1Et si Roland Moreno, l’inventeur de la carte à puce, avait raison ? Et si notre survie tenait, comme il le dit, à l’observation du simple principe consistant à se ménager une perspective : « Se dire a priori que quelque chose va changer. On se fixe un objectif, on lance des propositions, on sème un peu partout diverses graines, et on sait que le temps va apporter une réponse [1]. » (Moreno, 1990) L’homme dont la géniale invention contribue chaque jour davantage à rendre notre monde communicatif – sinon intelligent – misait apparemment sur le désordre des idées, convaincu sans doute que l’information dont nous avons besoin pour stabiliser notre environnement doit se nourrir de l’incertitude qu’elle lève. Convaincu aussi que la connexion aléatoire de ces idées semées à tout vent est seule propice à fournir les solutions que nous ne cherchons pas, mais qui paraissent comme telles, dès qu’elles offrent un équilibre et un mieux-être. Moreno connaissait Claude Shannon et sa théorie de l’information [2] ainsi, sans doute, que les ressources promises par le connexionnisme dans le champ des théories de l’apprentissage ou dans celui, plus large, des sciences de la cognition. Et si Moreno était le recours dont nous avons besoin pour dérouiller les savoirs compartimentés, balisés, surveillés, sanctionnés, évalués... que nos établissements d’instruction publique et nos organismes de recherche s’obstinent à reconnaître comme seuls admissibles ? Moreno ou Edgar Morin qui, lui aussi, sait bien que l’innovation intellectuelle se fait toujours à la marge des disciplines académiques, qu’elle requiert les « maraudeurs » de son espèce qui vont glaner des connaissances sur la terre des autres – ces autres qui se barricadent comme on cache sa copie lors d’un examen. Moreno, Morin ou Paul Feyerabend qui, en bon historien des sciences, sait bien qu’il n’y a pas de « méthode scientifique » mais seulement des rationalisations a posteriori pour légitimer des découvertes obtenues par hasard, grâce à des coups de force et parfois à des provocations anti-académiques. Moreno, Morin, Feyerabend ou tous ces penseurs et inventeurs dont l’Université permet rarement la naissance – sinon par réaction, comme une salutaire objection, un pied de nez digne des dadaïstes – et dont les politiques de recherche actuelles veulent l’extinction, à force de « programmations à court terme », d’« évaluation par l’amont » ou de garanties sur « les résultats attendus [3] ».
Éloge de la folie heuristique
2L’intérêt porté aux techniques de brainstorming par les entreprises innovantes et par les laboratoires de recherche peu enclins à s’en laisser imposer par les manuels de management, aurait bien dû accréditer les vertus organisationnelles et heuristiques du chaos. On réunit de supposés experts appartenant à des espaces de compétences diversifiées, on sollicite de leur part la formulation d’idées la moins retenue, on proscrit donc l’autocensure, c’est-à-dire tout jugement « lié à l’intérêt, à la rationalité, au réalisme économique ou aux possibilités de mise en pratique de l’idée qui naît » (Moreno) et, à partir du joyeux « bordel » qui en résulte, on se met en position d’accueillir l’inédit, l’imprévisible et même le scandaleux. La sérendipité aujourd’hui choyée comme un nouveau fétiche ne dit rien de plus que cette disposition à ne se laisser arrêter par nul préjugé dans l’émission des hypothèses. C’est elle que l’on associe à l’électromagnétisme découvert un jour, pendant le cours du physicien et chimiste danois Jean-Christian Oersted, quand « une boussole perdit le nord près d’un fil de cuivre où passait du courant ». C’est elle qui a permis la découverte de la radioactivité, quand « un gramme de radium a fortement impressionné une plaque photographique située par hasard dans la même armoire ». C’est elle aussi qui a conduit Pasteur à mettre en lumière le principe du vaccin, grâce à l’erreur commise par un laborantin dans « la distribution de substances nocives aux moutons de son laboratoire » (cf. de Brabandere et Mikolajczac, 2002)... Dans ces cas et dans tant d’autres, la sérendipité conforte la part du non-programmé dans la découverte scientifique et, avec elle, l’audace épistémologique célébrée (sans avoir toujours été observée) par quelques grandes figures de la pensée du xxe siècle : les Bachelard, Popper, Lakatos ou Feyerabend... Toutefois, ce que la « philosophie du pourquoi pas ? » revendiquée justement par Bachelard, le critère de falsifiabilité théorisé par Popper, ou l’anarchisme épistémologique prêté à Feyerabend ne disent pas expressément, c’est combien la science, servie par des hypothèses audacieuses, est de plus en plus affaire collective [4]. Au point qu’il ne paraît plus incongru d’éclairer sa productivité par référence au modèle du brainstorming ou à celui de la synectique inventée par William Gordon en 1944, pour résoudre des problèmes et stimuler la créativité au sein de petits groupes que l’on force à rejeter toute idée convenue, toute perspective attendue. L’audace est toujours contagieuse et la surenchère intellectuelle seulement permise à la communauté de chercheurs déliée des exigences disciplinaires et invitée à « sortir du cadre [5] », une surenchère dont se prive la réflexion solitaire même la moins conformiste.
3Qui a jamais songé, dans le monde scientifique, à préconiser et endosser dans les activités de recherche les valeurs d’éloignement et de détour (s’imposer d’aller chercher ailleurs de nouvelles pistes), les valeurs d’incompétence (s’attacher la coopération de gens ne connaissant rien au domaine prospecté) ou les valeurs d’insolence (privilégier le travelling mental, le déconcertant, voire l’absurde) ? Réponse : Norbert Wiener, fondateur de la cybernétique et animateur des conférences Macy à la fin des années 1940.
4L’histoire de la cybernétique est en effet celle d’une discipline générée par un indiscipliné ayant su réunir autour de lui des spécialistes enclins à faire leur miel chez le voisin et surtout, convaincus de la supériorité heuristique des corrélations sur la réduction causale habituellement pratiquée par les orthodoxies épistémologiques. Flo Conway et Jim Siegelman (2012) ont décrit Wiener, dans la biographie qu’ils lui ont consacrée, comme un esprit libre, absolument indifférent aux exigences disciplinaires qui ferment les institutions académiques sur des méthodes, des procédures, des corpus, une histoire, des systèmes de validation… Rien de tout cela dans l’aventure de la cybernétique, dont Wiener souhaitera néanmoins qu’elle accède à la dignité d’une discipline.
5L’aventure commence avec la guerre, dans la situation chaotique que tant de mythologies présentent comme nécessaire à l’avènement de l’ordre nouveau. Rien de tel, il faut croire, qu’une bonne guerre pour tenter le diable de l’indisciplinarité. La mobilisation générale des scientifiques ne s’embarrasse pas des sections du Conseil national des universités (CNU) ou des appartenances académiques : il y a des problèmes urgents à résoudre et l’on mise sur la synergie des intelligences comme sur la dernière carte à jouer. Problème vital, justement : comment améliorer les batteries de DCA et ajuster au mieux leurs tirs sur les avions ennemis ? Un problème requérant quelques équations à dérivées partielles : il faut des mathématiciens. Mais un problème qui va tellement plus loin, puisqu’il engage à réaliser des mécanismes adaptatifs, capables de rétroagir à des informations transmises à distance : il faut des ingénieurs, capables aussi de stabiliser des équilibres au sein de turbulences, il faut des neurophysiologistes pour expliquer les principes de l’homéostasie observée par les organismes vivants, etc. Et voici, de proche en proche, une communauté de recherches en gestation, mue par le même effort de guerre, décidée à réfléchir et à expérimenter les systèmes à causalité circulaire dont les environnements techniques et humains sont riches, à perfectionner les dispositifs d’information et de communication qu’une approche mathématique de la transmission des messages révolutionne, à partager même le projet de réaliser un homme artificiel grâce à la mise en réseau de neurones formels et à la production de prothèses autorégulées ! Qui n’a jamais lu Wiener décrivant les conférences financées à la fin des années 1940 par la fondation Macy ne peut mesurer le génie collectif dont est capable un groupe de savants délivrés du surmoi disciplinaire : on s’enferme deux jours entiers avec la farouche détermination de ne sortir qu’avec un lexique commun (feedback, message, homéostasie, téléologie, etc.), on s’astreint à écouter l’anthropologue présenter ses observations sur le fonctionnement des sociétés claniques, le logicien s’aventurer à formaliser les modèles d’organisation sous-jacents à la perception, le physiologiste expliquer le mécanisme réflexe de la patte du chat… Le compte rendu des conférences Macy le laisse supposer : Wiener, Pitts, Bateson, Rosenblueth, Von Neuman, McCulloch, Bigelow et les autres, se sont empoignés sur les mots, ont fait assaut de savoirs et d’opinions, se sont impatientés les uns contre les autres, ont fulminé et claqué les portes. Conway et Siegelman (2012) n’ont pas idéalisé l’interdisciplinarité du groupe qui se baptisera « cybernétique » en 1950 : les noms d’oiseaux qu’on s’est jetés à la figure, les insultes et même les coups échangés ont fait partie du travail dont la nouvelle discipline a eu besoin pour accoucher. L’historien des idées pourra toujours expliquer que ces gens-là étaient au fond d’accord sur l’essentiel : par exemple, qu’ils étaient foncièrement néomécanistes et qu’ils partageaient l’idée que « les systèmes vivants et sociaux étaient des systèmes de traitement de l’information et l’homme une espèce particulière du genre machine » (Lévy, 1987). Il aura beau vouloir démontrer que ces indisciplinés étaient destinés à promouvoir la métaphore computationnelle dont se serviraient par la suite les fondateurs de l’intelligence artificielle, les cognitivistes, les biologistes moléculaires, les économistes, les écologistes et aujourd’hui, les techno-prophètes du posthumain. Reste que l’historien des idées manquera l’essentiel, qui relève de la transgression disciplinaire dont chaque acteur de la future cybernétique s’est rendu capable, du sein d’un désordre qui échappe à l’analyse ou à la justification théorique.
6Rémi Sussan a consacré un blog à examiner les critiques portées à l’encontre des techniques de brainstorming par un jeune neuroscientifique, Jonah Lehrer, dans le New Yorker. Il met cependant en évidence, avec Lehrer, le fait que l’intelligence collective est devenue une réalité dans l’univers de la recherche scientifique, selon des modalités qui échappent encore à la formulation de techniques ou de simples procédures. À l’heure où l’on imagine de développer en France des « hôtels à projets » pour susciter le frottement des spécialités et l’émergence des idées nouvelles, il est bon de rappeler, avec Sussan, le rôle que jouent souvent les lieux destinés à accueillir les indisciplinés. Parmi eux, les chroniqueurs de la cybernétique en voie de constitution ont rarement manqué d’évoquer le Radiation Laboratory du Massachusetts Institute of Technology (MIT), plus connu sous le nom de Rad Lab, fondé dans les derniers mois de l’année 1940 (cf. Turner, 2012). Ce laboratoire dédié d’abord à l’effort de guerre fonctionnait néanmoins sans gestion hiérarchique, de manière délibérément chaotique, avec « des scientifiques spécialisés qui durent rapidement devenir des généralistes, capables non seulement de théoriser mais également de concevoir et construire des nouvelles technologies » (Ibid.). À tous ceux qui ont été tentés de rationaliser après-coup l’histoire de la cybernétique et, plus généralement, d’inscrire tout melting-pot des disciplines à la source d’innovations sous le signe d’une culture systémique commune, il est utile d’objecter le témoignage de Stewart Brand qui n’eut pas son pareil pour décrire le Rad Lab comme un vaste chantier totalement dépourvu de gouvernance et schéma directeur, seulement agité d’intelligences diverses que rien ne bride. Dans son essai How Buildings Learn, Brand décrit le bâtiment 20 du MIT, où l’on avait hébergé les indisciplinés, comme « l’exemple d’une structure “mal foutue”, devenue un espace exceptionnellement créatif, justement parce qu’il n’a pas été voulu ni conçu (un autre exemple en serait le garage de la Silicon Valley). Au final, les scientifiques du bâtiment 20 se sentaient libres de refaire leurs locaux, adaptant leur structure à leurs besoins. Les murs étaient abattus sans permission, l’équipement s’entassait dans la cour de l’immeuble. Quand Jerome Zacharias a développé la première horloge atomique, il a supprimé deux plafonds de son labo pour faire de la place à un cylindre de trois étages… » (Sussan, 2012) On se doutait bien que le « bordel ambiant » de Roland Moreno avait des précédents.
Le chaos ou la mort
7Comment être encore sourd au plaidoyer en faveur du désordre créateur de nouveau ? Comment ne pas s’insurger contre la frilosité encore affichée par nos institutions universitaires qui se veulent garantes des frontières disciplinaires – et ce, jusqu’à l’absurde [6] ? Quand se débarrassera-t-on du catéchisme positiviste qui a coulé l’idée d’une classification des sciences dans le marbre de nos universités ? Le temps paraît pourtant venu, non seulement parce que l’évidence est en faveur des épisodes de l’histoire des sciences qui montrent combien la logique de la découverte n’est pas celle de la justification qu’en donnent les institutions universitaires, mais aussi parce que la théorisation dont font l’objet les phénomènes complexes invalide les découpages disciplinaires. Autrement dit, et en termes forcément approximatifs, voilà ce qu’admettent de plus en plus les épistémologues : longtemps, on a rêvé d’une compréhension du monde qui le traduirait comme une machine bien réglée, dans laquelle les causes produiraient des effets jamais ambigus, dans laquelle le temps n’aurait aucune importance, dans laquelle tout s’enchaînerait avec une nécessité et une régularité indéfectibles. Le modèle de cette compréhension était donné depuis les Grecs par l’astronomie et les sciences cherchaient à retrouver sur terre la belle cohérence du ciel. Et puis, il a fallu déchanter et… désenchanter le monde : les choses ne sont pas si simples, même Newton aurait dû l’admettre. Il y a des causes qui produisent des effets sans commune mesure avec elles ; le temps est une flèche dont la trajectoire est irréversible ; la réalité peut se révéler statistique et nous obliger à penser que le hasard est au principe des choses elles-mêmes ; l’humain se révèle infiniment plus compliqué que la matière des physiciens et on ne peut l’abstraire des objets qu’ils étudient… Bref, le monde sur lequel nous avons bâti ne tient plus et la science doit accepter la métamorphose que tant de découvertes non programmées lui imposent – la science, mais aussi, logiquement, les institutions qui entendent la gérer et la favoriser. N’aurait-on pas dû sonner l’alerte générale, réunir tous les scientifiques dans la cour, leur ôter leur redingote ou leur blouse et les affecter pêle-mêle à la construction de savoirs nouveaux ?
8Hélas, le principe newtonien d’inertie n’a pas terminé sa carrière. Edgar Morin en a formulé le constat des quantités de fois et le citer un peu longuement ici ne saurait surprendre :
De manière générale, que l’on se place dans les sciences sociales, les sciences humaines, la biologie, les sciences de la nature ou les sciences physico-mathématiques, on constate que la machine institutionnelle, elle, reste essentiellement organisée en universités disciplinaires ; il n’existe pas de faculté d’écologie ou du cosmos, et aucune « faculté de l’être humain » : l’homme biologique est étudié en biologie et l’homme psychique en psychologie… L’homme social est lui-même morcelé selon ses activités et croyances, économiques, politiques, culturelles ; selon son espace ou son histoire, etc. Les savoirs spécialisés ne communiquent que très insuffisamment entre eux, chacun restant enfermé dans son propre langage. Il existe fort heureusement des esprits indisciplinés qui évoluent d’une discipline à l’autre. Mais ces transgressions restent individuelles. Hubert Curien disait d’ailleurs que, de manière générale, les scientifiques sont comme les loups : ils urinent pour marquer leur territoire et mordent tout intrus qui y pénètre.
10Le ministre Curien lui-même n’a donc rien pu faire contre cette incivilité ?
11Le public amateur de sciences connaît les nombreux ouvrages qui présentent et commentent les approches contemporaines de la complexité. Il connaît parfois les grands principes de la théorie du chaos, dont Poincaré eut la prémonition. Il a même souvent intégré les arguments en faveur du chaos organisateur : nous avons longtemps cru que la nature était parfaite et que la science qui la décrypte était elle-même le modèle de toute perfection. Le déterminisme laplacien était-il autre chose que la traduction de cette assurance ontologique ? Maintenant, il faut être clair : la perfection est un fantasme dont la science elle-même nous a progressivement délivrés. Si elle était réalisée, cette perfection équivaudrait à la mort elle-même, tant à l’échelle de l’univers qu’au niveau de l’individu. Seules les ruptures de symétrie, les transitions de phase, les incomplétudes et autres fragilités sont génératrices de mouvement, seules les erreurs de duplication garantissent la richesse et la variété des espèces végétales et animales… Qu’on le veuille ou non, la culture scientifique en passe de dominer est propice à l’accueil de l’émergence – c’est-à-dire aux effets dont la réalité dépasse leurs causes ou même l’occultent –, à l’acceptation du hasard et de l’incertitude. Ce faisant, elle véhicule de mieux en mieux l’image d’une Cité scientifique constamment en débats, gourmande de controverses, soucieuse de distinguer recherche et expertise. Or, cette communauté idéale fait justement l’objet du regard soupçonneux des garants de l’Université éternelle. La complexité, l’émergence, l’indéterminisme ? De faux concepts, des slogans, des phénomènes de mode… Rien que de la denrée pour médias, de la bouillie pour les nouveaux parvenus d’un savoir profanisé par le Web ! On tient ici pour pernicieux le consentement de nombreux scientifiques à descendre dans l’arène et à justifier leur mobilisation au sein de l’espace public, en expliquant que nous vivons depuis toujours dans un monde où les parties sont en interaction de plus en plus intense et où il n’est plus permis de s’en tenir à quelques sous-systèmes relativement simples et évoluant de manière indépendante.
12N’en déplaise aux esprits sereinement (ou dangereusement) disciplinés, il est pourtant devenu urgent de comprendre qu’un tel monde engendre aujourd’hui une évolution temporelle complexe, de type chaotique (cf. Ruelle, 1999 ; et plus généralement Gleick, 1989). Cela admis, le reste peut suivre et les étapes qui ont conduit à accréditer les sciences du chaos peuvent servir de balises pour désenclaver les savoirs et briser l’arrogance des disciplines : l’histoire de la théorie mathématique des systèmes dynamiques, depuis Poincaré ; sa rencontre avec la dynamique des fluides aux alentours des années 1970 ; puis, la mise en synergie des mathématiques, de l’hydrodynamique, de la météorologie, de la physique, de la mécanique, de l’écologie des populations, de l’économie… cette convergence a fini par rayonner au-delà de l’univers de la recherche, dans un environnement socioculturel sensibilisé aux crises et aux débats philosophiques [7]. On sait à présent, dans le public, qu’un système est chaotique, parce qu’une petite erreur ou une petite modification dans ses conditions initiales croît rapidement au cours du temps et produit ce qu’on n’attendait pas. Et on expérimente tous azimuts ce mixte de hasard et de nécessité par lequel Jacques Monod qualifiait la vie elle-même. Pourquoi n’irait-on pas jusqu’à en conclure à la clairvoyance de toute entreprise intellectuelle et scientifique qui organise la désorganisation comme l’anti-projet justement caractéristique de ce qui vit ?
13L’interdisciplinarité exprime, il est vrai avec une certaine pauvreté, l’ambition de préserver et solliciter l’inspiration associée à la libido sciendi. Pour y parvenir, il faudra peut-être en inventer le mythe : réactiver, par exemple, la conviction nietzschéenne d’une unité profonde de toutes les productions culturelles, réveiller la conscience qu’une source commune – exubérante et incontrôlable, dionysiaque en quelque sorte – nourrit la science et l’art. Si l’avènement des spécialités disciplinaires peut un temps paraître structurant et fécond – comme le fut sans doute la statuaire apollinienne dans l’histoire de l’art –, s’il donna corps à la visée généralisatrice et émancipatrice des penseurs des Lumières, pourquoi éviterait-il de devenir exsangue et desséchant ? En 1964, Sir Charles Snow déplorait en vain la scission des deux cultures – humaniste et scientifique – dans laquelle il voyait justement la regrettable suprématie de la spécialisation dans les cursus universitaires. Pour couper court à « la danse macabre des principes » qui finit par paralyser les institutions d’enseignement et de recherche, saurons-nous encourager de nouveaux indisciplinés à opposer au conformisme des académies, un style et une liberté ? Saurons-nous tolérer qu’au terme d’une féconde carrière de chercheur, l’on puisse entendre l’un de ces indisciplinés exprimer sereinement que l’essentiel pour lui a consisté à « ne pas s’ennuyer » (Jean-Pierre Dupuy) ou à faire en sorte de préserver « l’élasticité, l’inventivité et la fantaisie qui rendent délicieuse la fréquentation de la jeunesse [8] » (Feyerabend) ?
Notes
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[1]
En majuscule dans le texte.
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[2]
Voir Moreno, 1990 : « Shannon, personnage hors du commun – et certainement l’un des scientifiques ayant marqué de sa plus formidable empreinte la civilisation qui est la nôtre… »
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[3]
On reconnaîtra ici le lexique des consignes et des formulaires des appels à projet émanant de l’Agence nationale de la recherche (ANR) ou de l’European Research Council (ERC).
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[4]
Dans un blog qui sera évoqué plus bas, Rémi Sussan rapporte les données d’« une étude menée par Ben Jones, professeur à l’école de management Kellog de la Northwestern University qui a analysé 19 millions d’articles universitaires et 2 millions de brevets de ces cinquante dernières années, montrant que les travaux en équipe n’ont cessé d’augmenter dans 95 % des sous-champs scientifiques et que les équipes universitaires ont augmenté de 20 % en moyenne à chaque décennie. Pour Jones, commente Sussan, les chercheurs sont désormais contraints de collaborer, notamment parce que les mystères les plus intéressants se trouvent désormais à l’intersection des disciplines ». Voilà qui apporte de l’eau au moulin de Bachelard qui considérait qu’Einstein restait le dernier savant solitaire que l’histoire des sciences connaîtrait.
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[5]
C f. encore Luc de Brabandere, expert en paradoxes et en « sortie de cadre », ainsi qu’en témoignent ses nombreux ouvrages (en particulier de Brabandere, 2008 ; 2013).
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[6]
Exemple de frilosité parmi d’autres : en 2013, la commission 72 du CNU, en charge de l’histoire des sciences et des techniques et réputée ouverte aux profils atypiques, s’est offert le ridicule de refuser la candidature du physicien et philosophe Étienne Klein, au motif qu’il écrit trop de livres. Le même candidat s’était vu refuser par la Sorbonne une inscription pour soutenir son habilitation à diriger des recherches au motif qu’il n’était pas philosophe de formation…
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[7]
Voir par exemple les termes de la discussion d’Amy Dahan-Dalmedico avec Hélène Gispert dans Boudon et Clavelin, 1994.
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[8]
Je trouve, en cet été 2013, cette déclaration d’amour pour la jeunesse et son enviable insubordination dans une édition italienne de Paul Feyerabend (2012).