1Si l’on peut aujourd’hui distinguer différentes formes et représentations de la sexualité dans le manga – notamment de genre ecchi [1] (érotique) et hentai (pornographique) –, Step up, Love Story de Katsu Aki (2004 et ss.) renouvelle le genre de la bande dessinée pornographique classique. Bien plus qu’une représentation plurielle de la sexualité, faite de mises en images fantasmées de corps érotisés, Step up, Love Story s’ancre au contraire dans un processus communicationnel de transmission et se positionne comme un objet à la fois ludique, pédagogique et informatif. Rejetant la seule dimension pornographique, ce manga peut se définir comme un « nouveau manuel d’éducation à la sexualité » ou encore un « guide pratique pour les jeunes couples ». Il ne s’agit plus d’une seule mise en scène de la sexualité, mais bien d’une réflexion sur celle-ci, sur la découverte de différentes pratiques, les pudeurs ou encore les fantasmes des personnages.
Une nouvelle expérience
2Step up, Love Story raconte la vie d’un jeune couple hétérosexuel marié et totalement inexpérimenté qui découvre ensemble plusieurs dimensions de la sexualité conjugale. Visuellement, on y retrouve les caractéristiques propres à la bande dessinée japonaise : une image en mouvement qui privilégie l’expressivité des sentiments des personnages et un procédé visuel-narratif spécifique au manga. Celui-ci modifie le rapport iconique/linguistique, construit un nouveau mode de lecture et joue sur les perceptions (Lechenaut, 2013a). Il génère en effet un jeu tensif entre ce que le « lecteur-spectateur [2] » regarde et ce qu’il perçoit.
3On y trouve également une vision du corps féminin érotisé caractéristique du manga. Le personnage de Yura, par exemple, en est la parfaite représentation : longiligne, taille fine et forte poitrine. Il ressort de ce personnage une candeur, une fragilité ainsi qu’une naïveté dans ses réactions à l’acte sexuel. Comme beaucoup de personnages féminins dans les mangas, Yura n’a pas conscience de l’attirance qu’elle provoque. Cela crée des situations cocasses (la mise en image des diverses réactions de Makoto, son mari, ou de ses collègues face à son physique, par exemple), ainsi qu’un attachement pour elle. L’image en noir et blanc et l’utilisation de gros plan sur les visages lors des scènes sexuelles du couple ou des personnages secondaires, tels que la sœur de Yura et ses nombreux amants, contribuent à l’érotisation du manga. Ils génèrent une forte intensité en même temps que l’épuration des traits fait place à la suggestion. Cette technique graphique touche à nos perceptions au point que l’image elle-même pourrait être considérée, dans une certaine mesure, comme sensorielle, puisqu’à travers le regard qu’elle génère, elle peut aller jusqu’à toucher la corporéité du « lecteur-spectateur » (Deleuze, 2002). Le dispositif visuel particulier du manga permet une immersion du « lecteur-spectateur » dans l’image, par les effets spécifiques d’un procédé propre au manga [3] (Baudry, 2012). Il devient un acteur perceptuel et corporel : s’il ne peut agir sur le récit, il n’est pas totalement subordonné à lui et peut depuis ses propres capacités sensorielles participer à l’efficacité de l’image. La distinction entre le lieu et l’émotion n’existe plus (Mons, 2006). De manière quasi simultanée, une réalité externe et une dimension intrapsychique sont imbriquées (Bénéjean, 2009).
4À l’expérience de l’intimité répond l’expérience visuelle-narrative spécifique au manga. Au-delà de la seule promesse de « voir », se forme une connivence entre le « lecteur-spectateur » et le récit. Par son expressivité, l’image interpelle en même temps que la narration questionne et dialogue avec le lecteur. L’intrication iconique/ linguistique amène à dépasser le seul « visionnement » de l’ébat puisque l’image, par ses spécificités graphiques, est déjà un dialogue qui renforce « perceptivement » la narration [4] (Lechenaut, 2013). L’intensité visuelle propre au manga génère une nouvelle expérience du voir, plus perceptive et interactive, permettant d’appréhender ce manga comme une médiation entre la représentation de la sexualité et sa dimension à la fois éducative et ludique.
Un double discours
5À l’inverse d’autres mangas de type ecchi, tels que Rouge passion (Kobayashi, 2006) ou Étudiantes coquines (Enoki, 2012), Katsu Aki instaure dès le début de son ouvrage un double discours, à la fois narratif et explicatif. Cette spécificité va générer une nouvelle lecture : à la fois ludique, pédagogique et informative.
6L’auteur du manga ne cherche pas à y mettre en scène ses fantasmes ou sa vie comme dans la bande dessinée érotique et autobiographique Fraise et chocolat d’Aurélia Aurita (2006). Katsu Aki semble vouloir donner une autre dimension de lecture. On peut le remarquer dans sa narration particulière, fournie de schémas – représentant par exemple les différentes formes de sexes, de poitrines, de types d’hymens ou encore les différentes attaches de soutien-gorge – et de données sociodémographiques propres au Japon, tels que l’âge du premier rapport, la durée moyenne d’un rapport, sa fréquence par semaine ou encore les destinations favorites pour la lune de miel. Ces données renforcent la dimension pédagogique et informative, mais permettent aussi de se distancier de la seule dimension pornographique. C’est au travers de celles-ci que ce manga se détache du genre ecchi. Elles donnent une ampleur à la narration qui ne se limite plus au seul récit. Ce dernier se transforme, pour le lecteur, en manuel pédagogique et informatif. Cette narration particulière permet à l’auteur d’interroger la relation de couple mais surtout de donner, de manière décomplexée, des informations sur l’entrée en sexualité (la première fois, les préliminaires ou encore l’éjaculation précoce).
7Certes, nous pouvons voir dans ce manga l’expression d’une sexualité et de corps érotisés, qui n’ont rien à envier aux pin-up pulpeuses de nombreuses bandes dessinées. Cependant, en instaurant un double discours (pédagogique/informatif et ludique), Katsu Aki se différencie de la bande dessinée strictement érotique ou pornographique, de la vision fantasmée, et réinterroge la notion d’intime, du rapport au corps, à soi et à autrui ainsi que la sexualité dans sa dimension culturelle et informative.
Notes
-
[1]
Le terme ecchi (ou etchi) signifie « indécent », « lubrique » ou encore « pervers ». Au Japon, il est souvent utilisé avec une connotation sexuelle, pouvant ainsi prendre différents sens tels que « érotique », « pornographique » ou « sexuellement inapproprié ». En Occident, ce terme est utilisé pour définir des mangas à connotation sexuelle.
-
[2]
Le manga est constitué d’une imagerie qui suppose intrinsèquement le mouvement. Le lecteur pris dans le mouvement des images peut avoir l’impression de regarder un film. D’où l’utilisation de l’expression « lecteur-spectateur » (Lechenaut, 2013).
-
[3]
En utilisant les prépositions « dans » et « par », nous nous référons à la discussion que Patrick Baudry (2012) mène avec Lucien Sfez quand il écrit « Distinguons trois temps. Celui d’une société “avec” l’image, “dans” l’image et “par” l’image. Je reprends ici les prépositions que Lucien Sfez utilise pour différencier des “âges” dans les rapports à la technique notamment. »
-
[4]
L’une des spécificités graphiques du manga est que son image est déjà un dialogue. Dès lors, il n’est pas rare d’entendre, lors d’entretiens, que l’on peut comprendre une histoire sans lire le texte. Un manga peut donc se lire en plusieurs temps et de différentes façons. Cette spécificité va renforcer la lecture « éducative et informative » de Step Up, Love Story puisqu’elle peut permettre au lecteur de le lire comme un tout ou plus spécifiquement de s’arrêter à la lecture purement informative – par la seule lecture des schémas, par exemple.