CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’interrogation épistémologique qui constitue l’essentiel de la teneur des travaux sur le savoir traductologique, notamment pour réfléchir aux relations entre les objets de connaissance et les disciplines, a contribué à l’explosion de la traductologie comme domaine de connaissance aux frontières de l’interdisciplinarité et de l’indisciplinarité.

2Cette interrogation épistémologique, liée à l’hétérogénéité des sources et aux pratiques de traduction et d’interprétation de textes classiques et écritures bibliques, expliquerait en partie l’indisciplinarité des pères fondateurs de cette discipline. La légitimisation de l’autonomie et de l’indiscipline pour traduire et interpréter, à partir des travaux rabbiniques, les écritures juives et chrétiennes a en effet permis d’établir des ponts entre des univers mentaux, spirituels et culturels différents et valoriser les frontières entre des espaces temporels et géographiques éloignés.

3Cette quête d’une « langue pure » qui transporte et vectorise le verbe, l’information et la communication, qui textualise et territorialise les processus de négociation et de déconstruction du sens, qui valorise et transcende une logique de l’intermédiaire, a permis d’imaginer, au cours des siècles, les rapports entre religions, sciences, arts, techniques et sociétés d’une part et, d’autre part, entre modernité et une nouvelle spiritualisation.

4La traduction comme discipline s’est conjugée ainsi d’une interdisciplinarité à l’origine indisciplinée entre la linguistique, la philosophie, l’herméneutique, l’histoire, la science politique et autres sciences humaines et, plus récemment, l’informatique. Elle se « fige » aujourd’hui en départements universitaires, ainsi que dans un vaste corpus de recherche et de savoir traductologique.

5En même temps, la traduction, par définition, est l’ouverture à l’Autre, située à la frontière entre la disciplinarité constitutive des langues et les interdisciplines et indisciplines de leur croisement. Par le contact avec une autre langue, elle met en mouvement le texte source et participe à ce que Walter Benjamin nommait le Fortleben ou « vie continuelle » des langues, dans un processus qui mènerait selon lui à leur réconciliation en une « langue pure » reliée directement au logos de la Genèse. Revient donc au traducteur la tâche de dévoiler les traces de cette « langue pure » dans le texte traduit.

6Dans ce contexte, pour certains comme Paul de Man, Benjamin représente un néo-modernisme qui va au-delà de l’historicité séculaire paralysante du modernisme conventionnel et rétablit la dimension sacrée ou poétique absente de ce dernier – une sorte d’indiscipline gnostique qui, avec sa redécouverte vers la fin des années 1970, renouvelle la démarche traductologique et déclenche une nouvelle vague d’approches herméneutiques, culturalistes et plus largement interdisciplinaires à la traduction.

7Pour Benjamin, l’activité de traducteur, d’interprète, est donc philosophique, mais subordonnée au texte, à la langue, c’est-à-dire à sa compréhension. En tant qu’entreprise analytique et mystique, le processus de compréhension se dissimule alors dans le hiatus non explicité de la langue et dans l’abstraction philosophique, tenue de respecter le concept de vérité. L’indiscipline vitalisante du gnosticisme introduite par Benjamin dans son texte « La tâche du traducteur » (« The Translator’s Task », 1923) a rediscipliné la réflexion épistémologique du traductologue et redimensionné les rapports entre les disciplines fondatrices de son savoir structuré par un modernisme séculaire.

8La traductologie, avec son espoir de créer aujourd’hui une discipline capable d’embrasser toutes celles qui l’ont façonnée, semble s’affranchir de l’indiscipline vitalisante de Benjamin. Envisager la traductologie en tant qu’institution sociale et scientifique par l’essor de ses départements et de la « scientométrie » c’est soumettre son champ « cognitif » et « poétique » aux données, mesures et méthodologies d’une approche strictement quantitative. Par une telle démarche la traductologie entretient le vain espoir de « scientificité » réelle, potentielle ou mythique. Mais aucune discipline n’est la garantie d’un objet entièrement compris ni de questions théoriques épuisées – ni à plus forte raison de « vérité ». Une in(ter)discipline gnostique de la traduction pourrait en revanche revaloriser le poids des intermédiaires, et rendre plus visible le conflit des légitimités et l’incommunication qui sont indispensables au rétablissement de l’altérité dans l’espace public des sociétés ouvertes : que cette altérité soit inscrite, communiquée et traductible via l’oralité, l’imprimé ou le numérique.

Dominique Scheffel-Dunand
Dominique Scheffel-Dunand est professeure agégée en linguistique et directrice du centre de recherche sur le contact linguistique au collège Glendon de l’université York (Canada). Elle dirige également le programme McLuhan en culture et technologie de la faculté de l’Information à l’université de Toronto. Ses travaux portent sur l’écologie des langues et la notion de contact linguistique au niveau interactionnel, sémiotique et communicationnel. Elle coordonne actuellement une recherche internationale sur la notion de texte canonique en STS à l’heure de la révolution numérique.
Babar Khan
Babar Khan est poète et jeune chercheur dans le programme de maîtrise en traductologie au collège Glendon de l’université York (Canada). Ancien étudiant de l’École supérieure d’interprètes et de traducteurs, il a remporté le prix de poésie de la cité universitaire internationale de Paris en 2006. Ses poèmes ont été publiés dans plusieurs revues canadiennes.
Courriel : <babar109@hotmail.com>.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 06/03/2014
https://doi.org/10.4267/2042/51884
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