1L’histoire de la cybernétique en France, telle qu’elle apparaît au moins provisoirement à l’issue d’une étude préliminaire des deux premières décennies de son émergence (Le Roux, à paraître), n’apporte pas seulement un éclairage d’érudition culturelle à l’égard des disciplines concernées à divers titres par l’essor de la modélisation ou l’archétype emblématique d’une « science de la communication » ; elle interroge aussi les conditions qui modulent la circulation des savoirs et amènent ou non des communautés de chercheurs à renouveler leur outillage intellectuel au contact de ces flux conceptuels transdisciplinaires.
Les grandes lignes d’une histoire de la cybernétique en France
2La France présente un cas de figure intéressant, puisqu’elle n’a pu bénéficier de l’effort de guerre qui a considérablement amplifié les recherches menant à la cybernétique dans les pays anglo-saxons. À l’horizon d’une comparaison internationale figure donc une situation permettant d’observer de manière pseudo-expérimentale les conditions favorables et défavorables au développement d’un certain type de circulations intellectuelles entre sciences, techniques et société.
3L’Occupation a certes joué un rôle handicapant dans le développement des recherches liées de près ou de loin à la cybernétique (automatisme, télécommunications, et échanges interdisciplinaires liés à l’émergence des pratiques de modélisation : recherche opérationnelle, etc.) ; mais ce rôle n’a pas été toujours uniquement négatif, puisque les circonstances de la guerre ont aussi justement provoqué des conditions propices à des confrontations nouvelles entre savoirs [1]. Or, à la Libération, ces formes nouvelles de circulations, combinaisons et coopérations intellectuelles n’ont été intégrées dans la reconstruction de la recherche que de façon marginale : les structures traditionnelles ont été préservées par et pendant l’Occupation, et dominent la reconstruction. L’innovation concerne essentiellement les équipements lourds. On a ainsi la base d’une configuration défavorable à un soutien institutionnel de l’interdisciplinarité (celle, en tout cas, dont la cybernétique a souvent été prise pour figure de proue).
4Différentes sources mettent en évidence une demande insatisfaite persistante de certaines disciplines scientifiques de bénéficier de modélisateurs, due à la carence de profils susceptibles de jouer ce rôle. Les structures traditionnelles tenant lieu d’obstacles sont le positivisme comtien, le purisme représenté par Bourbaki et la fracture entre scientifiques et littéraires portée en particulier par l’Université. Plus que la guerre proprement dite, ce sont donc des habitudes intellectuelles et des conceptions implicites de la division et de l’organisation du travail de recherche scientifique et des relations entre sciences et techniques qui ont gêné l’émergence des pratiques de modélisation interdisciplinaires en France.
5Des facteurs « idéologiques » (au sens large) jouent également un rôle dans l’établissement de connexions interdisciplinaires ou la modulation des circulations conceptuelles. Le patriotisme blessé occasionne des réappropriations presque systématiques de la référence à la cybernétique en désaméricanisant les origines intellectuelles de celle-ci pour les lier à Claude Bernard, Descartes ou Ampère. La cybernétique a par ailleurs été perçue des deux côtés du rideau de fer comme un enjeu de la guerre froide, ne serait-ce qu’à titre de symbole de suprématie technico-scientifique (comparable aux courses à l’espace et aux armements) L’affaire Lyssenko et les financements intéressés des fondations américaines rappellent l’impact très concret des adhésions idéologiques pour les programmes de recherche. Enfin, la religion joue également un rôle : les réformistes de Vatican II s’intéressent de près à la cybernétique, dans une logique d’assimilation des dernières références techniques et scientifiques à la doctrine de l’Église, cette dernière ayant besoin de cette réconciliation pour offrir un message aussi globalisant que, et opposé à, celui du marxisme [2]. Les réseaux péri-scientifiques constitués par les associations politiques ou religieuses de scientifiques ne jouent pas un rôle univoque dans la réception de la cybernétique en France, cette dernière ayant trouvé partisans et détracteurs au sein de chaque réseau.
6Dans ce contexte globalement défavorable pour l’essor des pratiques interdisciplinaires de modélisation, toute initiative de connexion interdisciplinaire en devient d’autant remarquable. Un éphémère Cercle d’études cybernétiques (CECyb) rassemble entre 1951 et 1953 ingénieurs, mathématiciens, médecins-biologistes, philosophes, vulgarisateurs, etc., parmi lesquels des noms prestigieux de la science et de l’ingénierie françaises. À peu près aucune collaboration effective ne sort des deux années de séminaire, malgré le haut niveau des participants et leur intérêt authentique pour le sujet. Le CECyb pâtit finalement de l’absence d’unité de contenu scientifique, et des obligations centrifuges de ses membres. Le caractère remarquable d’« union sacrée » du CECyb, improbable dans le contexte hexagonal d’alors, reste surtout symbolique, même si certains contacts perdureront et s’avéreront constructifs ultérieurement.
7Du côté des ingénieurs français, le contexte est celui de l’émergence institutionnelle d’une discipline d’ingénierie des automatismes, qui voit un affrontement entre le choix du nom cybernétique ou automatique pour désigner la nouvelle discipline, le second l’emportant finalement à la fin des années 1950 (quoique certains secteurs conservent le premier, comme à la SNCF ou à la Snecma). La querelle pour le choix du nom recouvrirait en fait une divergence fondamentale de conception sur ce que doivent être le rôle et la vocation de l’ingénieur : celui-ci doit participer à l’industrialisation de la société, pas au développement de concepts ou de techniques pour la recherche scientifique. C’est finalement un habitus traditionnel qui l’emporte avec le rejet de la cybernétique.
8En face du point stratégique que représente le champ des ingénieurs, il s’agit d’étudier la diffusion et la réception du concept de rétroaction dans différentes disciplines scientifiques. La biologie représente incontestablement le domaine à investir par excellence pour la cybernétique. L’introduction des concepts et modèles cybernétiques dans différentes spécialités biologiques (physiologie nerveuse, biochimie et biologie moléculaire, éthologie) intervient à un moment où ces domaines connaissent des renouvellements importants. L’intérêt explicite et constant de la part des biologistes ne débouche pourtant quasiment pas sur des relations collaboratives avec des modélisateurs, tandis que l’intégration des concepts cybernétiques restera souvent superficielle. Le contraste avec la situation contemporaine est saisissant (surtout du côté de la biologie des systèmes). La priorité n’était alors pas du côté des techniques de modélisation, mais plutôt de la massification des observations empiriques. À certains égards, cependant, par exemple chez Jacques Monod, la cybernétique a pu servir à réintroduire des explications fonctionnalistes des mécanismes du vivant.
9Les concepts cybernétiques ont également suscité leur lot d’intérêt, de résistances et de malentendus du côté des sciences sociales. Contrairement à ce qui a souvent été écrit et revendiqué, les courants structuralistes sont passés globalement à côté de la cybernétique. Les relations de Lévi-Strauss et de Lacan avec les mathématiciens Guilbaud et Riguet jouent un rôle clé : reflétant davantage les centres d’intérêt respectifs de ces derniers, la théorie de l’information et les machines à calculer ont été privilégiées au détriment des problèmes de rétroaction [3].
10Le cas des sciences économiques est beaucoup plus directement concerné par la rétroaction, mais il faut attendre la fin des années 1960 pour qu’une nouvelle génération s’intéresse sérieusement à la cybernétique économique. La tradition française des ingénieurs économistes n’a donc pas profité à la modélisation cybernétique, concurrencée sans doute par la recherche opérationnelle (et un désintérêt de Guilbaud pour les problèmes de rétroaction, ainsi que son désengagement progressif de la cybernétique au profit de la recherche opérationnelle, laquelle connaît pourtant aussi son lot de dispersion sémantique).
11La sociologie française, en pleine reconstruction, a globalement opposé des raisons tant épistémologiques qu’idéologiques aux modèles cybernétiques, sans qu’il soit toujours évident de dissocier les deux registres. Ces raisons incluent un positionnement humaniste et/ou centré sur les luttes sociales, en porte-à-faux avec le fonctionnalisme à la Parsons.
12La psychologie connaît aussi un moment de renouvellement, notamment de la psychologie expérimentale à la psychologie cognitive, transition dans laquelle la cybernétique joue un rôle. Piaget, figure majeure de la psychologie francophone, a misé sur la cybernétique.
13Dans l’ensemble, la sphère académique hexagonale apparaît n’accorder d’intérêt effectif à la cybernétique que celui entretenu sous forme d’une « bulle spéculative » : une « cybernétique pour philosophes » et pour le grand public, condamnée à se référer rituellement à des travaux effectués à l’étranger faute de soutien institutionnel au développement de pratiques transdisciplinaires de modélisation. La cybernétique n’existe alors que de façon marginale, interstitielle ou périphérique : chercheurs isolés, ou travaillant sur des objets de recherche applicatifs ou dans des niches peu représentées dans les sanctuaires de la recherche « fondamentale » (ergonomie, organisation administrative), ou encore basés en Belgique ou en Suisse.
14La cybernétique, en France, presque tout le monde en parle et presque personne n’en fait. L’image du « rendez-vous manqué », utilisée par plusieurs auteurs, est sans doute une métaphore parlante, mais qu’il s’agit de préciser et d’approfondir. Car ce à quoi on a affaire, c’est à une série de rendez-vous manqués, et c’est cette sérialité qui a un intérêt en soi : il s’agit de comprendre comment ces « rendez-vous » sont éventuellement interconnectés, et comment la réussite ou l’échec de certains d’entre eux retentissent sur les autres, en fonction de leur position stratégique dans le circuit de diffusion conceptuelle.
15Il est souvent suggéré que l’excès de « buzz » autour de la cybernétique est responsable d’une méfiance croissante des scientifiques à son égard, voire de sa marginalisation. Un cercle vicieux s’enclenche : la méfiance vis-à-vis de la cybernétique tend à s’auto-amplifier puisque les scientifiques se détourneront d’elle d’autant plus que leurs collègues d’autres disciplines le feront. Il y a sans doute un fond de vérité, mais ce ne peut être une explication suffisante. La comparaison avec la physique quantique le démontre : malgré le sensationnalisme, la spéculation philosophique et les délires mystiques en tous genres, celle-ci s’est établie solidement dans l’histoire des sciences. On voit alors clairement que ce qui pose problème avec la cybernétique, c’est la disproportion entre les effets d’imaginaire et la production scientifique effective. La carence de la seconde (collaborations scientifiques et institutionnalisation) ne permet pas de compenser l’excès des premiers. C’est donc cette carence qu’il faut avant tout caractériser et expliquer.
16La cybernétique française reste une place quasi vide. La carrière de Louis Couffignal joue probablement un rôle majeur à cet égard : sa trajectoire de chercheur, porteur d’un projet théorique en plus de son projet de machine à calculer, est fauchée par la guerre. Il essayera de s’imposer comme chef de file d’une cybernétique à la française, redéfinie par ses soins, et de plus en plus coupée de l’avancée scientifique et technique. Il se sera accaparé l’étiquette cybernétique en en faisant une coquille vide, peu attractive pour la communauté scientifique.
17Même s’il existait une partie immergée de l’iceberg qui aurait échappé aux premiers coups de sonde, son absence des radars de l’époque témoignerait de son caractère confidentiel ou peu reconnu. Ce scénario signerait alors un divorce certain entre une réalité souterraine de pratiques interdisciplinaires et les discours par lesquels la communauté scientifique se tend à elle-même un miroir qui ne lui donnerait à voir qu’une certaine représentation idéalisée qu’elle se fait d’elle-même, selon ses normes culturelles à inertie variable.
18Comme à chaque fois que l’on fait l’hypothèse d’éléments cachés, il faut des techniques spécifiques pour y accéder. Un approfondissement méthodique s’appuierait idéalement sur des comparaisons internationales plus systématiques, l’exploration de corpus numérisés avec des méthodes plus puissantes (bibliométrie et détection de communautés), ainsi que l’introduction de paramètres démographiques (hypothèse d’un effet du renouvellement générationnel sur l’émergence tardive des pratiques interdisciplinaires de modélisation).
De l’approche historique d’une science de la communication à une approche communicationnelle en histoire des sciences
19Si donc la quantité de matériau à rassembler reste importante, se tourner d’ores et déjà vers la recherche d’un cadre d’analyse spécifique n’est pas dénué de sens ni complètement hors de portée. La multiplication des études sur l’histoire de la cybernétique présente l’intérêt de se faire selon différentes approches : sociologie de la traduction, interactionnisme, cultural studies of science, etc. On dispose donc maintenant d’une base de comparaison assez substantielle pour estimer les angles morts laissés dans l’historiographie de la cybernétique par les limites propres à chaque approche. Le thème de la « circulation des savoirs » a gagné de nombreux domaines des sciences sociales et suscite un intérêt interdisciplinaire reflétant sa nature, sans pour autant jouir d’un cadre théorique ou méthodologique de référence. On peut discuter indéfiniment du choix d’un terme juste pour désigner le processus dont il est question, car chacun est chargé de connotations qui affublent à chaque fois le phénomène en jeu d’une image inappropriée : réception, diffusion, circulation, transmission, traduction, etc. Ce qui importe, au fond, n’est pas le mot lui-même, mais la façon dont on va construire son opérativité conceptuelle, tant au contact de l’objet que par différence avec des approches existantes.
20Les modèles diffusionnistes classiques sont rapidement limités par la complexité du phénomène étudié. Bien que les grandes figures réformatrices de disciplines (Fessard, Monod, Friedmann, Piaget, Lévi-Strauss, etc.) jouent leur rôle de « leader d’opinion » pour leur domaine respectif, ce qui est en jeu ne se réduit pas à la propagation d’une opinion entre des groupes sociaux, non plus que, version épidémiologie cognitive, d’une représentation entendue comme état ou « contenu » mentaux livrés à un processus de compétition darwinien.
21Les études culturalistes (cultural studies of science), qui ont proliféré sur la question de l’influence de la cybernétique, ont interprété les circulations conceptuelles en termes de figures de style littéraires : les chercheurs se contenteraient d’adopter un vocable – un lexique, des tropes, une imagerie, un discours, une sémiotique – de l’information. Ils deviendraient juste des producteurs de métaphores dans le cadre d’une nouvelle épistémè succédant à une autre sans qu’il soit question de progrès épistémologique. Renonçant délibérément à tout jugement épistémologique et à toute démarche explicative pour se contenter d’établir des « corrélations » qualitatives, ce type d’approche présente en outre l’inconvénient, bien que se revendiquant d’un semiotic turn, d’écraser en fait tous les contenus symboliques (ou « discursifs ») sur le seul plan d’un mode unique de génération de sens, inspiré de la sémiologie littéraire, mais dont la méthodologie est souvent implicite et laissée à la discrétion de l’interprète.
22Ce qu’il faut donc chercher, c’est la transmission d’un concept en tant qu’instrument intellectuel susceptible d’être élaboré à différents degrés de technicité : du degré zéro (l’emprunt d’un simple mot pour un usage métaphorique) à des degrés manifestant une opérativité croissante et de plus en plus codifiée, formalisée, diagrammatisée, et éventuellement mathématisée. Ainsi seulement l’on saisit dans quelle mesure le concept fait l’objet d’une appropriation et d’une adaptation aux spécificités des objets de la discipline qui l’accueille, l’importe, le retravaille.
23Il n’est pas évident d’identifier des circulations de modèles ainsi compris comme objets techniques. La théorie diffusionniste des innovations ne sera pas d’une grande aide, pour des raisons analogues à celles concernant le two-step flow : on ne s’intéresse pas à la diffusion d’objets achevés, mais d’objets dont la construction, précisément, se fait au fil de leur circulation. Réciproquement, une microsociologie des détournements ne révélerait pas grand-chose (puisque le bricolage est ici la règle), tandis qu’elle délaisserait la comparaison des cas (tous particuliers) et ce qui en fait présentement la valeur, c’est-à-dire la constitution d’un cadre d’analyse avec des concepts.
24Il faut donc articuler les deux échelles au lieu de les opposer. L’approche transversaliste de Terry Shinn (Shinn et Ragouet, 2005) répond à cette problématique en identifiant une catégorie d’acteurs dont le rôle consiste à développer et mettre en circulation des instrumentations (matérielles ou intellectuelles) qu’il s’agit à chaque fois d’adapter aux particularités de niches spécifiques. Ces acteurs circulant entre disciplines pour y diffuser des techniques définissent un régime dit « transversal » dans le système de production des connaissances, régime qui côtoie, s’articule à, mais parfois aussi entre en friction avec, les autres régimes [4].
25À l’aide de cette approche, on comprend alors que l’approbation d’un leader d’opinion est une condition nécessaire mais non suffisante pour l’implantation d’instruments de modélisation dans une discipline ; il faut aussi des passeurs de techniques, et ce sont justement ces profils qui tendent à faire défaut dans la France d’après-guerre : les ingénieurs ne sont pas portés à contribuer aux connaissances académiques, tandis que les mathématiciens ont vite fait leur choix entre le prestige puriste de Bourbaki et la carrière ingrate de « mathématicien appliqué » à qui ni les biologistes ni les sciences sociales n’étaient promptes à dérouler le tapis rouge.
26Le « cybernéticien » français semble ainsi rester une figure introuvable, fantasmée par la bulle spéculative des philosophes et vulgarisateurs, du moins un oiseau rare et nécessairement atypique. Il faudra attendre au moins une nouvelle vague de l’interdisciplinarité au début des années 1970 pour que la figure du modélisateur gagne en reconnaissance. En attendant, faute de soutien institutionnel, les quelques travaux que l’on peut rattacher à la cybernétique se sont cantonnés aux régimes transitaire ou utilitaire, ne bénéficiant pas d’une dynamique qui leur aurait permis de s’autonomiser en régime transversal.
27Si cette première étude de la réception et de la diffusion de l’approche cybernétique en France trouve ainsi un modèle sociologique, elle peut aussi bénéficier d’éclairages supplémentaires en provenance des sciences de la communication :
- L’analyse d’un dispositif éditorial – la revue Structure et évolution des techniques – montre comment celui-ci connecte des sphères disciplinaires différentes, sans pour autant contribuer à forger une identité commune. Cet espace de communication est resté un espace de représentation, une vitrine de la cybernétique en France, et non un espace mettant celle-ci au travail.
- À la lumière de la pragmatique des jeux de langage, un échange infécond entre un biologiste (Lwoff) et des mathématiciens (Wiener, de Possel, Greniewski), ténors de leurs disciplines respectives, lors du colloque de Royaumont de 1962 sur le concept d’information, prend l’allure d’un chassé-croisé sémantique autour de la signification à donner au terme de machine dans la bouche du biologiste, et met en lumière les facettes d’un véritable dialogue de sourds.
- Une analyse de quelques diagrammes reproduits dans les publications françaises de l’époque sert d’indicateur de faible productivité scientifique associée à la cybernétique : on y retrouve souvent les mêmes diagrammes génériques, servant à illustrer les concepts de base, mais pas de diagrammes nouveaux, spécifiques à des objets de recherche dont la modélisation serait inédite et marquerait une progression.
- Enfin, pour respecter l’hétérogénéité sémiotique des différentes façons dont un concept fait l’objet d’une réinterprétation par assimilation aux standards techniques d’une discipline donnée – discursivité, diagrammatisme, formalisations –, on a besoin d’un concept de régime sémiotique pour rendre compte des variations de la façon de faire sens du concept au fil des stades de technicité qu’il franchit lors de son incorporation disciplinaire ; autrement dit, d’une bonne sémiotique face au sémiologisme trop souvent réducteur des cultural studies of science.
28Le concours des sciences de l’information et de la communication n’est que souhaitable pour analyser toutes ces dimensions communicationnelles des échanges interdisciplinaires. En deux mots, étudier l’interdisciplinarité requiert plus d’interdisciplinarité. Encore un effort !
Notes
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[1]
On peut mentionner l’École libre des hautes études à New York, la mission Rapkine en Angleterre, les réseaux d’ingénieurs résistants comme au Centre national d’études des télécommunications (Cnet), ou encore les biologistes qui se forment à l’électronique dans les Forces françaises libres.
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[2]
Dominique Dubarle et François Russo, membres du Cercle d’études cybernétiques, sont ainsi les aumôniers de l’Union catholique des scientifiques français. D’autre part, l’importance du corps médical (souvent catholique) dans la biologie française a parfois contribué à freiner ou saluer la cybernétique, selon que celle-ci était interprétée comme cheval de Troie de la pensée mécaniste ou au contraire porte de sortie du matérialisme grâce au concept d’information.
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[3]
En France, les mathématiciens se sont surtout intéressés à la théorie de l’information, et assez peu aux boucles de rétroaction. Ces dernières demeurent donc l’apanage des ingénieurs en automatismes, les passerelles entre champ scientifique et champ technologique restant donc au mieux assez lâches.
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[4]
Le régime disciplinaire, le plus familier aux historiens et sociologues des sciences, correspond à l’essentiel des formes institutionnelles, et s’en trouve donc être le plus visible. Le régime utilitaire correspond à ce qu’on appelle la « science appliquée », répondant à une demande extérieure de résolution de problèmes. Le régime transitaire désigne les relations de voisinage entre disciplines, menant souvent à la création de sous-disciplines hybrides (géophysique, psycholinguistique, etc.).