1Avant d’en rire, faut-il encore pouvoir en parler, ou au moins le suggérer, voire le montrer. Or, jusqu’aux années 1970, la censure adossée à la loi sur les publications à destination de la jeunesse de 1949 maintient la bande dessinée dans un univers où la violence et le sexe sont a priori bannis puisque contraires aux bonnes mœurs. Il faut donc attendre le mouvement global de libération sexuelle post-1968 pour que la bande dessinée, dans la foulée de l’underground américain participant à son tour à cette vague de fond, en vienne à se libérer et à aborder des questions de société, politiques, sociales ou sexuelles. C’est alors que l’on a pu commencer à en parler, et pour ce faire, à en rire, car le rire permet de faire passer ce qui pourrait autrement choquer. On a pu alors rire du sexe sur un mode que l’on qualifierait aujourd’hui plutôt de « trash » avec Reiser, qui montrait les choses sans détour mais toujours dans la perspective d’une critique sociale. On a pu également en rire sur le mode quelque peu dragueur, voire graveleux avec Wolinski, ou « intello » chez Bretécher où l’on parle plus que l’on agit. On a pu ensuite l’aborder sur le mode de Moebius, car à en croire Laurent Martin (2012), il y a bien la « veine érotique, discrète mais constante, d’un Giraud/Moebius, qui apparaît notamment dans le Bandard fou aux premiers temps de l’Écho des savanes ».
2Le Bandard fou, c’est l’histoire d’un homme ordinaire sur une planète lointaine qui, soudainement et hors saison en quelque sorte, est pris d’une érection disproportionnée. Il doit se cacher pour survivre, car il déroge à la bienséance sociale. Il est sauvé par une Dame Kowalsky qui, après quelques péripéties, l’emmène sur la planète Fleur où son organe est désormais admiré par une population d’esthètes.
3Moebius nous emmène loin dans son imaginaire, et s’il montre l’objet du délit et l’acte lui-même, c’est toujours néanmoins dans cette déclinaison de la ligne claire qu’il affectionne dans ses histoires de science-fiction [1] et dans cette transposition au sein de mondes qui rendent les choses exotiques. Cette distance annule en quelque sorte l’explicite du style de la ligne claire qui, en tant que telle, ne peut rien cacher.
4Moebius met en scène son Bandard fou sur le mode d’un humour d’abord déceptif, basé sur une communication difficile, ou plutôt sur ce que l’on a envie d’appeler une incommunication, socialement construite semble nous dire Moebius. Incommunication [2] que l’on ne peut pas conjurer dans ce monde-ci, mais dans un autre monde, celui, nous dit-on, de Fleur (inversion qui est une contre-utopie si l’utopie, à en croire Gilles Lapouge [1978] et Thomas More, est plutôt réservée voire quelque peu psychorigide, sinon « coincée »).
5Incommunication sociale, puisque le Bandard fou est une réflexion sur la déviation à la norme sociale en matière sexuelle et sur la norme tout court dans son rôle de censure. On y lit la dimension politique du sexe. Ici, l’humour repose sur une hyperbole qui grossit les choses et surtout ce pénis qui, dans sa démesure et sa raideur même, exprime peut-être le refoulement social (celui de la France de l’époque), mais qui permet paradoxalement aussi de dire les choses, de rendre dicible le caché. Son porteur en est le premier gêné (il dit qu’il « hait sa bite » et la frappe fort pour qu’elle se détende) et donc le premier porteur de la norme, mais ne peut rien y faire. C’est cette évidence qui, à nos yeux en tout cas, permet d’éviter l’obscène, car ce sexe-là ne relève pas à ce moment-ci de la concupiscence. Il n’est pas un objet de désir mais, trop encombrant, un objet de répulsion.
6On nous explique qu’être un bandard une fois par an, pour les besoins de la reproduction sociale avec celle que l’on appelle la Pondeuse, est quelque chose de tout à fait normal. En revanche, ce qui ne l’est pas, c’est le bandard qui devient fou, qui le devient et le reste en dehors même du moment socialement légitime. Le délit n’est dès lors pas dans la « bandaison » elle-même (manière pour Moebius de normaliser le sexe), mais dans sa folle expression qui devient une provocation à l’ordre social, bientôt réprimée par la PAF (la police anti-foutre), police politique. Cet état de fait produit de l’incommunication puisque le bandard lui-même constate la perte immédiate de ses amis et de son travail : celui qui déroge à la norme est ipso facto transformé en tiers exclu.
Rédemption
7L’humour de Moebius s’inscrit dans l’écart séparant une histoire qui n’est pas forcément gaie et sa mise en scène graphique [3] qui multiplie les décalages : entre la ligne somme toute claire de l’auteur et le sujet, mais également avec un bandard qui agresse littéralement son propre sexe en le tambourinant violemment sans avoir mal ou encore avec cette bulle censée nous expliquer « comment on devient un bandard fou » en nous montrant les deux états avant-après, ce qui n’explique rien mais montre tout. Décalage encore avec cette case aussi large que la page où l’on indique précisément au lecteur avec des mots surajoutés qui pointent à l’aide d’une flèche les objets en question (clous, planches, fleurs, etc.), à l’instar d’un mode d’emploi éclaté, comment notre bandard va fabriquer cette caissette remplie de fleurs pour camoufler son attribut gênant. Décalages toujours avec cet autre bandard surpris dans l’encadrement d’une porte affublé d’un casque en forme d’oreilles de Mickey, ou avec ce petit vaisseau transporteur qui prend la forme et la couleur rose du Dumbo de Disney, sans oublier ces pirates tout droit sortis d’Astérix que ce même vaisseau fracasse, à moins que ce ne soit la disproportion entre la plantureuse Dame qui l’accueille sur la planète Fleur et le Bandard fou.
8Cet humour, très présent au début du récit, laisse globalement penser que les choses vont s’arranger pour notre héros. Heureusement pour lui, il est en effet repéré par Dame Kowalsky, dame de volupté indubitablement, qui lui offre de la rejoindre. Le Bandard est en quelque sorte « décidé » (après quelque hésitation) par une trahison de la Dame qui prévient la PAF : en fuite, le Bandard fou ne peut qu’accepter sa proposition. Incommunication là encore, car le Bandard fou qui ne sait pas qui est Dame Kowalsky fait l’objet d’une véritable manipulation. La Pondeuse se fâche et dénonce, dimension économique cette fois du sexe, son contrat avec les Terriens au bénéfice des Exotiques. C’est la guerre et l’incommunication à nouveau, puisqu’au lieu de chercher un accord, les belligérants préfèrent sacrifier deux milliards d’êtres vivants, apprend-on, ce qui, dans une économie de la grandeur, vaut aussi comme mesure de la valeur du Bandard fou.
9Réfugié auprès et au sein de Dame Kowalsky [4], ce dernier subit une transformation radicale de son statut : dans le vaisseau, puis sur Fleur, il est l’objet même de la communication (on lui parle, on en parle et on l’attend) et devient l’objet d’une indéniable admiration. Lui, l’exclu, l’excommunié, devient de facto un proche du pouvoir. Non seulement on ne lui demande plus de se cacher, mais au contraire de montrer l’objet du délit. Or, sa pleine exposition, après une première panne décevante, n’est en rien une exhibition, n’est en rien obscène – il n’y a là ni pornographie, ni sadomasochisme, ni trash au quotidien même critique sur le mode qu’affectionnait un Reiser. Il est présenté de dos, donnant à voir alors un parterre de spectateurs fins connaisseurs qui apprécient manifestement en esthètes (ne la qualifient-ils pas de « féerique » ?) ce qu’il nomme lui-même la « bête ». Cette société qui reconnaît une place centrale au sexe, puisqu’il s’agit aussi, affirme l’un des protagonistes, de « baiser », le vit sur un mode en quelque sorte pacifié, apaisé, comme quelque chose de simple et de naturel qui ne renvoie pas qu’à la seule procréation mais également au plaisir, un plaisir qui n’est en rien honteux, un plaisir qui manifestement mène à la concorde sociale et conjure l’incommunication.
10C’est peut-être avec humour et une monstration « soft » (du moins à nos yeux) et en quelque sorte sincère, c’est-à-dire sans fausse pudeur ni exhibitionnisme, que Moebius va le plus loin dans le questionnement sur la relation entre sexe et communication, alors même qu’il ne verse pas dans l’intimisme. Il obtient alors une sorte de laïcisation du sexe, car son œuvre vaut proposition dans une société qui est souvent gouvernée par des positions extrêmes à propos du sexe. Cette laïcisation, loin de la pornographie (performance) ou de la répulsion (qui promeut l’abstinence face à un geste considéré comme sale), aspire à une attitude qui sache pleinement l’accueillir, mais avec un regard et une pratique d’esthète, une laïcisation qui vaut conjuration de l’incommunication. Une leçon à méditer aujourd’hui xencore ?
Notes
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[1]
Moebius pratique effectivement une ligne claire singulière, émancipée en quelque sorte, moins tendue dans son rendu final que celle d’Hergé, une ligne claire plus sauvage si l’on veut, plus spontanée en tout cas. Sauvage jusque dans le récit lui-même qui ne semble pas forcément avoir été doté dès le début d’une cohérence très forte, quand bien même auteur et lecteurs retombent in fine sur leurs pieds.
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[2]
Sur la question de l’incommunication en bande dessinée on peut lire Robert, 2009. J’ai montré ailleurs que l’incommunication émergeait lorsqu’existait un paradoxe : ici, ce sexe disproportionné est à la fois ce que l’on ne peut pas cacher et ce que l’on ne peut pas montrer, il est donc constitutif d’un paradoxe qui va avoir de fortes résonnances sociopolitiques.
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[3]
Ce qui n’exclut en rien le jeu, mais plus marginal, avec les mots (la PAF, le village de Bormoche, etc.).
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[4]
Une Dame Kowalsky manifestement inspirée à ce moment-là des femmes charnues de l’érotique d’un Pichard.