1Sans craindre de tomber dans l’exagération, on peut considérer que La Dimension cachée d’Edward T. Hall (1971) – ouvrage paru initialement en anglais cinq ans auparavant – est une application de la célèbre hypothèse dite Sapir-Whorf selon laquelle la langue impose à la pensée son « découpage du réel ». L’auteur ne s’en cache pas : « Notre thèse dans ce livre et celui qui l’a précédé (The Silent Language) est que les principes établis par Whorf et ses collègues à propos du langage valent également pour le reste des conduites humaines, et, en fait, pour tout phénomène de culture. »
2Pourtant, cette dimension linguistique, au demeurant fondamentale, est souvent omise, voire carrément passée sous silence, au profit de la seule dimension culturelle, comme en atteste la quatrième de couverture : « La dimension cachée, c’est celle du territoire de tout être vivant, animal ou humain, de l’espace nécessaire à son équilibre. Mais chez l’homme, cette dimension devient culturelle. Ainsi chaque civilisation a sa manière de concevoir […] les frontières de l’intimité ».
3Certes, l’hypothèse Sapir-Whorf n’est que le premier étage de la fusée de la démonstration. Mais, pour l’exprimer en termes prudhommesques, sans cet étage, la fusée ne serait pas partie : cette dimension-là est par conséquent centrale.
Une révolution copernicienne
4Dans le chapitre intitulé « Le langage de l’espace », trois auteurs sont appelés en renfort. Tout d’abord, Franz Boas, qui fut « le premier anthropologue à mettre en évidence la relation qui existe entre langage et culture. Sa démonstration était d’une simplicité élémentaire : elle consistait à analyser les lexiques respectifs de deux langues, révélant ainsi la spécificité de chaque culture » (Ibid.). C’est ainsi que « la plupart des Américains » n’ont qu’une poignée de mots pour parler de la neige, du grésil, etc. alors que la « langue esquimau » (aujourd’hui, on dirait plutôt l’inuit) en compte une quantité impressionnante. Mais Benjamin Lee Whorf, avec son célèbre Language, Thought and Reality (1956) est allé bien loin que Boas « en suggérant que chaque langue contribue pour une part importante à structurer le monde perceptif de ceux qui la parlent » (Hall, 1971). Edward en vient à citer un assez long passage de Whorf dont voici un extrait :
Nous découpons la nature selon les lignes établies par notre langue. Les catégories et les types que nous isolons dans le monde phénoménal ne s’y trouvent nullement… Bien au contraire le monde se présente comme un flux kaléidoscopique d’impressions qui doivent être organisées par notre esprit, c’est-à-dire essentiellement par nos systèmes linguistiques. […] Aucun individu n’est libre de décrire la nature avec une impartialité absolue, mais contraint au contraire à certains modes d’interprétation alors même qu’il se croit le plus libre.
6Le troisième et dernier auteur cité par Edward T. Hall, c’est le « maître de Whorf », à savoir Edward Sapir, qui affirme : « Il est tout à fait illusoire d’imaginer que l’adaptation des individus au réel peut se faire sans l’usage fondamental du langage et que le langage n’est qu’un moyen accessoire pour la solution des problèmes spécifiques de la communication ou de la réflexion. En fait, le “monde réel” est pour une large mesure construit d’après l’habitus linguistique des différents groupes culturels » (Ibid.). On reconnaît là ce que l’on appelle la « théorie de la relativité linguistique » par référence à celle de la relativité d’Einstein, afin de faire apparaître le renversement de perspective qu’elle opère.
7On peut également y reconnaître le prolongement des conceptions de Wilhelm von Humboldt sur les langues, chacune représentant une « vision du monde » (Weltansicht), point de vue que Ole Hansen-Løve (2000) n’a pas hésité à qualifier de « révolution copernicienne ». À cet égard, l’École américaine, dont Edward T. Hall est un des représentants majeurs, ne fait que transposer les concepts opératoires de cette révolution épistémologique au domaine de l’anthropologie et de la communication.
L’altérité radicale d’une École pas si américaine
8Cette transposition est reconnue par Edward T. Hall lui-même : « Hall devait déclarer plus tard que ce que Whorf avait accompli pour la compréhension de l’influence de la langue sur la pensée, Hall l’avait fait pour le comportement de l’homme dans son étude de la communication non verbale » (Rogers et al., 2002 ; notre introduction). En réalité, Hall n’est que la partie émergée de l’iceberg. La topologie de ses influences est essentiellement double, si l’on se concentre sur le domaine de la communication interculturelle dont Edward T. Hall est l’initiateur : d’un côté, il y a le rameau qui part de Sigmund Freud, et que continue Harry Stack Sullivan et Erich Fromm ; de l’autre, il y a le rameau qui part de Franz Boas, qui se prolonge avec Edward Sapir, Benjamin Lee Whorf, George L. Trager et Ruth Benedict (Ibid.). Or le rameau qui part de Franz Boas, le fondateur de l’anthropologie américaine, est en réalité allemand, comme Boas lui-même : il ne devient américain qu’en s’établissant aux États-Unis. L’originalité de sa pensée – en l’occurrence sa rupture avec l’évolutionnisme en faveur du relativisme culturel en anthropologie – est à relier aux thèses de Wilhelm von Humboldt. Il en va de même de Sapir, lui aussi allemand, ayant dû fuir le nazisme pour se réfugier aux États-Unis. L’École américaine est donc très largement allemande, pour ne pas dire humboldtienne.
9On ne saurait s’étonner, par conséquent, que l’École américaine se distingue par une série de ruptures (Boas pour l’anthropologie ; Sapir pour la linguistique ; Hall pour la communication, etc.) : c’était le cas de Humboldt lui-même (Hansen-Løve, 2002) comme, plus généralement, des Romantiques allemands (Berman, 1984). Mais en rupture avec quoi ? Avec une conception de la langue qui, dans le monde occidental, remonte à notre héritage gréco-romain. Pour les Grecs, en effet, les choses étaient claires : d’un côté, la civilisation grecque, la seule qui comptât, de l’autre les « barbares » : « Pour reconnaître l’appartenance à l’un ou l’autre groupe, on s’appuyait sur la maîtrise de la langue grecque : les barbares étaient alors tous ceux qui ne l’entendaient pas et ne la parlaient pas, ou qui la parlaient mal. » (Todorov, 2008) Ensuite, ne raisonnant qu’à l’intérieur d’une seule langue (en grec, logos, signifie à la fois « langue » et « pensée »), les philosophes grecs considéraient que la langue n’était qu’un simple instrument.
10C’est cette vision des langues que les Grecs ont transmis aux Romains, et il aura fallu attendre le xixe siècle pour qu’elle soit remise en cause. C’est à Wilhelm von Humboldt que l’on doit d’avoir fait de la diversité des langues (que les Grecs ne pouvaient théoriser, ayant dévalué toutes les langues étrangères au rang de « barbares ») une question épistémologique majeure, qui trouve son prolongement le plus spectaculaire dans l’hypothèse Sapir-Whorf : la langue informe la pensée, au lieu d’en être l’élément neutre (Cassin, 2004). À chaque langue correspond une « vision du monde » qui lui est propre, forgeant ainsi autant de pensées singulières et d’appréhensions de la réalité. Cette altérité est, littéralement, radicale, car c’est à la racine même des langues qu’elle s’inscrit et, par conséquent, des différentes visions du monde possibles.
11Les limitations de l’hypothèse Sapir-Whorf poussée à l’extrême sont bien connues (Benveniste, 1966). Mais celles du modèle gréco-romain, faisant des langues des instruments interchangeables, le sont tout autant. Pour s’en apercevoir, il suffit de relire les dernières lignes de La Dimension cachée : « La crise ethnique, la crise urbaine et la crise du système éducatif sont liées. Dans une perspective globale, on peut les considérer comme les différentes facettes d’une crise plus vaste résultant du fait que l’homme a créé pour son propre usage une dimension nouvelle — la dimension culturelle — dont la plus grande part demeure invisible. » (Hall, 1971) En restant dans un cadre purement universaliste, qui voudrait que les cultures comme les langues soient interchangeables, cette citation perd beaucoup de sa force, pour ne pas dire qu’elle en devient tautologique. L’importance de la culture pour l’espèce humaine n’était pas exactement inconnue des Grecs.
12En revanche, faire de cette dimension culturelle un domaine marqué au sceau de l’altérité au sens que lui donne Humboldt, voilà qui est radicalement nouveau (Oustinoff, 2011). À l’heure de la « désoccidentalisation » du monde (El Karoui, 2010) et de l’émergence, à l’horizon 2030, de la « Chindiafrique » (Boillot et Dembinski, 2013), il est urgent de redécouvrir cette dimension cachée pour ne pas tomber dans l’écueil du « choc des civilisations » (Huntington, 1996) ou, à l’inverse, dans celui qui consiste à ne voir dans les différences culturelles que des épiphénomènes.