1Des séquences, issues respectivement de Videodrome (Cronenberg, 1981), Le Cobaye (The Lawnmover Man, Leonard, 1992) et The Cell (Singh, 2000), nous exposent un usage saisissant de la « réalité virtuelle » : il s’agirait d’un voyage technosimulé vers l’inconscient, permettant d’explorer un environnement édifié selon nos propres mouvements psychiques.
2Seul dans un entrepôt, Max revêt un lourd casque de simulation de réalité virtuelle. Après un certain temps, il aperçoit Nicki, sa maîtresse récemment disparue ; elle lui tend un long fouet de cuir et lui dit : « Nous sommes enfin là. Là où nous devons être. À Vidéodrome. » Max, soudain tête nue et le fouet en main, se retrouve dans une pièce différente, avec au centre un grand poste de télévision qui diffuse l’image de son amante : « Qu’est-ce que tu attends, chéri ? Allez, jouons. Ouvrons ces récepteurs de neurones. » Il flagelle alors la télévision, d’abord hésitant puis avec plus d’assurance, tandis que l’appareil s’ébranle et gémit à chacun de ses coups …
3Un couple d’avatars humanoïdes s’embrasse, se transforme et explore l’environnement cyberorganique. Brusquement repoussée, la femme est engluée sur une surface visqueuse, tandis que l’homme s’amuse de sa détresse et l’instruit : « Ça vient de notre esprit primaire. Regarde ! » Il se métamorphose à ce moment en monstre et lacère la prisonnière de ses tentacules …
4Catherine, projetée dans l’esprit d’un tueur en série, s’éveille allongée sur le sol d’un bâtiment industriel. Elle enclenche involontairement un mécanisme de rouages qui actionne plusieurs cages et articule des cadavres « vivants » tels des pantins dans des scènes fétichistes. L’une des cellules s’ouvre, libérant une femme bodybuildée qui assomme Catherine et la dépose sans ménagement au pied du maître des lieux, l’alter ego du meurtrier incarné en tyran sadomasochiste …
5À la vue de ces exemples cinématographiques, on ne peut manquer d’être frappé par la constance de l’approche érotique du dispositif : nous pourrions, dans cet espace consacré, parcourir nos fantasmes, coordonner nos désirs, répéter à l’infini nos souvenirs les plus ardents ; la persistance du schéma sadique que subit le corps virtuel achève de nous présenter le postulat d’une simulation toute puissante. Ainsi, pour comprendre en quoi l’expérience du virtuel révèle quelque chose de notre conception actuelle du corps, nous proposons de tirer parti de l’observation des espaces érotiques qui en émanent. Nous envisagerons le motif du corps plongé dans le cyberespace et l’emploi érotique du dispositif en nous appuyant principalement sur ses représentations cinématographiques, puis nous les confronterons à l’expérience des jeux vidéo pornographiques, avant d’esquisser les questionnements que pose le dispositif.
Le corps du cinéma
6Au cinéma, la représentation la plus fréquente de l’expérience vidéoludique consiste à transférer le joueur de la réalité physique à celle simulée afin de l’incarner en avatar [1] dans un environnement virtuel (Tron, Lisberger, 1982 ; Le Cobaye ; Matrix, Wachowski et Wachowski, 1998 ; eXistenZ, Cronenberg, 1999 ; etc.) ou onirique (The Cell ; Paprika, Kon, 2006 ; Inception, Nolan, 2010 ; etc.). Le corps originel, simple enveloppe abritant l’esprit, est neutralisé, généralement endormi ou inconscient, parfois mort ; certains des protagonistes se sentent ainsi vulnérables (Ted dans eXistenZ, Neo dans Matrix), tandis que d’autres tentent au contraire de se détacher définitivement de leur enveloppe corporelle (Jobe dans Le Cobaye). Suivant ces considérations, l’immersion dans la réalité virtuelle donnerait le sentiment au joueur que son propre corps est inutile ; libéré des contraintes physiques, il pourrait alors parcourir un univers de plénitude désincarnée. Pourtant, l’« adieu au corps » (Le Breton, 2002), l’évacuation de la dimension corporelle vers son équivalence virtuelle dans le cyberespace, ne s’accomplit nullement sans la promesse d’une corporéité nouvelle : si le cyberspace est présenté comme le support d’un monde angélique, il serait aussi possible, sans se déplacer,
de marcher dans les forêts vosgiennes, de surfer sur les vagues d’un spot du Mexique […], de déshabiller une femme de rêve lors d’un jeu érotique avant de l’entraîner dans une torride étreinte virtuelle […].
8Dans les fictions cinématographiques, la charge érotique du virtuel semble évidente pour les protagonistes : ainsi Jobe, dans Le Cobaye, précipite l’expérience interactive avec sa partenaire dans une séance de cybersexe qui bascule instinctivement dans la torture sadique ; pareillement, dans eXistenZ, la conceptrice Allegra et le joueur Ted sont amenés par le jeu à manifester physiquement un désir ardent au-delà de la méfiance mutuelle, phénomène ainsi justifié par Allegra : « C’est sûrement une tentative lamentablement mécanique pour accroître la charge émotionnelle de la phase suivante. »
9Si l’expérience virtuelle suggère dans un premier temps un effacement de la corporéité du fait d’une opposition supposée de la virtualité à la réalité, il s’avère finalement difficile de distinguer nettement une telle rupture. Nous l’avons vu avec The Cell et les films de David Cronenberg : le statut virtuel de l’avatar ne lui épargne nullement le plaisir charnel ni la violence gore.
L’érotisme vidéoludique
10Si les représentations cinématographiques les plus emblématiques de l’expérience cyberérotique proviennent des États-Unis, les jeux vidéo pornographiques les plus significatifs sont issus du Japon, communément classés sous les appellations eroge (gairaigo, mot japonais d’origine étrangère, issu de l’abréviation de erotic game) ou H-games (H pour hentai, nom donné en Occident aux produits érotiques japonais) [2]. Bien que quelques jeux soient spécifiquement consacrés à la violence sexuelle (notamment RapeLay, Illusion, PC, 2006 et Real Play, Illusion, PC, 2014) voire au registre eroguro [3] (Saya no Uta, Nitro+, PC, 2003 ; Taimanin Asagi, Lilith, PC, 2005) et pourraient rejoindre les représentations sadiques évoquées dans le cadre du cinéma, nous choisirons comme exemple central Artificial Girl 3 (Jinkô Shojo 3, Illusion, PC, 2007) en raison de son gameplay [4] représentatif ainsi que l’emploi instructif de l’environnement.
11Artificial Girl 3 est une véritable simulation de pantsu. Issue de la prononciation phonétique japonaise de l’anglais pants (culotte), le pantsu désigne un genre de mangas destinés aux adolescents masculins (sh?nen manga), dans lesquels s’accomplit de façon burlesque l’apprentissage de l’amour et de la sexualité [5]. Le jeu qui nous intéresse permet de créer une multiplicité de « filles » afin d’expérimenter toute sorte de situations sentimentales. D’emblée, deux espaces se présentent au joueur. Le premier, en guise de menu, est un monde sousmarin dans lequel il est possible de modéliser sa partenaire – en modifiant la couleur de sa peau, la taille de ses seins, la longueur de ses cheveux, le dessin de ses yeux, etc. Cet environnement n’est pas sans évoquer l’espace « primaire » décrit par Jobe dans Le Cobaye, sous-tendu par le symbole de l’océan comme liquide amniotique et espace inconscient. Le second est l’île typiquement japonaise dans laquelle les « Artificial Girls » vont vaquer à leurs occupations, où l’avatar du joueur – stéréotype du lycéen japonais – va déambuler, à la rencontre de ses créatures : le temple bouddhiste, la chambre, la salle de bain, la plage, etc. L’attrait encore actuel du jeu, malgré son obsolescence technique et l’érotisme parfois contraignant que constitue l’héritage des Dating Sim [6], semble provenir de la symbolique forte attachée à ce processus de création, et l’inscription même de ce processus dans la continuité narrative du jeu – contrairement à Schoolmate (Illusion, PC, 2007), pourtant doté d’un effet de cell-shading [7] plus engageant et de protagonistes aux caractères mieux élaborés, mais qui ne permet pas de modifier le physique de ses partenaires, ni ne présente de valeur symbolique. Faut-il voir dans cet intérêt persistant un fétichisme du virtuel ? Le jeu ne nous invite nullement à « compenser » la frustration sexuelle par l’expérience d’une simulation – comme cela est souvent rapporté, notamment à travers la critique de la culture Otaku (Jauréguiberry, 2002) –, mais bien à éprouver une attraction affective envers les personnages spécifiquement artificiels [8]. Nous trouvons un semblable accès à l’affect et l’inconscient dans le mini-jeu américain EGirl (EGirl Interactive, PC, 2008). L’« E (lectronic) Girl », baptisée Alys, se présente ainsi au joueur :
C’est fantastique de prendre vie sur votre ordinateur ! Je déteste m’ennuyer dans l’Internet, en attendant d’être téléchargée. C’est beaucoup plus amusant de parler avec vous en personne [9] !
13Les décors – un blanc aveuglant qui n’est pas sans rappeler le « désert du réel » de Matrix, une église ténébreuse, une caverne sombre, une chambre évoquant les œuvres « biomécaniques » de Hans Ruedi Giger – sont présentés comme les rêves et fantasmes d’Alys [10], tandis qu’Internet s’apparente, pour le dire à la façon d’Inception, à des Limbes, un territoire vierge et infini.
14Plutôt qu’un jeu s’achevant « à une main » dans une excitation précipitée, l’eroge favorise l’empathie du joueur envers les créatures virtuelles afin de simuler une rencontre psychique. Pour ce faire, l’espace intérieur et l’espace virtuel sont confondus par l’interaction et par la position symbolique du discours – la caverne sombre, la cellule sous-marine, etc. L’espace du jeu devient alors un « espace potentiel »,
un espace intermédiaire entre la réalité psychique interne et le principe de réalité externe, où subjectivité et objectivité se confondent.
L’espace de jeu
16La confrontation du cyberérotisme tel qu’il se révèle au cinéma et des représentations vidéoludiques atteste de la constance d’un « théâtre » dans lequel s’expérimente un non-lieu de la corporéité. Ce procédé dessine, par l’exemple d’eXistenZ, « les contours d’un objet à la consistance irréelle […] diluée dans une pure virtualité qui échappe à la saisie représentative », et dans le même temps, « la charnière – physique – et le moteur de toutes les actions du jeu » (Brunet-Georget, 2010). Il n’est alors pas anodin de signaler que l’expression « espace de jeu » désigne dans la culture BDSM [11] un lieu en rupture avec le quotidien, « un territoire savamment limité et règlementé » :
Ce que note Véronique Poutrain à propos du BDSM trouve écho dans nos observations de l’espace vidéoludique. Lorsque l’« espace de jeu » BDSM sollicite une déconstruction identitaire, sociale et physique en occupant « le corps et l’esprit » afin de permettre au fantasme de s’incarner, l’espace du jeu vidéo érotique précipite les désirs du joueur en une construction virtuelle de l’épreuve du corps. Ces interactions, singulières, plurielles et mouvantes, esquissent un dépassement de l’approche traditionnelle qui consiste à opposer le réel et le virtuel. Il s’agirait plutôt d’une « réalité du virtuel », l’édification du virtuel comme espace à la fois psychique et organique, amenant la possibilité de repenser l’expérience du corps.L’espace du jeu se focalise avant tout sur le corps de la personne dominée. Le corps devient le lieu même de l’action puisque le dominant l’utilise tel un objet et exerce une action sur lui. […] En d’autres termes, prendre possession de l’esclave, c’est prendre possession de ses territoires, et surtout de ses territoires les plus intimes : le corps et l’esprit. […] Même si les décors ont une importance, parce qu’ils véhiculent une certaine atmosphère, le jeu peut se dérouler dans n’importe quel lieu public à l’insu des autres.
Notes
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[1]
« Avatar », issu du sanskrit, avat?ra, définit chacune des dix « descentes » et incarnations du dieu Vishnou sur Terre pour rétablir le dharma, l’ordre cosmique. Dans le cadre informatique, « avatar » nomme l’apparence que sélectionne un individu dans un environnement infographique (image dans un forum internet, objet 3D dans un univers virtuel). Le terme, souvent attribué au roman cyberpunk Comte Zéro de William Gibson (1986), est apparu dans le roman Chants des étoiles de Norman Spinrad (1980), et le jeu vidéo en ligne Habitat de Lucasfilm Games (1986).
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[2]
L’influence de la culture japonaise dans le domaine du jeu vidéo érotique est telle qu’il est désormais fréquent d’évoquer un Western hentai game ou Western eroge pour désigner un jeu érotique occidental tels que 3D SexVilla (thriXXX, PC, 2002) ou Virtual Hottie 2 (Solark, PC, 2006).
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[3]
L’ero guro nansensu, ou eroguro, est un mouvement artistique japonais des années 1920 combinant l’érotisme à des éléments macabres et grotesques, revendiquant l’influence occidentale de Georges Bataille, du marquis de Sade, d’Edgar Allan Poe. La paternité est attribuée à l’auteur Edogawa Rampo pour ses romans et nouvelles comme L’Île panorama (1926) ou La Bête aveugle (1931). Parmi les héritiers les plus notables, nous pouvons retenir les mangaka Suehiro Maruo (La Jeune Fille aux camélias, 1984), Junji It ? (Tomie, 1987-2000) et Usamaru Furuya (Garden, 2000). Le terme désigne plus généralement la combinaison de « gore » et de pornographie.
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[4]
Le terme anglo-saxon de gameplay permet de désigner les modalités de prise en main du jeu, corrélatif à l’équilibre entre la structure du jeu (game) et le « vertige » ludique (play).
-
[5]
Maison Ikkoku de Rumiko Takahashi (1980-1987), DNA2 de Masakazu Katsura (1993-1994) et Love Hina de Ken Akamatsu (1998-2001) sont trois pantsu parmi les plus populaires en France.
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[6]
Jeux de simulation de drague dans lesquels le joueur va améliorer le niveau de relation d’un personnage dirigé par le programme. Tokimeki Memorial (Konami, PC Engine, 1994) est l’exemple le plus courant.
-
[7]
Effet graphique utilisé en synthèse d’image permettant de créer un rendu caractérisé par des contours marqués et une palette de couleur réduite. Ce rendu évoque les dessins animés traditionnels de celluloïd.
-
[8]
Dans la culture Otaku, le terme de moe (parfois moé) exprime un sentiment d’affection envers un personnage fictif ou un stéréotype spécifique (issu d’un anime, d’un manga ou encore d’un jeu vidéo).
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[9]
« First let me say thank you for downloading EGirl ! It feels wonderful to come to life on your computer — I absolutly abhor just sitting on the Internet, waiting to be downloaded. Much more fun to be talking with you in person. »
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[10]
« Enter one of Alys’dreams – anything could happen. »
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[11]
L’acronyme BDSM résulte de la combinaison de trois autres : BD se réfère à « Bondage et Discipline », DS se rapporte à « Domination et Soumission », et SM correspond à « Sadisme et Masochisme ». Le BDSM désigne l’échange spécifiquement contractuel entre deux parties (dominant et dominé) utilisant la douleur, la contrainte, l’humiliation et la mise en scène des fantasmes dans un but érogène.