« Quand l’ethnologue américaine Margaret Mead s’en alla, il y a quelques années, séjourner en Mélanésie (Océanie), parmi les autochtones, elle tomba de surprise en surprise. L’idée reçue selon laquelle chaque sexe avait un comportement inné, de par la Nature, se révéla fausse. [...] Les femmes tondues, l’œil vif, le pied solide, allaient à la pêche, [...] avaient la direction civile et politique de la Cité. Pendant ce temps, les hommes maquillés, couverts de bijoux et de colifichets, papotaient ... [...] Si les pôles peuvent à ce point s’inverser, si la “nature” féminine devient celle des hommes et réciproquement, si, en somme, l’acquis socio-culturel est à la source de nos “différences”, quel crédit reste-t-il à l’argument Nature ? »
1La querelle rémanente qui oppose l’idée d’une « nature » à celle d’une « culture » sexuelle et sexuée semble plus que jamais d’actualité, au regard de la polémique en France autour de la loi Taubira en 2013-2014. Ce débat virulent, qui rappelle de façon exacerbée la houle soulevée par la loi sur le pacte civil de solidarité en 1998-1999, s’inscrit en effet dans la continuité d’une controverse déjà ancienne, où la notion de « nature » est sans cesse convoquée, parfois à des fins adverses.
2Comme le souligne l’auteur des Chasses à l’homme :
Un même discours peut être utilisé et renversé de part et d’autre de la ligne de front, et prendre, selon les forces qui s’en emparent, des sens politiques contradictoires. Merleau-Ponty rappelle cet épisode, lors de la révolte de Saint-Domingue, où les troupes françaises de Bonaparte venues écraser la rébellion des esclaves, entendirent, de l’autre côté de la muraille, les insurgés chanter comme eux le « ça ira ». Deux camps, qui s’opposaient dans une lutte à mort, chantaient le même chant. Une manière de dire que les concepts ou les « valeurs » ne peuvent pas être évalués abstraction faite de ceux qui les portent, que leurs effets politiques ne se dérivent pas analytiquement de leur définition, mais font l’enjeu d’une réinterprétation par des forces en conflit, dont la confrontation seule confère aux concepts leur sens politique, c’est-à-dire leur position.
4La notion de « nature », telle une boussole dans le champ conflictuel des questions de genre et de sexualité, pointe la position des discours qui la mobilisent. Là où le signifié flou de « nature » se clôt pour devenir une valeur positivement connotée, se dénote la dimension idéologique du discours qui convoque la « nature », afin de légitimer une certaine conception du couple et de la parentalité fondée sur la différence des sexes et l’hétérosexualité (il en va ainsi du discours de la « Manif pour tous ») – alors même que certaines recherches en biologie pointent la notion de « différence des sexes » comme « une mise en ordre sociale de variations biologiques » (Fausto-Sterling, 2012).
5Parler de dimension idéologique des discours plutôt que d’idéologie indique que l’on considère l’idéologie comme une dimension présente dans tous types de discours, même si tous n’assument pas leur dimension idéologique de façon explicite dans leur énonciation (Verón, 1987).
6La réflexion ici proposée s’inspire de la théorie sémiotique du discours proposée par Eliseo Verón (Verón, 1987 ; Boutaud et Verón, 2007) et de la proposition de Monique Wittig (1985) de mener une sémiologie politique de déconstruction des catégories sexuelles et sexuées. On s’inscrira donc dans la perspective sémiologique critique (ou sémioclastie) inspiré e par le Roland Barthes de 1957 [1] et dans la continuité du geste de déconstruction des rapports sociaux de sexe né de la pensée féministe matérialiste.
Le départ de cette réflexion était le plus souvent un sentiment d’impatience devant le « naturel » dont la presse, l’art, le sens commun, affublent sans cesse une réalité qui, pour être celle dans laquelle nous vivons, n’en est pas moins parfaitement historique : en un mot, je souffrais de voir à tout moment confondues dans le récit de notre actualité, Nature et Histoire, et je voulais ressaisir dans l’exposition décorative de ce-qui-va-de-soi, l’abus idéologique qui, à mon sens, s’y trouve caché.
8C’est en effet à partir du « sentiment d’impatience devant le “naturel” » qu’est née ici l’idée de repérer divers usages de cette notion dans les discours de tous bords qui s’affrontent sur le sujet des identités sexuées et sexuelles.
Nature biologique et savoirs scientifiques
9Selon Elsa Dorlin (2005), « le discours scientifique a eu pour fonction de penser le sexe de telle sorte qu’il légitimait du même coup un rapport social hiérarchique entre hommes et femmes. Les expressions biologisées ou naturalisées du genre [doivent être définies] comme des catégories historiques : les tempéraments, les gonades, les hormones ou les chromosomes, par exemple, participent donc d’une même histoire de la domination ». C’est ainsi que la psychiatrie et la médecine se sont établies comme discours de référence sur les questions de genre et de sexualité et que les homosexuel-les, transgenres, travesties, femmes dites hystériques et prostitué-es ont fait l’objet d’études et de traitements allant de la cure à l’internement (Foucault, 1999). Si la généalogie du débat sur la nature sexuée des humains est ancienne, elle s’actualise sous des formes comparables à travers les époques : Lawrence Summers, président de l’université américaine de Harvard, affirmait ainsi en 2008 que les femmes seraient dépourvues des aptitudes naturelles nécessaires pour faire carrière en mathématiques et en sciences [2], déclenchant un tollé médiatique. Ces propos ne sont pas sans rappeler ceux du neurologue Broca qui, au xixe siècle, faisait le lien entre la supposée infériorité intellectuelle des femmes et le poids de leur cerveau, ou les propos des médecins qui concevaient l’humain selon les critères de tempérament et d’humeurs corporelles établis à l’Antiquité – considérant les femmes comme « physiquement imparfaites, empêchées par un corps réputé malade » (Dorlin, 2005).
Nature féminine et arguments féministes
10Au xxe siècle, la question de la « nature » fait débat au sein du Mouvement de libération des femmes [3] (MLF), les féministes dites « essentialistes » et « constructivistes » s’opposant (encore aujourd’hui) sur la conception du sujet « femme ». Le groupe Psychanalyse et Politique, alors conduit par Antoinette Fouque, défend l’idée d’une différence fondamentale entre hommes et femmes à partir d’un donné biologique : la capacité des femmes à enfanter. Ainsi, le 6 octobre 1979, les militantes du groupe défilent avec une banderole proclamant : « L’usine est aux ouvriers, l’utérus est aux femmes, la production du vivant nous appartient » (Henneron et Davranche, 2008). Ne cherchant pas d’arguments dans la biologie du corps, le courant féministe matérialiste et le lesbianisme politique (Wittig, 1980 ; 2001), dans une perspective marxiste de l’analyse des rapports sociaux, appréhendent la division sociale des rôles et des pratiques entre les hommes et les femmes en termes de rapports de classe de sexe, la classe de sexe « femme » étant appropriée collectivement et individuellement par la classe de sexe « homme » au nom de la « Nature » (Guillaumin, 1978a ; 1978b). D’autres encore, parmi les courants plus récents récusent le paradigme constructiviste mais sans se considérer essentialistes – ainsi l’essai de Peggy Sastre (2009), se réclamant d’un « évoféminisme » fondé sur les théories évolutionnistes darwiniennes.
Ordre naturel et minorités sexuelles
11La « nature » s’avère ainsi particulièrement polychrésique [4] : sa multiplicité définitionnelle n’a d’égale que la pluralité des usages qui en sont faits.
12Dans une loi adoptée sous le régime de Vichy le 6 août 1942 et maintenue à la Libération, la notion d’« actes contre nature » désigne les rapports entre personnes du même sexe. Le député gaulliste Paul Mirguet fit voter le 18 juillet 1960 un amendement classant l’homosexualité parmi les fléaux sociaux au même titre que l’alcoolisme, la prostitution et la tuberculose. On retrouve le même argument quarante ans plus tard dans la bouche du député UMP Christian Vanneste [5] puis, sous des formes énonciatives plus ou moins « diluées », sur les tracts, pancartes et site Internet de la « Manif pour tous ». Partant d’une conception naturalisante de la filiation et de la différence des sexes (Julliard et Cervulle, 2013), le collectif organisateur de la « Manif pour tous » affirme que « la norme paritaire et la filiation naturelle – universelles – de la famille favorisent la cohésion sociale et intergénérationnelle » et se donne pour mission de « préserver notre état civil, notre société et notre humanité [6] », en affirmant que « Papa, Maman et les enfants, c’est naturel ! [7] » En réaction à cet usage rhétorique de la « nature » érigée en valeur, les militants issus des minorités sexuelles et de genre comme les Panthères roses [8] émettent un discours en retour exprimé dans des tracts et slogans tels que « Contre-nature et fières » ou « La nature, c’est pas ma culture ».
13Comme le signale Alain Giami (2002), « la vision de la sexualité qui conçoit la sexualité reproductive comme étant la sexualité “naturelle” et condamne les formes de sexualité non reproductive comme étant “contre nature” » remonte « au moins à Thomas d’Aquin qui considérait que les actes et les relations non procréatifs étaient des “vices contre-nature” ». Cependant, lorsqu’au xixe siècle « l’homo sexualité s’est mise à parler d’elle-même », c’était pour « revendiquer sa légitimité ou sa naturalité et souvent dans le vocabulaire, avec les catégories par lesquelles elle était médicalement disqualifiée » (Foucault, 1976). Ainsi, le docteur Magnus Hirschfeld, figure historique du mouvement émancipationniste homosexuel en Allemagne, défendit une conception naturalisante de l’homosexualité (les individus naîtraient naturellement homosexuels ou hétérosexuels) dans le but de faire abroger le paragraphe 175 du code pénal allemand qui condamnait l’homosexualité et mena à l’emprisonnement et à la déportation d’homosexuels sous le régime nazi (Le Bitoux, Chevaux et Proth, 2003).
14Mobilisée à des fins adverses, la notion de « nature » est presque partout où il est question des minorités sexuelles et de genre. Son usage, selon le discours qui la mobilise, révèle la position de l’énonciateur dans un champ conflictuel où lesdites minorités sont à la fois objet et sujet de discours. Il permet ainsi de mesurer le degré de clôture idéologique des discours à travers le degré de clôture du signifiant « nature » (est-il mobilisé au premier degré ? de façon réflexive ou critique ?).
15On pourrait bien sûr opérer une « cartographie » des discours idéologiquement proches ou éloignés en pointant les écarts d’usage et de sens de cette notion. Mais une telle approche mettrait tous les discours en équivalence. Or, il paraît délicat, sinon contestable, de mettre sur le même plan les usages distanciés pointant la notion de « nature » comme une construction, avec les usages rhétoriques de la même notion servant une conception normative des identités sexuelles et sexuées afin de justifier l’inégalité des droits civiques. C’est ici que Roland Barthes mais surtout Monique Wittig posent question à Eliseo Verón : si l’on admet que l’idéologique est une dimension présente dans tous discours, il en est bien qui opèrent une lecture critique des abus idéologiques opérés par d’autres. On plaidera ainsi pour que l’étude sémiotique des discours et de leur dimension idéologique s’affirme comme une sémioclastie critique.
Notes
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[1]
Monique Wittig (1985) regrette que Roland Barthes n’ait pas poursuivi la praxis critique après le geste initial des Mythologies (1957). On notera cependant que des travaux tels que ceux d’Anne-Marie Houdebine (2003) mettent la linguistique et la sémiologie au service d’un travail de déconstruction critique de la sexuation dans le langage et les représentations.
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[2]
Propos rapportés et commentés dans le magazine français Télérama, 19 mai 2005.
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[3]
On se réfère ici au mouvement dans son ensemble et non pas au sigle déposé MLF qui ne reflète qu’une partie du mouvement.
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[4]
Le terme est emprunté à Yves Jeanneret (2008) et désigne la multiplicité des usages et appropriations possibles des idées et représentations.
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[5]
« Déjà en 2005, Vanneste avait déclaré que “l’homosexualité est une menace pour la survie de l’humanité”. Ces propos qui lui avaient valu une condamnation en première instance et en appel, mais l’arrêt de la cour d’appel avait finalement été annulé par la Cour de cassation à la fin 2008. » (Libération [en ligne], 16 juin 2013, « Christian Vanneste sera jugé l’an prochain pour des propos sur les homosexuels »).
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[6]
Cf. <www.lamanifpourtous.fr/fr/qui-sommes-nous/notremessage>, consulté le 30/04/2014.
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[7]
Slogan d’une pancarte lors des manifestations de la « Manif pour tous » en 2013.
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[8]
Les Panthères roses est une association de lutte contre le sexisme, l’homophobie et la transphobie créée en 2002.