CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Visible, lisible, sensible ou risible, le couple que forment pornographie et Internet tend à déplacer le regard du porno vers la graphie, et ce à travers les variétés d’écritures du corps que les écrans en réseau proposent aux internautes. Le cas de la médiatisation de la pornographie amateur sur des sites de « réseaux sociaux » apporte une complexité communicationnelle supplémentaire aux représentations numériques d’une sexualité mythologisée comme étant à portée de tous. Dans la mesure où les gestionnaires de réseaux présentés comme « 2.0, collaboratifs ou sociaux » (Facebook, YouTube, etc.) ont exclu de leurs sites généralistes les « contenus explicites » pour des raisons juridico-commerciales, les productions pornographiques amateur ont été livrées à des sites « clones » spécialisés [1]. Pour paraphraser Linda Williams (2004), l’« ob-scène » (la sexualité privée, non professionnelle et proche [2], maintenue hors-scène) a pu ainsi monter « sur scène » euphorisée par des dispositifs réseautiques (publicisants [3], lucratifs et médiateurs d’un contact à distance). Depuis 2006, les structures éditoriales de Myspace ont pu inspirer un Xprofiles ou un Xpeeps, celles de Facebook un Fuckbook, celles de YouTube un YouPorn et un RedTube, tandis que Twitter et Tumblr sont restés tolérants aux imageries « pour adultes ».

2Prise dans cette catégorie souple (et débattue) des « sites de réseaux sociaux », toute variété de pornographie amateur se confronte à une matrice médiatique qui lui propose systématiquement des services de création de profils, des listes d’utilisateurs et des navigations par liens partagés (Boyd et Ellison, 2007 ; Stenger et Coutant, 2011). Comment se négocient alors les représentations d’une sexualité ordinaire vis-à-vis de ces formats industrialisés sur le Web contemporain ? Dès lors que « toute forme de représentation implique une négociation, voire un corps à corps, avec la force de résistance propre au système médiatique choisi » (Marion, 1997), il est question d’exposer ici deux grandes modalités pornographiques qui articulent les corps anatomiques des amateurs aux corps médiatiques des social networks.

La chair informée dans la diachronie des standards numériques

3D’emblée, une lecture historique et sociotechnique peut établir des articulations entre l’appropriation sociale de formats médiatiques et la transformation des représentations pornographiques. En ce sens, Éric Schaefer (2004) voit – au sein des porn studies – des correspondances entre l’usage « rapide et bon marché » des pellicules de 16mm et les variétés « amateurisantes » de films pour adultes, en antichambre des vidéos domestiques des années 1980. De manière analogue, la montée en visibilité d’une pornographie dite amateur nous donne à penser en diachronie une chair qui s’informe au fil des standards numériques.

4Ce premier pôle de friction renvoie la pornographie amateur aux contraintes des formats informatiques textuels, iconiques et audiovisuels. Des messageries aux sites Web en passant par les chatrooms, le fait que l’écran textuel ait été pris pour un écran sexuel rappelle un travail préalable d’expression linguistique de la libido. « On prend un pseudonyme et on transmet ses fantasmes sur l’écran du Minitel », écrivait déjà Jacques Perriault (1989). Cette apparente libération des amateurs par le pseudonymat est à la base des négociations pornographiques qu’agencent les réseaux sociaux contemporains : il revient aux dispositifs d’encadrer les échanges et projections des auteurs-énonciateurs mis en texte HTML sous forme de profils détaillés, et ce autour d’imageries explicites.

5Pseudos, légendes, commentaires et autres descripteurs érogènes tissent un lit de mots pour les formats graphiques et audiovisuels qui sont au cœur des représentations corporelles des amateurs. Historiquement, les archives vernaculaires des newsgroups du siècle dernier montrent comment, en l’absence de formats graphiques, le dénommé ASCII-Porn stimulait le désir scopique des pionniers-internautes avec des images faites de caractères alphanumériques. Par contraste, aujourd’hui, c’est justement l’exploitation de galeries photographiques au format JPG ou de comptes de lecteurs vidéo au format FLV qui définit les positionnements des réseaux ouverts au porno amateur. Les graphies du corps que ces formats autorisent illustrent une négociation matérielle entre des sexualités ordinaires et des dispositifs de prise de vue : photos d’appareils datées au format JJ/MM/AAAA, présence des flashs (et plus récemment des filtres), résolutions ostensibles de webcam ou de téléphone. Ces marques de fabrique relisent la technicité des formats à l’aune d’une certaine érotique des pixels : « l’effet de réel » (Barthes, 1968) qui caractérise la pornographie amateur s’y joue.

Le bord sexuel de l’imaginaire du partage

6Avec ses assemblages de textualités personnifiables et d’iconographies authentifiantes, la perception de la pornographie amateur semble avoir glissé du spectre dysphorique et impersonnel du « cyberporn » (Time, 1995) vers les imaginaires plutôt euphoriques et incarnés, qui accompagnent les innovations technologiques actuelles (auto-expression, communauté, do it yourself). Or, bien que ces rhétoriques sur l’amateurisation et sur le partage généralisé de contenus soient transversales au Web « social », sur des sites comme Xprofiles, RedTube ou Tumblr ces expressions retrouvent un bord sexuel fondamental : celui qui instaure un « échange symbolique » fort (Baudrillard, 2000) entre les membres d’une économie du numérique.

7Au fil des échanges, la pornographie amateur négocie un territoire marqué par des obligations de productivité et de réciprocité. Les opérations d’appropriation de galeries illustrent les « techniques du corps » (Mauss, 1935) sexuel des amateurs en même temps qu’elles documentent un travail de saisie médiatique. Encadrer des parties génitales pour en faire un blason anatomique[4] anonyme, gérer le point de vue (point of view, POV) au cours du coït, viser un miroir pour capturer une pose précise : tous ces efforts d’auto-figuration et de publication sont censés être récompensés par la gratification qu’apporte le regard d’autrui, matérialisé par des « petites formes » (Candel et al., 2011) qui rétribuent les producteurs : des likes cliqués en volume, des commentaires flattant les attributs exposés ou même des offrandes iconiques de sperme (cumshots) sur des seins dédicacés puis imprimés (dédiboobs).

8Objet d’un regard ritualisé, l’amateur pornographe doit négocier une posture vis-à-vis de ce feedback qui flatte les corps mis en partage. Pour reprendre l’expression de Michel de Certeau (1990), une double « intextuation du corps » est en jeu sur ces écrans pornographiques : d’une part, celle qui confronte des techniques corporelles aux contraintes propres aux formatages informatiques ; d’autre part, celle qui parvient à instaurer des rapports d’émulation et des obligations réciproques de don entre les corps. Au prisme de ces dynamiques complexes de négociation, la pornographie amateur contemporaine se fragmente à travers des niches spécifiques (fétichismes d’un certain genre d’images) tout en se prêtant à des abus instrumentaux (fakes, arnaques et usurpations).

Notes

  • [1]
    Soutenus par des capitaux constitués ad hoc ou par des groupes déjà positionnés dans le marché de la pornographie en ligne comme Manwin ou AEBN.
  • [2]
    La mythologie du porno amateur tourne autour d’une connotation de proximité fantasmée : des photos lambda, des corps de girl next door ou d’average Joe, des chambres à coucher qui ressemblent à la vôtre.
  • [3]
    Le seuil entre auto-publication et publicisation peut être franchi par des discours médiatiques du type « Ton ex à poil sur la Toile » (Libération, 10 juin 2006) entre scandales, vengeances et réputations touchées.
  • [4]
    En écho au genre poétique qui au xvi e siècle se focalisait sur une partie du corps. Dans l’esprit des blasons qui célébraient jadis « beaux tétins » et autres « cons », les galeries de corps morcelés abondent sur les réseaux.

Références bibliographiques

  • En ligneBarthes, R., « L’effet de réel », Communications, n° 11, 1968, p. 84-89.
  • Baudrillard, J., Mots de passe, Paris, Pauvert, 2000.
  • En ligneBoyd, D. et Ellison, N., « Social Network Sites : Definition, History, and Scholarship », Journal of Computer-Mediated Communication, vol. 13, n° 1, 2007, p. 210-230.
  • Candel, E., Jeanne-Perrier, V. et Souchier, E., « Petites formes, grands desseins : d’une grammaire des énoncés éditoriaux à la standardisation des écritures », in Davallon, J., L’Économie des écritures sur le web, Paris, Hermes-Lavoisier, 2012, p. 135-166.
  • De Certeau, M., L’Invention du quotidien. 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990.
  • En ligneMarion, P., « Narratologie médiatique et médiagénie des récits », Recherches en communication, n° 7, 1997, p. 61-87.
  • Mauss, M., « Les techniques du corps », Journal de psychologie, n° 32, 1935, p. 271-293.
  • Perriault, J., La Logique de l’usage, Essai sur les machines à communiquer, Paris, Flammarion, 1989.
  • En ligneSchaefer, E., « Gauging a Revolution : 16mm Film and the Rise of the Pornographic Feature », in Williams, L., Porn Studies, Durham, Duke, 2004, p. 370-400.
  • En ligneStenger, T. et Coutant, A., « Introduction », Hermès, n° 59, 2011, p. 9-17.
  • Time, « Cyberporn », vol. 146, n° 1, 3 juil. 1995.
Gustavo Gomez-Mejia
Université François Rabelais, Citeres, Tours
Gustavo Gomez-Mejia est maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université François-Rabelais (IUT de Tours), chercheur au laboratoire Cités, territoires, environnement et sociétés (Citeres). Ses recherches portent principalement sur les identités, les industries culturelles et le Web contemporain.
Mis en ligne sur Cairn.info le 09/09/2014
https://doi.org/10.3917/herm.069.0129
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour CNRS Éditions © CNRS Éditions. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...