CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’Autorité de régulation professionnelle de la publicité (ARPP), dont la mission est « de concilier liberté d’expression publicitaire et respect des consommateurs », constatait en 2012 « la quasi-disparition de la tendance porno-chic », l’augmentation de « la représentation du genre masculin malgré la surreprésentation des femmes dans la publicité » et « la persistance de la représentation du caractère sexuel de la personne sans lien avec le produit ou le service objet de la publicité » (ARPP, 2013). Les représentations hypersexualisées font en effet l’objet d’une utilisation plus modeste par le renforcement de l’autodiscipline professionnelle [1].

2Toutefois, Internet offre de nouvelles opportunités de diffusion de contenus publicitaires. À partir des années 2000, des formats hybrides, mini-métrages et courts-métrages publicitaires, cherchent à exploiter le phénomène du buzz qui place l’internaute au cœur du processus de communication. Certaines marques optent pour des stratégies destinées à choquer.

3Dans la publicité, la transgression des tabous sexuels déstabilise, car elle remet en cause les repères qui structurent les individus. « Ce sont les modalités de la construction sociale de la limite, les croyances qui la fondent, les rituels qui en règlent les approches, la valeur que les sociétés accordent aux faits et choses ainsi séparés qui font la transgression » (Hastings, Nicolas et Passard, 2012). Dans sa dialectique avec l’interdit et l’épanouissement de l’érotisme, Georges Bataille (1957) a théorisé ainsi la transgression : elle « n’abolit pas l’interdit mais le dépasse en le maintenant. L’érotisme est donc inséparable du sacrilège et ne peut exister hors d’une thématique du bien et du mal. »

4La transgression dans la publicité serait-elle un jeu, intégré dans une stratégie d’annonceur ? Est-elle exploitée comme moteur du buzz et tendrait-elle à être si banale qu’elle en deviendrait conformiste en ne maintenant plus l’interdit ?

Le jeu de la rupture

5En mai 2013, deux campagnes publicitaires ont attiré fortement l’attention parce qu’elles ont fait l’objet d’un bannissement ou d’une censure par les médias.

6Absent de la scène musicale depuis 2004, David Bowie annonce son retour. Le clip du single éponyme de l’album The Next Day est dans un premier temps banni de YouTube, pour non-respect des conditions d’utilisation. Attaqué par certaines organisations et personnalités religieuses catholiques, le clip crée la polémique et fait le buzz, notamment sur Twitter. Il sera à nouveau publié sur YouTube avec la mention Explicit via Vevo.com, plateforme spécialisée dans la musique. Google (propriétaire de YouTube) aurait déclaré que le retrait initial de la vidéo était une erreur. Dans le court-métrage, la réalisatrice Floria Sigismondi met en scène Bowie dans une église devenue maison close. Il incarne une sorte de prophète aux côtés de Marion Cotillard, dans le rôle d’une Marie-Madeleine, prostituée qui suscite un vif intérêt de la part d’un prêtre, Gary Oldman. Sexe, sang et religion sont au rendez-vous et le résultat est immédiat : Twitter s’est emballé, les agences de presse se sont précipitées et la blogosphère a été inondée de contenus dupliqués. Dans la presse française, la vidéo est souvent qualifiée de « sulfureuse » ou de « malsaine » et son retrait ponctuel de YouTube a contribué à un buzz réussi quantitativement. Bowie obtient, également, les plus prestigieuses récompenses musicales et son album est classé premier de l’année 2013 dans de nombreux pays.

7Autre exemple, celui de la campagne Desigual « fais-le le matin ». Le spot a été censuré par TF1 et M6, mais diffusé sur les télévisions étrangères. Un simple floutage sur un sex-toy a suscité la curiosité du public. Sur Twitter, les internautes réagissent. La version non censurée du spot est disponible sur YouTube. L’audience du site de Desigual augmente, chacun ayant la possibilité de s’exprimer sur la demande de la marque qui affichait : « Que tu sois du matin, de l’après-midi ou du soir … Dis-nous ce que tu penses du spot ! » La censure est utilisée comme outil de communication participatif et comme opération de relation presse.

8Censure et bannissement créent un processus inverse à celui recherché, démultipliant l’audience et la participation. Mais permettent-ils d’améliorer ou consolider l’image de marque ? Cela dépend de la réaction du public cible et de la capacité du community management de la marque à orienter les commentaires.

9Alors qu’Internet est envahi de publicités à la promesse de communication banale, le récepteur, lassé, fait des choix : regarder ou ne pas regarder la publicité, l’envoyer ou non à ses amis. Par sa participation à la campagne de l’annonceur, l’internaute réagit principalement à la censure et au bannissement qui seraient perçus comme des anomalies dans un régime démocratique et libéral, alors que la transgression et l’interdit qu’elle véhicule sont quasiment passés sous silence. Ainsi, ce n’est pas la transgression qui crée l’événement, mais la censure et le bannissement.

L’influence de la tendance porno-chic

10L’appellation porno-chic trouve son origine aux États-Unis, avec la sortie du film Deep Throat de Gerard Damiano en 1972. Un article du New York Times Magazine (1973) de Ralph Blumenthal permettra d’ancrer le terme dans le langage courant. En 1976, est publié Femmes secrètes du photographe Helmut Newton. Le scandale provoqué par ce livre va conduire les maisons de couture à envisager leur communication autrement. À partir des années 1990, l’enjeu est de séduire une clientèle de « nouveaux riches ». Les maisons de couture décident de confier la création publicitaire aux créateurs de mode : la photographie artistique permet de justifier l’utilisation du corps de la femme dans toutes les situations et positions. Pour Vincent Bastien et Jean-Noël Kapferer (2008), la publicité de luxe est dans une quête infinie de l’art pour l’art.

11Sous couvert de l’art et de la libération sexuelle, le milieu de la mode et de la beauté emprunte à la pornographie les ambiances, la surexposition ou le morcellement des corps. Les mises en scène suggèrent des pratiques marginales ou taboues (sadomasochisme, fétichisme, sexualités multipartenaires, etc.) ou évoquent des comportements répréhensibles pénalement (viol collectif, zoophilie, pédophilie). Ces publicités seront publiées uniquement dans les magazines féminins, banalisant l’image de la femme-objet par leur aspect glamour et esthétique. Mais en 2000, le porno-chic se démocratise et fait sourire avec une campagne d’affichage d’Eram qui, implicitement, par le visuel et le slogan fait référence à Gucci (« Dites une marque qui finit par I. Eram pardi ») et Chanel (« Les chaussures sont de ch … Chez Eram »). En réaction, les marques de luxe délaissent cette tendance qui, dans le même temps, ne cible pas la clientèle américaine et asiatique, jugée plus puritaine. En 2007, l’ARPP note à nouveau, le retour du porno-chic pour signaler, en 2011, sa quasi-disparition. Toutefois la référence demeure présente sur les réseaux sociaux. En 2013, dans un court-métrage de James Lima en collaboration avec Love magazine, découvre-t-on les nouvelles femmes Vuitton, réduites au rang d’objets sexuels. Prostituées de luxe ou femmes chics, la polémique agite les réseaux sociaux. La marque Agent Provocateur publie sur sa chaîne YouTube (avec un avertissement) trente-trois vidéos représentatives de la femme fatale, dominatrice, soumise, vampire …

12Que le porno-chic soit encore d’actualité ou non importe peu. Il reste que l’érotisme socialement scandaleux est exploité dans une logique d’efficacité publicitaire. Il représente la garantie pour les publicitaires de susciter l’attention en créant un sentiment de malaise. Il s’agit également de cibler un public sensible au « paraître ». Par la mise en scène des interdits ou des stéréotypes extrêmes, une alternative aux frustrations est proposée par l’expression des fantasmes de la sexualité provocatrice ou violente.

13Aujourd’hui pour susciter l’intérêt, les marques adoptent, dans leurs courts-métrages, une logique de narration, de storytelling, véritable machine à « formater les esprits » (Salmon, 2007), qui banalise la transgression. Les repères cessent d’exister. L’action de l’individu n’est plus provoquée par l’interdit mais par un processus narratif qui dicte ses conduites. Les marques exploitent en outre la technique de l’endossement par des célébrités. Conjuguée à la nudité, cette technique améliore substantiellement l’attention des individus.

14Si la tendance porno-chic des années 1990 connaît des signes d’usure dans les médias traditionnels, la transgression des tabous sexuels dans les courts-métrages publicitaires sur Internet est devenue un procédé de communication. Les nouveaux modes de narration induisent simultanément une surenchère et une dilution de ce que représente la transgression. La participation de l’internaute évacue l’interdit et porte sur la censure et le bannissement.

Note

  • [1]
    L’ARPP rend des avis non contraignants. Les publicités audiovisuelles doivent avoir reçu un avis de mise en conformité avant diffusion. L’ARPP peut être sollicitée pour avis sur les spots Internet et peut s’autosaisir d’un manquement après diffusion d’une publicité. Le jury de déontologie publicitaire (l’une des instances de l’ARPP) statue sur les plaintes du public mais n’a aucun pouvoir de sanction. Voir le site : <www.arpp-pub.org/>.

Références bibliographiques

  • ARPP, Rapport d’activité, 2012, Paris, ARPP, 2013. En ligne sur : <www.arpp-pub.org/docs/arpp_rapports/rapport2012/>, consulté le 17/05/2014.
  • Bastien, V. et Kapferer, J.-N., Luxe oblige, Paris, Eyrolles, 2008.
  • Bataille, G., L’Érotisme, Paris, Minuit, coll. « Arguments », 1987.
  • Hastings, M., Nicolas, L. et Passard, C. (dir.), Paradoxes de la transgression, Paris, CNRS éditions, 2012.
  • Salmon, C., Storytelling, La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, Paris, La Découverte, 2007.
Lucia Granget
UFR Ingémédia, université de Toulon
Laboratoire I3M
Lucia Granget est maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université de Toulon. Elle est responsable du master « e-rédactionnel » (UFR Ingémédia). Membre du laboratoire I3M, Nice-Toulon, son activité de recherche est centrée sur les communications organisationnelles au prisme de la problématique du déploiement des TIC et sur les pratiques des professionnels de la communication.
Courriel : <granget@univ-tln.fr>.
Mis en ligne sur Cairn.info le 09/09/2014
https://doi.org/10.3917/herm.069.0102
Pour citer cet article
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