géographie des homophobies (Alessandrin et Raibaud, 2013). La rencontre sexuelle immédiate favorisée par Grindr est une possibilité de (ré)investir des espaces considérés comme hostiles du fait de leurs supposées normes sexuelles, mais aussi sociales ou « raciales ». Le fait que les usagers puissent être à chaque instant informés des lieux de rencontres, fêtes ou lieux ressources peut favoriser l’empowerment des populations les plus discriminées (on pense notamment aux personnes trans). La rencontre immédiate par géolocalisation n’exclut pas, au contraire, l’agrégation à des groupes, pour lesquels l’égalité d’accès à l’espace représente une des conditions premières de l’exercice d’une citoyenneté pleine et entière.

Notes

  • [1]
    En 2012, on comptait 260 000 inscrits en France, dont 200 000 à Paris. Aujourd’hui, des applications comme Scruff ou Hornet viennent concurrencer Grindr en proposant une offre plus étendue de services. Des applications à destination des publics hétérosexuels ou lesbiens sont aussi disponibles, mais paraissent moins utilisées. En ce sens, le poids des rencontres sexuelles chez les gays, notamment à Paris, semble conforté par l’utilisation de ces applications.
  • [2]
    Grindr n’étant utilisé que par des gays, nous employons ici le masculin.

Références bibliographiques

  • Alessandrin, A. et Raibaud, Y. (dir.), Géographie des homophobies, Paris, Armand Colin, 2013.
  • Cattan, N. et Leroy, S., avec la coll. de Marin, C. (cartographie), Atlas mondial des sexualités. Libertés, plaisirs et interdits, Paris, Autrement, coll. « Atlas/Monde », 2013.
  • Kosofsky Sedgwick, E., Épistémologie du placard, Paris, éditions Amsterdam, 2008.
  • Lussault, M., L’Homme spatial. La construction sociale de l’espace humain, Paris, Seuil, 2007.
  • Lussault, M., « Actant », in Lévy, J. et Lussault, M. (dir.), Dictionnaire de la géographie et de l’espace des Sociétés, Paris, Belin, 2013, p. 51-52.
  • Miroir/Miroirs, n° 1, dossier « Grindr mon amour ? », 2013.
  • Raibaud, Y., Géographie socioculturelle, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques sociales », 2011.
  • Toulze, M., « Regard sur la ville ou l’hypertrophie numérique », Miroir/Miroirs, n° 1, dossier « Grindr mon amour », 2013, p. 39-47
Arnaud Alessandrin
Centre Émile Durkheim, UMR 5116
Arnaud Alessandrin est docteur en sociologie et chargé de cours à l’université de Bordeaux où il a soutenu une thèse sur les transidentités. Il est l’auteur de La Transyclopédie (éditions des Ailes sur un tracteur, 2012) avec Karine Espineira et Maud-Yeuse Thomas, avec qui il a fondé l’Observatoire des Transidentités, et de Géographie des homophobies (Armand Colin, 2013) avec Yves Raibaud.
Yves Raibaud
Adess CNRS, université Bordeaux Montaigne
Yves Raibaud est géographe, maître de conférences HDR à l’université Bordeaux Montaigne. Ses thèmes de recherche portent sur l’usage de la ville par le genre, les cultures urbaines comme les cultures masculines, les musiques noires. Ses dernières publications sont « Masculin/féminin : questions pour la géographie » (L’Information géographique, vol. 76, 2012), Géographie des homophobies (avec Arnaud Alessandrin, Armand Colin, 2013).
Courriel : <y.raibaud@orange.fr>.
Mis en ligne sur Cairn.info le 09/09/2014
https://doi.org/10.3917/herm.069.0152
Pour citer cet article
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