1La montée en puissance des technologies numériques d’information et de la communication (TNIC) et d’Internet depuis une vingtaine d’années a contribué à renouveler les pratiques sexuelles et l’économie libidinale dans son ensemble : industrialisation des possibilités de rencontres via les sites de rencontres ou réseaux sociaux, accès instantané et gratuit à d’incommensurables corpus d’images et de films pornographiques à des fins masturbatoires, banalisation du porno amateur (Youporn), etc. Plus rarement évoquées, des pratiques sexuelles nouvelles émergent de ces technologies, produites non par leur intermédiaire mais dans leurs interstices. « Certaines pratiques sexuelles n’existent que sur Internet, où des formes d’exhibitions derrière webcam rencontrent des formes de voyeurisme devant écran – effeuillages solitaires ou tournages, en différé ou en direct, de séquences de pornographie amateur » (Combessie et Mayer, 2013).
2Ainsi en va-t-il de la co-masturbation assistée par ordinateur. Il s’agit, pour deux personnes étant entrées en contact via un site de rencontres ou une messagerie instantanée, de se connecter en session privée avec webcam, et de se « co-masturber » en mettant en scène leurs parties intimes. La pratique peut aussi concerner des couples éloignés géographiquement, optant pour ce palliatif en raison de la séparation des corps.
3Deux enquêtes menées sur la rencontre sentimentalo-sexuelle en ligne (Lardellier, 2004 ; 2012) nous ont permis de repérer cette tendance. De même, plusieurs ouvrages relatant les aventures de « cyber-dragueurs » décrivent cette pratique qui peut être un prélude, un adjuvant ou un prolongement de la rencontre in real life (IRL), ou constituer une sexualité de substitution. Arno Clair (2011) détaille cette pratique sexuelle qui permet de faire l’économie d’une rencontre avec l’autre. On « arrive à ses fins » à distance, « seul(e) avec l’autre ». On peut même garder l’enregistrement photographique, filmique ou sonore des séances, à toutes fins utiles.
4Ce « cyber-onanisme » nous semble être paradigmatique de l’évolution des sexualités, entre individualisation, distanciation (puisque sans contact ni pénétration) et technicisation de pratiques « négociées ».
Quand, comment, avec qui ?
5Ces pratiques interrogent bien sûr le lien entre communication et sexualité au premier chef car elles se fondent la plupart du temps sur un contrat clairement explicité. Se livrer à une séance de « co-masturbation assistée par webcam » soulève d’abord la question de la confiance (cf. les récentes affaires médiatisées, ayant vu des mineurs acculés au suicide après que ce genre de séances, captées à leur insu, aient été mises en ligne). En regard de cela, des stratégies d’autoprotection peuvent être mises en place, comme le port de masque ou la seule mise en scène des corps sans les visages. Et puis il y a le crescendo ritualisé et symétrique de la séquence, et les modalités « ensuite » de sortie de l’interaction.
6Esquisser une typologie de cette pratique revient à se demander d’abord si les protagonistes se connaissent ou pas ; si ensuite, la pratique masturbatoire est concertée ou impromptue ; si cet échange a lieu via une messagerie autorisant les échanges privés avec webcam ou sur une plateforme induisant ce type de pratiques. Le site Chatroulette est « incontournable », entre démonstrations obscènes et séances d’exhibitionnisme anonyme. De même, Snapchat est une application largement utilisée pour le cybersexe, qui permet de capturer des photos et des vidéos et de les envoyer à un interlocuteur, ces images s’autodétruisant au bout de quelques secondes.
7Quand l’interaction concerne des inconnus, tout commence par « du texte ». On écrit des choses badines, l’échange fait la part belle aux fantasmes, puis le désir monte comme l’envie d’aller plus loin ; alors, on propose une session en webcam. Là, on a l’impression de pénétrer dans l’intimité de l’autre et la sensation de visiter son intérieur, via ce que l’on perçoit en arrière-plan, avec au premier plan le corps qui se dévoile devant la caméra. Sont à l’œuvre des logiques complémentaires d’exhibitionnisme et de voyeurisme. On pourrait évoquer là « l’extimité » telle que définie par Serge Tisseron.
8Selon Bruno, 38 ans, « c’est le fait de se voir soudain qui provoque l’excitation. Alors, l’envie de se toucher et le désir de se masturber arrivent. À ce moment-là, tout le monde ne montre pas son visage. Certains, c’est juste leur sexe, que ce soit homme ou femme, juste pour exciter l’autre, se voir mutuellement et se masturber ». Mais parfois, les choses sont moins « altruistes ». Ainsi, Sylvie 48 ans, se souvient : « j’avais accepté une “conversation” en webcam, sauf que ce n’est pas le visage de mon interlocuteur que j’ai eu en gros plan quand j’ai branché la cam ! »
9La webcam peut aussi servir à non pas deux personnes, mais trois. Martine, 50 ans, raconte : « je suis entrée en relation chat avec un homme qui au bout de cinq minutes, m’a demandé si “je pouvais me toucher”. J’ai cru à un lapsus ! Mais non, il était avec sa femme et ensemble ils s’excitaient de cette façon. Il s’agissait en fait de “faire l’amour” en trio sur le Net ».
10Mais cette « co-masturbation assistée par ordinateur » peut aussi être un palliatif pour des couples séparés géographiquement. Se pose donc la question du degré d’intimité des protagonistes, qui conditionnera les termes de la séance, la ritualisation de son crescendo, les mots et les discours l’accompagnant et la qualifiant.
« Adieu au corps » ?
11Ce rapide panorama appelle quelques remarques :
12– Le « cyber-onanisme » prend acte de la technicisation et de l’individualisation de pratiques sexuelles négociées de gré à gré, au coup par coup. Il est notable que ce qui se dévoile d’intime, voire d’obscène, le soit souvent entre de purs inconnus.
13– Le triomphe des mises en scène médiatiques et numériques du soi (télé-réalité, réseaux sociaux, etc.) semble trouver dans ces exhibitions devant webcam un « prolongement naturel ». Puisqu’on peut tout raconter de soi en ligne, pourquoi ne pas « tout montrer » aussi ?
14– À l’avenant, la prolifération de la pornographie et la banalisation des pratiques amateurs sur Internet ont certainement œuvré à déculpabiliser, voire à valoriser ces exhibitions dont des millions de versions captées sont accessibles en ligne.
15– De même, peut-on percevoir une parade face à la disqualification, la « ringardisation », voire la pénalisation de certains comportements (drague intempestive, machisme), ainsi qu’à la sédentarisation des maladies sexuellement transmissibles. S’est mise en place, grâce à l’essor opportun des TNIC, une sexualité sans contacts directs, sans rencontres et sans pénétration. Elle permet de contourner et d’éviter les risques, les coûts et l’exposition en un plaisir solitaire, solidairement institué et sans dangers.
16L’élision de la rencontre de laquelle procède le « cyber-onanisme » signe-t-il « l’adieu au corps » d’autrui ? On peut considérer de façon moins pessimiste que cela procède d’une mise en scène de soi allant à l’encontre des complexes et de la frustration, bref, d’une démocratisation du sexe, médiatisé mais accessible à volonté, délesté du rendement et de la performance qu’implique la drague IRL. On retrouve là les intuitions de Michel Foucault, sur la montée en puissance des technologies dans la gestion des rapports sociaux et des relations sexuelles, et aussi certains des personnages dont Michel Houellebecq brossait le contour dès le milieu des années 1990 dans Extension du domaine de la lutte.