1Prostitution et pénalisation du client, mariage pour tous, procréation médicale assistée (PMA), droit à l’avortement, études de genre sont parmi les débats qui ces derniers mois ont occupé en France, et pour certains en Europe, la scène politique et médiatique. En parallèle, l’homophobie d’État (Ouganda, Russie, etc.) qui inquiète une grande partie de la communauté internationale rappelle que le « village global » n’existe pas plus sur le plan communicationnel que sexuel. Si ces questions et controverses peuvent être saisies sous l’angle politique, sociétal, culturel ou religieux, les appréhender sous l’angle de la communication semble pouvoir renouveler les perspectives, offrir du jeu là où les positions sont frontales ou bloquées.
2Car la sexualité est de toute évidence aussi une affaire de communication, que cette dernière en soit l’objet direct, l’adjuvant ou bien le moyen, et cela des conseils en communication (communiquer au sein du couple pour avoir une sexualité épanouie) à la communication marketing (vendre du désir), en passant par la prévention et l’éducation sexuelle ou encore par les échanges amoureux et sexuels. La sexualité ne cesse de se faire entendre et de faire parler, mais aussi écrire, chanter, créer, se taire, manifester, revendiquer, touchant tous les sens, investissant tous les médias, intégrant le langage ou exigeant son exclusion. Aussi, c’est bien la communication dans tous ses états qui nous intéresse dans ce numéro, celle sur et celle par la sexualité.
Quarante ans après le Nouvel Ordre sexuel
3Lire ou relire aujourd’hui Le Nouvel Ordre sexuel [1] de Dominique Wolton constitue une expérience troublante, en ce qu’il questionne bien des problématiques qui ont animé les quatre décennies écoulées depuis sa rédaction en 1974. Parmi celles-ci, figurent le développement croissant de l’expertise sur la sexualité, l’importance des activités interpersonnelles de communication et d’entraide, les lenteurs institutionnelles et étatiques à transformer des positions sur la question du sexuel ou encore la prise en charge médiatique grandissante des idéaux de la conjugalité épanouie, de la personnalisation et de l’émancipation sexuelle.
4Certes, bien des étapes ont été franchies depuis la parution du livre en 1974, de la dépénalisation de l’homosexualité en 1982 au récent effacement par le ministère de la Santé (2010) du transsexualisme de la liste des maladies mentales, en passant par l’épidémie de VIH, le développement des talk shows et de la téléréalité, l’acceptation progressive de la forme familiale monoparentale et des familles recomposées, le pacte civil de solidarité puis le mariage pour tous, le développement du tourisme sexuel international, le déploiement de l’expertise sexologique et le lancement du Viagra, la rencontre rose sur Minitel puis sur la Toile, la banalisation des objets érotiques et des contenus pornographiques – et l’on pourrait poursuivre cette liste. Toutes ces évolutions font écho à la sociologie du planning familial engagée par Dominique Wolton, dont l’analyse identifiait au travers de l’institution en devenir l’importance des enjeux de lutte et de redéploiement de rapports sociaux de classe et de genre dans la promotion d’un certain modèle du « couple petit-bourgeois ». Aujourd’hui, on le qualifierait d’« hétéronormatif » tandis qu’il se retrouve au centre des événements et controverses qu’a connus la France à propos de la loi pour le mariage pour tous.
5Pourquoi articuler questions de communication et questions de sexualité ? En 1974, Dominique Wolton n’associe pas sexualité et communication comme on associerait un objet d’étude et une discipline – d’ailleurs à la veille de son institution académique – qui s’attache à en rendre compte. Bien au contraire, il pose l’expertise, et plus largement l’intervention, des sciences sociales productrices de savoirs sur la sexualité comme l’un des éléments du problème qui serait, en définitive, lui-même de nature communicationnelle. Cette hypothèse invite à penser les enjeux méthodologiques et éthiques de la recherche sur la sexualité dans un contexte où elle est en prise directe avec la (re-)production et l’intériorisation de normes et des subjectivités (Devereux, 1998). La façon dont les chercheurs peuvent situer leur propre intervention dans l’espace des idées et des catégories du sexuel, à partir de leurs ressources personnelles par définition limitées, devient un enjeu central de leur travail scientifique. En contribuant à la production de discours sur le sexe, ils participent dès lors à en actualiser les frontières, aussi bien qu’à en délimiter les horizons politiques et pratiques [2].
Variétés communicationnelles, sexualités plurielles
6Si nombre de personnes reconnaissent l’existence de plusieurs sexualités, la plupart interprète en premier lieu ce pluriel au prisme de la seule orientation sexuelle et de son duo structurant et distinctif hétéro-/homo-. Cependant, la question dépasse ce « binarisme », qui souvent conduit à se focaliser sur ce qui sera considéré comme minoritaire ou majoritaire, normal ou anormal. Il finit par priver de la prise en compte de bien d’autres éléments Aussi, nous reprendrons à notre compte la remarque de Gayle Rubin (2010) qui veut qu’un point de vue pluraliste ne puisse pas être possible « sans concevoir la variété sexuelle comme anodine », banale, dédramatisée. En effet, il nous semble impossible d’interroger les rapports qu’entretiennent le sexuel et la communication sans offrir un degré de liberté à la définition de ce qui est sexuel. Si nous partons de ce pluriel, c’est bien parce que selon les situations, selon les personnes, selon les institutions, selon les enjeux, ce qui est sexuel se définira différemment ou selon des seuils variables.
7Dans ce cadre, il n’existe pas de sexualités marginales pour le chercheur, car le propre d’une perspective communicationnelle consiste à comprendre les circulations et les transformations des formes et des discours en tant qu’ils sont et font les désirs, les hésitations, l’attente et la satisfaction, en ce qu’ils désignent les points possibles de subjectivation tout autant que les impensables et les impensés.
8Penser les sexualités au pluriel nous offre alors l’occasion de considérer qu’il n’y a ni communication ni sexualité évidente a priori, et que les différentes perspectives sociales concernant les sexualités coexistent, travaillant la plupart du temps à décrédibiliser les autres et ne s’appuyant à aucun moment sur un tissu notionnel stable et sans coutures. Au contraire, il convient de pouvoir envisager, au moins à titre d’expérience heuristique, que deux parcours ou deux subjectivités puissent n’avoir aucun point commun dans leur définition/compréhension de ce qui est sexuel. Penser les sexualités au pluriel revient à ne pas restreindre d’emblée les définitions possibles qui les organisent, et laisser les personnes et les situations désigner ce qui leur pose problème, à elles, pour elles (Kosofsky Sedgwick, 2008). En somme, il s’agit ici de risquer la cacophonie, tout en agençant la polyphonie, pour échapper à la tétanie de discours bien huilés, ne trouvant d’autre fonction que celle d’assurer leur propre univocité.
9Ceci induit une perspective spécifique [3] qui a l’avantage de faire apparaître les tensions les plus marquantes et clivantes. Toutes les formes sexuelles nous apprennent sur la communication, soit qu’elles relèvent des mêmes enjeux ou appareils communicationnels, soit, au contraire, qu’elles travaillent à s’en distinguer et à s’affirmer comme inassimilables les unes aux autres. Et même en ce cas, elles doivent commencer par se penser les unes les autres, se représenter les unes par rapport aux autres.
10Malgré la profusion de signes et de désirs qu’organise ou tente d’organiser la sexualité, penser les sexualités autorise également à envisager les ratages, les heurts et les rapports de forces les plus violents qui traversent les vies sexuelles comme relevant de formes à part entière. Loin d’être les erreurs ou les dérapages d’une communication (que l’on pourrait préférer fluide) ou d’une sexualité cohérente (que certains aimeraient simple et rationnelle), ces tensions sont générées autant par des hiérarchies fondamentalement inégalitaires et excluantes (sexisme, homophobie, etc.) que par l’imprécision et l’improvisation des individus abordant des transformations profondes de leur expérience (premiers amours, corps qui vieillissent, etc.).
Sexualités en tensions
11La réalisation de ce numéro s’est appuyée sur un appel à communication interdisciplinaire, qui a reçu plus de quatre-vingts propositions d’articles relevant, pour n’en citer que quelques-unes, des sciences de l’information et de la communication, de l’histoire, de la sociologie, de l’anthropologie, de l’ethnographie ou encore des études des médias. Il a fallu faire le deuil de sujets tout à fait passionnants et le numéro n’a pas prétention à l’exhaustivité, ni sur les thématiques ni sur les perspectives qu’il aborde. En revanche, ses contributions sont toutes animées par le souci d’analyser des formes communicationnelles qui permettent l’instauration et la négociation de la dimension sexuelle. Celles-ci sont variées et vont de l’interaction la plus intime aux politiques publiques, et ce autour de trois foyers de tensions structurant en autant de parties ce numéro. D’abord, le fait de dire ou de ne pas dire (et par extension montrer ou ne pas montrer) ce qui relève du sexuel, d’établir et légitimer la parole ou la possibilité d’être visible dans une situation sexuelle. Ensuite, la relation que les médias entretiennent avec les « contenus à caractère sexuel », à la fois en ce qu’ils diffusent des modèles mais aussi se voient accorder le pouvoir d’affecter les corps et/ ou les esprits. Enfin, la place primordiale qu’occupent les conflits pour désigner la frontière entre l’espace public et l’espace privé, pour définir ce qui relève du commun en termes de pratiques et de valeurs sexuelles.
12La première partie, « Dire, ne pas dire », montre à quel point le couple sexualités/communication se dévoile autant dans le bavard, l’ostentatoire, l’agressif, l’obscène ou le démonstratif que dans les secrets et silences, qui sont pareillement créateurs d’émotions et façonnent les relations, quitte à les interdire. Cette partie ne se cantonne pas aux mots, mais s’étend à différentes formes de langages (signes gestuels, graphiques, etc.) pour s’intéresser au visible comme à l’invisible. Toutefois, les mots sont ici importants pour désigner la spécificité de pratiques et d’imaginaires, voire l’invention complète de codes et de cultures. Des mots aussi, qui désignent et aident à s’accommoder des souffrances, à contourner l’exclusion ou encore à négocier des moments de répit face à la maladie. Bien des enjeux centraux s’élaborent autour de l’impératif d’énonciation et de révélation, ou au contraire de secret ou de pudeur, tandis que c’est sur ces brèches, ces failles et ces glissements, entre dits et non-dits, que se forgent les identités, les expériences, les savoirs et les savoir-faire …
13La seconde partie, « Effets et reflets médiatiques », traite de la manière dont les médias grand public et spécialisés (chanson, presse, littérature, cinéma, télévision, publicité, jeu vidéo, bande dessinée, réseaux sociaux numériques et Web, etc.) abordent la question de la sexualité, avec plus ou moins de gravité ou d’humour. Ils contribuent à façonner les pratiques, et jouent aussi un rôle de support des sociabilités amoureuses et sexuelles, ou encore d’expertise et de pédagogie auprès de publics ciblés. Ils accompagnent la construction des identités, voire en forcent la définition. La question de l’impact des médias sur les corps, sur les désirs ou les plaisirs est tout aussi centrale dans cette partie.
14La troisième partie, « (D)ébats et (Dé)libérations publics », s’organise autour de la question des controverses et débats de société, de leur déploiement dans l’espace public et politique. Qu’il s’agisse de concevoir une géographie des usages sexuels de l’espace urbain ou d’utiliser la rue – à des fins de contestation et de manifestation, ou de travail sexuel –, l’espace est conçu comme le lieu physique des confrontations, le lieu du public par opposition aux espaces privés et réservés. Ailleurs, l’espace se fait plus médiatique, qu’il participe à l’explicitation d’un discours sanitaire sur la sexualité, qu’il touche aux expertises et à la circonscription des risques ou qu’il donne à voir des confrontations politiques et morales. Dans tous les cas, il s’agit de comprendre comment les sphères privées comme publiques participent à la circulation et/ou à l’épuisement des discours.
Des formes communicationnelles spécifiques
15L’ensemble des articles, qui se sont individuellement attachés à interroger le champ des sexualités au prisme de la communication, fait surgir des récurrences intéressantes, que celles-ci proviennent des cadres théoriques sollicités ou des manières d’investir les terrains et les objets étudiés. Ainsi, différentes formes communicationnelles s’imposent en filigrane dans des configurations sociales parfois très différentes. Nous en relevons cinq, particulièrement tangibles au fil du numéro.
16La première réside dans les formes de contractualisation, et parfois dans leur absence problématique ou leur lente maturation. Forme historiquement ancrée de la conjugalité hétérosexuelle, le mariage n’est bien entendu pas le seul contrat lié aux pratiques sexuelles : la controverse autour du consentement effectif ou forcé des prostituées est liée à la reconnaissance ou à la dénégation de la possibilité de conclure contractuellement une transaction économique, et cet enjeu est débattu à l’aune de la dignité des personnes se prostituant. Le contrat BDSM quant à lui précise les pratiques auxquelles s’engagent les signataires, les modalités de la relation – les conditions de sa révocation pouvant même faire partie intégrante du contrat lui-même.
17La seconde forme communicationnelle, qu’elle soit explicite ou tacitement intégrée, est celle des dettes et des contre-dettes conjugales et souvent émotionnelles, que l’on parle d’une négociation « à vue » au cours de la vie d’un couple, dans le cadre des relations impliquant des partenaires extraconjugaux, ou bien d’une gestion plus systématisée et instituée dans la constitution des communautés familiales. Parmi les cinq formes que nous mettons ici en valeur, celle-ci est peut-être la plus profondément anthropologique et permet de revenir sur l’idéologie d’une libération et d’un épanouissement sexuels partageables par tous et toutes. Dettes et contre-dettes donnent le tempo d’une économie libidinale et relationnelle et rappellent alors combien l’organisation des pratiques et de la vie sexuelle relève d’un travail stratégique et moral.
18On pourrait placer la troisième forme communicationnelle sous le double patronage de l’historienne Laure Murat et de la philosophe Judith Butler qui ont travaillé, l’une sur les nombreuses catégories sexuelles attribuées par la police aux personnes qu’elle surveillait ou arrêtait, et l’autre sur les capacités performatives du retournement du stigmate (Murat, 2006 ; Butler, 2004). La stigmatisation et le retournement éventuel du stigmate (qu’ils soient attachés aux critères du genre, de l’orientation sexuelle, de la désignation raciale ou de la validité physique) constituent un trait récurrent de ce numéro. Des personnes se réapproprient de manière individuelle ou collective l’usage d’un terme, le plus souvent à l’origine insultant : en en devenant non plus l’objet mais le sujet d’énonciation, elles en transforment ainsi l’usage commun. Dans d’autres situations, il s’agit aussi de personnes travaillant à repenser entièrement leurs pratiques à partir d’une réflexion sur le vocabulaire qu’elles utilisent (dans le cadre des professions médicales, pédagogiques, etc.). Le pouvoir du langage, dans sa capacité à nommer, altériser ou humaniser, permet de comprendre à la fois l’économie des identifications et de leurs affirmations, tout autant que les enjeux des politiques de la représentation et de la visibilité.
19Le « placard » est probablement la forme communicationnelle la plus intrinsèquement liée à la façon dont la dichotomie hétéro-/homo- a structuré la pensée et les enjeux politiques publics et privés au cours du xxe siècle. Eve Kosofsky Sedgwick (2008) a conféré une valeur profondément heuristique à cette expression désignant l’espace à l’intérieur duquel l’homosexualité peut se dire explicitement (le personnage de Charlus tel qu’il est décrit par Proust pourrait être l’archétype de celui qui y est enfermé). Elle en a montré la dimension épistémologique et le fait qu’elle dépasse largement les questions strictes des pratiques sexuelles : c’est une modalité de constitution des savoirs et ressources sexuels, tout autant que des catégories de genre pour nombre d’Occidentaux du siècle passé et de celui qui commence. Ce « placard » structure ainsi les rapports sociaux liés aux différentes orientations sexuelles et à l’obsession morale et médicale pour la différence des sexes, mais il s’articule aussi à des dichotomies telles que sain/ malsain, public/privé, tolérable/condamnable, et ainsi de suite.
20Enfin, les notions d’ob-scénité et de sur-scénité définissent le passage d’un régime de l’obscénité à celui d’un brouillage de celle-ci laissant apparaître (sur-scénité) – à certaines occasions médiatiques ou suivant certaines conditions – ce qui devait jusqu’ici rester confiné à la sphère privée et ne jamais être montré. Il s’agit, avec ces notions, de suivre ce qui relève de la mise en forme des sexualités sur un mode médiatique et spectacularisant, ou de l’économie des affects qui s’y rattache. Le déploiement de cette surscénité s’est fait depuis les années 1970 selon Linda Williams (1999) et coïncide avec la mise en crise, et non la libération, des contraintes morales pesant sur le champ des sexualités. Ainsi, des zones peuvent être tout à fait dédiées, parce que circonscrites, à des activités ou des discours sexuels qui seront dénoncés ailleurs : des espaces publics de la rue (zones de sexe dans chaque métropole, performances et manifestations), des écrans (la sexualisation de certains programmes télévisuels), etc.
21Ces cinq formes tissent selon nous des fils entre les articles d’un dossier au cours duquel le lecteur trouvera sûrement bien d’autres fils roses (ceux des identités sexuelles, du rapport au corps, à l’autre, etc.) pour nouer, dénouer, renouer l’écheveau complexe qui lie les sexualités et la communication.
Notes
-
[1]
Les références citées en introduction renvoient à la sélection bibliographique, p. 19.
-
[2]
Concernant les questions relatives à la désignation d’un discours savant sur la sexualité comme objectif ou subjectif, voir Chibois et Pailler (à paraître, 2014).
-
[3]
S’il nous semble essentiel, pour des raisons méthodologiques et heuristiques, de prendre position en faveur d’un pluralisme épistémologique concernant la réflexion sur les sexualités, cela ne nous engage assurément pas d’une manière ou d’une autre à affirmer ce pluralisme sur un plan politique et opérationnel. Cf. Deschamps, C., « La fabrique du sexe par les sciences sociales », in Deschamps, C., Gaissad, L. et Taraud, C., 2009, p. 67-80.