CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Hermès : Pourriez-vous revenir sur la création du Centre de recherches interdisciplinaires (CRI) et des enseignements que vous y avez mis en place ? Quels ont été les différentes étapes et les éventuels obstacles que vous avez dû surmonter ?

2François Taddéi : L’idée de la création du CRI est venue lors d’une rencontre entre chercheurs durant les écoles interdisciplinaires de formation du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) au printemps 2003. Il y avait entre autres Sara Franceschelli, Ariel Lindner, Stéphane Douady, Anne Atlan, Michel Morange, Eduardo Rocha et Pierre Sonigo, organisateur de ces journées. Nous représentions plusieurs disciplines, chacun avec des parcours interdisciplinaires ayant favorisé nos recherches. Nous souhaitions donc transmettre ceci aux étudiants qui, de leur côté, exprimaient une réelle demande en ce sens, quelles que soient leurs formations d’origine. Les tutelles se sont aussi impliquées, notamment Patrick Berche, doyen de la faculté de médecine de Paris Descartes, qui nous a offert des locaux en 2005, Jean-Pierre Bourguignon, directeur de l’Institut des hautes études scientifiques (IHES), les présidents successifs de Paris Descartes et de Paris Diderot, Gabriel Ruget, directeur de l’École normale supérieure (ENS), et Christian Bréchot, alors directeur général de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), qui nous ont encouragés dans cette voie tout comme nombre d’acteurs au niveau du ministère. Les soutiens de la direction de l’Inserm et de l’université nous ont permis de maximiser les synergies entre notre unité Inserm – dirigée successivement par Miroslav Radman et Ivan Matic – et le CRI en accueillant des étudiants dans le laboratoire et en invitant nombre d’acteurs à s’engager au côté d’Ariel Lindner dans la formation au CRI.

3Bien sûr, il y a toujours eu des gens plus réticents, sans doute surpris par la nouveauté. Mais la plupart des réactions que nous avons eues étaient enthousiastes et nombre de gens ont tout fait pour nous aider à réussir. Dans le contexte français de pénuries budgétaires, nous avons presque toujours dû chercher l’essentiel de nos crédits à l’extérieur des universités. Nous avons ainsi obtenu une chaire Orange dès nos débuts, suivi d’une chaire Axa et surtout le soutien clé de la fondation Bettencourt qui finance l’essentiel du parcours LMD « Frontières du vivant ». Elle a soutenu la première équipe iGEM (International Genetically Engineered Machine competition, compétition internationale de machines génétiquement modifiées) française, maintes fois couronnée au Massachusetts Institute of Technology (MIT), et nous a offert un accompagnement administratif de très grande qualité, ce qui a permis d’aller bien au-delà de ce que nous avions imaginé initialement. Quand on sait que les mots gestation et gestion ont la même origine latine, on voit l’importance d’un accompagnement réactif pour la maïeutique de tels projets. Ces financements privés ont été plus récemment complétés par des financements européens, le programme Idefi (Initiative d’excellence en formation innovante) des investissements d’avenir, ainsi que des financements et des locaux de la mairie de Paris qui nous ont permis de diversifier et de recruter depuis un an une équipe plus large, incluant désormais également des designers et des spécialistes du numérique.

4Dès 2003, avec Ariel Lindner, Stéphane Douady, Pierre Sonigo et quelques autres, nous avions commencé par organiser un séminaire interdisciplinaire et informel avec des étudiants, sans imaginer les développements ultérieurs. La motivation des pionniers nous a incités à créer un master 2 en 2004. Les années suivantes ont vu la création successivement du programme « Science académie » de l’association Paris Montagne, présidé par Livio Riboli Sasco, qui accueille des lycéens motivés dans les laboratoires de recherche, l’école doctorale Frontières du vivant, puis un master 1 et, enfin, une licence. Nous ne souhaitons pas que les étudiants suivent l’intégralité de leur cursus chez nous à tout prix, mais cherchons plutôt à favoriser l’ouverture, les rencontres et la réorientation scientifique et professionnelle. Nous concevons le CRI comme un carrefour : on y arrive par des voies différentes et on en repart vers des endroits différents.

5Dans le cadre des initiatives d’excellence, nous sommes en train de développer de nouveaux projets intégrés dans un Institut innovant de formation par la recherche, projet coordonné par Yann Le Cunff et Amodsen Chotia. Au niveau doctoral, en plus des « frontières du vivant » que nous avons développées avec Samuel Bottani et Andrew Murray, nous allons nous étendre avec Antoine Tesnière et David Tareste aux « frontières de l’apprendre » et à celles des découvertes scientifiques [1]. Annemiek Cornelissen coordonnera la création de diplômes universitaires innovants et Ariel Lindner celle d’un « executive program » pour les enseignants chercheurs souhaitant innover dans leurs manières d’enseigner par la recherche. En 2014, nous lancerons un nouveau master « Approches Innovantes de la recherche et de l’enseignement (AIRE) », qui intégrera le master actuel « Approches interdisciplinaires du vivant » et de nouveaux aspects liés aux potentiels pour l’éducation et la recherche des nouvelles technologies et du design.

6Dès la rentrée 2013, nous irons vers une ouverture toujours plus grande qui nous permettra de recevoir tous les acteurs (étudiants, chercheurs, enseignants, patients, parents, enfants et tous citoyens motivés) dans un « Open lab » initié avec Kevin Lhoste et Pascal Hersen. Nous y développerons des technologies ouvertes, des projets de science participative, des MOOC (Massive online open courses) pour apprendre par la recherche ou encore des MOOKA (Massive online open knowledge adventure). Ces derniers seront ciblés sur les plus jeunes dans le cadre d’un projet « enfants chercheurs » que nous développerons dans les écoles parisiennes.

7Hermès : Comment se déroulent les enseignements interdisciplinaires et quelles sont les différences éventuelles avec l’enseignement « classique » ?

8F. T. : Dès les premières années de la licence « Frontières du vivant », nous favorisons la formation par la recherche, en présentant aux étudiants des problématiques récentes et diversifiées issues des dernières avancées scientifiques. Le travail de recherche nécessitant souvent de croiser les disciplines, nous leur délivrons non pas toutes les connaissances (ce qui ne peut se faire en peu de temps), mais uniquement celles dont ils ont besoin. Par exemple, comprendre le vivant requiert des connaissances en mathématiques, donc nous enseignons aux étudiants la partie des mathématiques utile pour aborder ces problématiques. Idem pour l’épistémologie, la physique ou la chimie. L’idée est qu’ils puissent, ensuite, intégrer tout master en sciences du vivant, voire se réorienter à différentes étapes de leur carrière. En troisième année de licence, les étudiants approfondissent leur projet personnel en choisissant des cours à la carte et en effectuant un stage d’un semestre, en France ou à l’étranger. Durant l’année de master 1, on consolide et élargit leurs bases disciplinaires et les aspects transverses au premier semestre, le second étant occupé par un stage. En master 2, ils doivent réaliser trois stages dans trois environnements différents afin de bénéficier des apports croisés des différentes cultures dans lesquelles ils se sont immergés.

9Nos étudiants apprennent à apprendre. Lorsqu’ils ont besoin d’un cours, ils osent se servir de ce qui est disponible pour aller le chercher et l’approfondir par eux-mêmes. Nous insistons beaucoup sur la cohabitation entre les éléments expérimentaux et théoriques dans la formation qui, selon nous, constituent des cultures tellement différentes qu’il est indispensable de les avoir acquises jeune. Nous essayons de leur donner non pas des savoirs constitués, mais des bases conceptuelles et épistémologiques fortes : qu’est-ce qu’une modélisation informatique ? Qu’est-ce qu’une démonstration mathématique ? Qu’est-ce qu’une démarche expérimentale ? En master 2, ils doivent réaliser une analyse critique d’article en binôme (impérativement interdisciplinaire) et la présenter devant leurs camarades qui, bien souvent, n’appartiennent pas non plus à leurs disciplines d’origine. On demande alors à chacun de présenter la partie qui, précisément, ne correspond pas à sa discipline avec un encadrement étroit par des chercheurs des disciplines différentes.

10L’objectif principal est de les désinhiber, de les pousser à se diriger vers l’autre et vers des connaissances qu’ils ne pensaient pas pouvoir maîtriser au départ. Ainsi, ils travaillent beaucoup sur le mode projet à partir de sujets qu’ils ont eux-mêmes choisis et qu’ils peuvent aussi creuser collectivement dans le cadre des clubs scientifiques qu’ils créent chaque année [2].

11Hermès : Observez-vous des différences au niveau de l’approche interdisciplinaire entre les trois niveaux auxquels vous proposez des formations (licence, master et doctorat) ?

12F. T. : Il est certain que, plus on avance en âge, plus on possède des bases disciplinaires solides. Le risque, bien sûr, est que l’on soit davantage « formaté ». Il est donc nécessaire à la fois de donner aux plus jeunes les bases disciplinaires qu’ils n’ont pas encore acquises et de montrer aux plus âgés qu’il existe d’autres modes de pensée que ceux de leur formation initiale. J’utilise souvent une image inspirée du mythe de la caverne de Platon : chaque discipline représente une caverne qui nous conduit à ne regarder que les projections du monde qui apparaissent sur ses murs. Le défi est de faire en sorte que les gens puissent se parler entre cavernes et, partant, se faire une représentation plus précise d’un objet en trois dimensions à partir des différentes projections en deux dimensions. Un proverbe japonais que nous affectionnons au CRI dit : « Aucun d’entre nous n’est plus intelligent que l’ensemble d’entre nous ». N’en déplaise à Auguste Comte, on pourrait ajouter : aucune discipline n’est plus intelligente que l’ensemble des disciplines. En Chine, on dit : « Un, deux, l’infini ». Lorsqu’on ne connaît qu’un seul aspect des choses, on reste concentré dessus, mais dès lors qu’on prend conscience qu’il y en a au moins deux, on s’ouvre à la multiplicité des manières de concevoir le monde.

13Concrètement, nous organisons des « semaines d’intégration » au cours desquelles les étudiants apprennent à s’ouvrir aux autres issus d’autres disciplines. On les sort de leur cadre de vie habituel pour les emmener dans un endroit où ils vivent, mangent, dorment et travaillent ensemble. Ils apprennent à se connaître, à s’apprécier et à comprendre ce qu’ils ont à gagner dans l’échange avec les autres. Ils se répartissent sur des projets par groupe de cinq d’horizons divers. Cela les conduit à comprendre quels sont les apports et les limites de leurs visions disciplinaires respectives.

14Hermès : Que pensez-vous de la difficulté dont il est souvent fait état pour les jeunes scientifiques d’intégrer un monde académique qui, du moins en France, est organisé autour des disciplines, notamment en ce qui concerne les progressions de carrière ?

15F. T. : C’est effectivement un problème réel, même si les faits montrent que nos étudiants n’ont aucun mal à s’intégrer dans la communauté scientifique internationale. On manque encore de recul pour faire de réelles statistiques, mais j’observe que les meilleurs laboratoires ou de grandes entreprises viennent leur proposer des post-doctorats et qu’ils ont commencé à créer leurs premières équipes ou leurs propres structures pour pouvoir innover en dehors du système actuel. Nos formations ont par ailleurs été évaluées on ne peut plus favorablement par l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (Aeres). Les jeunes chercheurs passés par le CRI ont pour la plupart d’excellentes publications, même si aucune pression ne leur est imposée de ce côté-là, car nous souhaitons avant tout qu’ils expérimentent des choses nouvelles et originales qui peuvent prendre du temps avant d’être reconnues.

16Pour faciliter les carrières des pionniers qui travaillent sur des thématiques émergentes, il faudrait ouvrir des sections « blanches » au Conseil national des universités (CNU), sur le modèle des agences nationales de la recherche (ANR) blanches. Si on prend un peu de recul, on réalise que nombre de sections du CNU n’existaient pas en tant que telles il y a quelque temps. Cela implique que des disciplines sont nées depuis et ce phénomène s’accélère, grâce aux rencontres qui ont lieu aux interfaces et à la numérisation. Dans quelque temps, des années après la création de postes dans les meilleures universités étrangères, sans doute se créera-t-il une section de biologie synthétique ou de biologie systémique, ou sur des sujets émergents comme la « culturomics [3] », fondée par un jeune Français aujourd’hui aux États-Unis. Mais dans l’intervalle, des pionniers travaillent sur ces sujets sans avoir de rattachement institutionnel spécifique.

17Dans nos formations, nous cherchons à favoriser les thèmes de recherche qui n’existent pas encore au niveau institutionnel, donc ce problème se posera tant que le système ne s’adaptera pas à leurs spécificités. Il y a toujours des pionniers, des gens qui initient les réseaux, qui lancent des thématiques nouvelles. Les thèmes de recherche ont eux-mêmes des cycles de vie : naissance, croissance, apogée, déclin, disparition. À l’heure actuelle, on a plus que jamais besoin de ces pionniers, car ces cycles ont tendance à se raccourcir et on peut passer en quelques années d’un algorithme de recherche sur des pages Web à une entreprise qui pèse des milliards. Si la France ne sait pas intégrer les étudiants qui se posent des questions sur les problématiques émergentes, alors ceux-ci partiront. Ceci étant dit, et même s’il doit évoluer et s’ouvrir plus largement, je ne désespère pas complètement du système français quand on voit les trajectoires de nos diplômés, ce que nous avons pu développer en quelques années et nos formations qui attirent toujours plus d’étudiants et de chercheurs internationaux. À l’heure actuelle, des projets analogues au CRI se multiplient à travers le monde et demain, peut-être, ailleurs en France.

Notes

  • [1]
    Voir Nielsen, M., Reinventing Discovery : the New Era of Networked Science, Princeton, Princeton University Press, 2011.
  • [2]
    Parmi les clubs les plus visibles du CRI, on peut citer le Fabelier (plusieurs centaines de membres qui s’intéressent aux nouvelles technologies et qui est aujourd’hui une des bases de l’Open lab) ; le club de biologie synthétique a donné naissance à l’équipe iGEM et le club « Draw me why » a gagné un prix de la Commission européenne pour une vidéo sur le thème « femmes et sciences » et donné naissance à l’association WAX qui lutte contre les stéréotypes en sciences.
  • [3]
    Analyse quantitative de la culture à partir de la numérisation de plusieurs millions d’ouvrages. Voir <www.culturomics.org>.
François Taddéi
François Taddéi est directeur de recherche à l’Inserm, responsable de l’équipe « Biologie des systèmes et évolution », et fondateur et directeur du Centre de recherche interdisciplinaire (Paris).
Mis en ligne sur Cairn.info le 06/03/2014
https://doi.org/10.4267/2042/51886
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