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Erkki HUHTAMO et Jussi PARIKKA (dir.), Media Archaeology. Approaches, Applications, and Implications, Berkeley, University of California Press, 2011, 368 p.

1Premier ouvrage collectif publié sur le thème de l’archéologie des médias aux États-Unis, ce livre rassemble les contributions de treize auteurs en provenance d’Amérique du Nord, d’Europe et du Japon. Il a été coordonné par deux pionniers de ce domaine en émergence depuis les années 1990 : E. Huhtamo, professeur d’histoire et de théorie des médias à l’université de Californie, qui se présente lui-même comme un « archéologue des médias », et J. Parikka, professeur associé d’histoire et théorie des médias à l’université Anglia Ruskin, lui-même auteur de plusieurs livres se donnant comme objet l’archéologie des médias : Digital Contagions : A Media Archaeology of Computer Viruses (2007) et Insect Media : An Archaeology of Animals and Technology (2010). Comme l’indique son titre, le livre propose une introduction à l’approche de l’archéologie des médias à travers une collection d’essais organisés en trois parties thématiques : (1) « Engines of/in the imaginary », (2) « (Inter) facing media » et (3) « Between analogue and digital ».

2Le chapitre introductif rédigé par E. Huhtamo et J. Parikka (« An Archeology of Media Archelology ») propose une synthèse réflexive sur les implications théoriques et philosophiques de ce courant. L’archéologie des médias est une approche critique qui vise à comprendre les nouveaux médias en s’intéressant à l’histoire des médias, avec une attention particulière pour les médias aujourd’hui disparus. C’est par les formes discursives et matérielles de la culture que les auteurs abordent leur objet, en procédant par allers-retours constants entre le passé et le présent, de manière à faire apparaître un canevas de corrélations et de ruptures sur le plan diachronique. Par « archéologie », E. Huhtamo et J. Parikka entendent le fait de creuser dans le passé pour en faire sortir des objets enterrés dans l’oubli, mais on peut également y lire une référence à « l’archéologie du savoir » proposée par Michel Foucault. La dimension critique de cette approche tient à son engagement envers une histoire alternative des médias, c’est-à-dire la mise à jour des formes culturelles et médiatiques mineures ou ratées. Il s’agit selon les auteurs de combler les manques d’une histoire dite « canonique » (voire « dogmatique ») et linéaire des médias, qui aurait le défaut de se limiter aux formes et pratiques dominantes du champ des médias, par négligence ou par biais idéologique.

3Sous la bannière commune de l’archéologie des médias, l’ouvrage rassemble diverses branches des études médiatiques, comme les études de logiciel (software studies) ou encore l’archéologie des réseaux (elle-même un sous-champ des études de réseaux, network studies). E. Huhtamo et J. Parikka cherchent à tracer les contours d’un champ disciplinaire, à défaut d’une discipline à proprement parler, dans une démarche qui vise à « faciliter le processus d’auto-identification et d’auto-définition ». Il ne s’agit pas toutefois de fixer une orthodoxie théorique et méthodologique, mais plutôt de montrer la pluralité des voix qui s’expriment au sein de cette approche commune.

4Le cadre théorique de l’archéologie des médias s’inscrit dans la lignée d’auteurs comme Michel Foucault, Walter Benjamin, Aby Warburg ou Marshall McLuhan, qui sont présentés par les deux co-directeurs comme des archéologues des médias avant la lettre. E. Huhtamo et J. Parikka revendiquent également une certaine proximité avec la « nouvelle histoire » (ou new historicism) et son attention aux pratiques matérielles, et plus largement, ils tracent des liens avec une pléthore de courants : le matérialisme culturel, l’analyse de discours, les théories du genre, les études post-coloniales, l’anthropologie des médias et l’anthropologie visuelle, les philosophies du néo-nomadisme, la notion de remediation (Bolter et Grusin), la new film history et les relations intermédiales du cinéma, et enfin les travaux de F. Kittler, qui est présenté comme le chef de file d’une branche allemande de l’archéologie des médias, qui se serait développée en « école matérialiste des médias », bien que F. Kittler lui-même n’ait jamais revendiqué d’affiliation avec la notion d’archéologie des médias. Trois livres précurseurs sont en particulier cités dans le chapitre introductif : les Mémoires de l’ombre et du son. Une archéologie de l’audio-visuel de Jacques Perriault (1981), Archeology of the Cinema de C. W. Ceram (1965) et Le grand art de la lumière et de l’ombre : Archéologie du cinéma de Laurent Mannoni (1994).

5Il est difficile de donner ici un aperçu synthétique de la grande diversité des chapitres qui composent le livre. Le terrain des objets étudiés est vaste : du système radio aux premiers jeux d’arcade, en passant par le Baby Talkie, un jouet optique japonais. Les chemins empruntés par les auteurs pour analyser leurs objets sont aussi fort divers. La première partie du livre réfère explicitement à l’imaginaire (imaginary media), au sens « d’une extension de la notion de média dans les théories de l’esprit, de la psyché, et du cerveau ». Par exemple, dans un essai intitulé « On the Archeology of Imaginary Media », É. Kluitenberg analyse la dimension fantasmagorique des médias dits « imaginaires », restés à l’état de plans et jamais construits, qui manifestent d’impossibles désirs. Il aborde en particulier le cas des expériences paranormales qui s’appuient sur une utilisation des appareils électroniques pour tenter d’établir une communication avec l’au-delà. Dans l’essai de J. Sconce, les médias sont plutôt analysés à travers le fantasme du contrôle des esprits par les machines électroniques.

6La mémoire est un autre thème récurrent de l’ouvrage. T. Elsaesser exploite en particulier cet angle en décrivant la psyché comme une machine médiatique. À travers une relecture du texte de Freud « Note sur le bloc-notes magique », il cherche à tracer un lien entre les premières théories psychanalytiques et les premières théories des médias, suggérant que les analyses freudiennes de la psyché pourraient être comprises comme une théorie des médias. Parmi les autres axes d’analyse mobilisés dans les différents essais, on trouve (sans être exhaustif) : l’imperfection, au sens de « bruit » (de perturbation dans la communication) et au sens de dégénérescence matérielle (W. Hui Kyong Chun) ; le quotidien (les médias dans l’espace domestique) ; la dimension sensible des médias, autrement dit des manières de voir, d’entendre, de lire et de toucher inscrits dans le dispositif matériel des médias (W. Strauven étudie par exemple le caractère tactile des jeux électroniques) ; ainsi que l’intermédialité.

7Le caractère intermédial des analyses proposées dans l’ouvrage se décline en deux volets. D’une part, l’intermédialité se présente sous l’angle d’une réévaluation des connexions et des intervalles entre différentes technologies médiatiques, perspective qui fait ressortir des discontinuités plutôt que des schémas linéaires. D’autre part, l’intermédialité se manifeste sous l’angle de la circulation de motifs culturels entre différents médias. Un thème abordé notamment par E. Huhtamo dans son essai « Dismantling the Fairy Engine. Media Archeology as Topos Study ». L’auteur s’intéresse à un phénomène qu’il nomme la « vie des topoi », soit des éléments que l’on pourrait qualifier de motifs ou de « clichés », qui apparaissent de manière récurrente dans les cultures médiatiques et qui fournissent, selon E. Huhtamo des « moules » (il parle aussi de « coquilles » et de « vaisseaux ») établissant un cadre de l’expérience médiatique. Dans cet essai, l’auteur cherche à retracer les trajectoires et les transformations des topoi de la culture médiatique, en expliquant les logiques culturelles et les déplacements erratiques de ces topoi à travers le temps, l’espace, et le paysage technique des différents médias. La représentation du photographe comme monstre borgne est un exemple de topos analysé par E. Huhtamo, l’auteur jetant ici un point entre les premières apparitions de ce motif iconographique et les premières manifestations du discours sur le cyborg.

8En conclusion, l’ouvrage constitue une mosaïque d’essais hétéroclites, souvent surprenants, tant dans le choix des objets d’analyse que dans la conduite des analyses elles-mêmes, l’introduction de E. Huhtamo et J. Parrika parvenant tout de même à rassembler les divers essais autour d’une orientation commune. L’intention qui se dessine derrière cette entreprise est celle d’un effort de légitimation de l’archéologie des médias, effort qui oscille entre un appel à se constituer en discipline, et une allergie aux dogmes institutionnels et théoriques (en particulier dans la conclusion de Vivian Sobchack, qui par son attachement au « statut anarchique de la non-discipline » vient contrebalancer le travail de mise en ordre synthétique du chapitre introductif). Et c’est justement ce caractère exploratoire aux contours un peu flous qui fait la richesse de cette approche.

9Nathalie Casemajor Loustau

10INRS – Centre Urbanisation, culture et société

11Courriel : ncasemajor@gmail.com

Geneviève VIDAL (dir.), La sociologie des usages. Continuités et transformations, Paris, Lavoisier, 2012, 251 p.

12Les recherches en sociologie des usages ont maintenant une trentaine d’années. En France, c’est avec la télématique dans les années 1980 qu’éclosent et se multiplient les travaux sur l’appropriation des technologies de l’information et de la communication encore à cette date qualifiées de « nouvelles ». L’ouvrage dirigé par Geneviève Vidal a pour ambition de dresser le bilan critique de ce champ encore relativement neuf, pléthorique et en prise avec le topos de la révolution technologique permanente depuis la fin des années 1990 et la massification des usages du Web.

13Assez classiquement structurées en trois parties (« Enjeux et continuité », « Les usages à l’épreuve : l’interactivité et les Science & Technologies Studies » et « Prendre la mesure des transformations »), les interventions font systématiquement un bilan de l’état de l’art et reposent sur un appareil critique fourni.

14Si les interventions abordent des thèmes très différents les uns des autres, trois grandes thématiques transversales unifient le propos. La première repose sur l’analyse des origines et des conditions de développement de la sociologie des usages depuis les années 1980 ainsi que sur le statut de l’utilisateur, tour à tour actif, usager et consommateur. La seconde thématique est celle des rapports complexes, parfois conflictuels, entre l’État, les entreprises et l’utilisateur. Enfin, la troisième est la nécessité ressentie par les auteurs d’une menée critique à l’encontre des outils et des méthodologies employés par la sociologie des usages dans une perspective de renouvellement de la discipline.

Les temps de l’usager-utilisateur-consommateur

15À l’usager entendu comme simple réceptacle des messages émis par les médias, la sociologie des usages substitue dans les années 1980 un utilisateur autonome et actif qui construit sa pratique et ses représentations dans l’effervescence créée par l’apparition de la télématique comme le rappellent Éric George, Christian Papilloud et Geneviève Vidal. L’accent est alors mis sur les interactions que l’utilisateur entretien non seulement avec le dispositif technique dans le cadre de l’interactivité (Papilloud), mais également avec le projet et les représentations préalables des concepteurs, ce que l’école de la traduction autour de Callon, Latour ou Akrich (George, Latzko-Toth et Millerand) a abondamment mis en lumière ces dernières années.

16Cette première étape est remise en cause au milieu des années 1990 avec le déclin du rôle de l’État dans le processus d’innovation technologique et la mise en place progressive du règne sans partage de l’entreprise privée sous l’égide de la déréglementation. L’accélération de l’apparition de nouveaux outils interactifs et la rupture provoquée par la massification de l’usage du Web dans les premières années de la décennie 2000 accélèrent encore le processus et, comme le montre Dominique Carré, inaugurent un « étiolement » de la demande sociale en matière d’études d’usages dont les décideurs économiques et politiques semblent vouloir se passer au profit d’un marketing des usages moins consommateur de temps et de ressources, mais aussi moins critique à l’égard des acteurs de la numérisation du monde.

17Au fil de ces évolutions et durant ces trente premières années, le concept même d’utilisateur change profondément. « L’hyperindividualisme » à l’œuvre selon Éric George pousse à l’établissement d’une définition très libérale qui se caractérise par l’absence de référence aux catégories classiques comme la classe ou tout autre ancrage dans une dimension collective de l’utilisateur que les « nouvelles » technologies sont censées permettre de dépasser. C’est d’ailleurs le point de vue de Christian Papilloud pour qui les catégories de la sociologie IRL ne sont plus totalement opérantes dans le monde numérique qui s’annonce (genre, niveau de revenus, formation, genre, etc.) Quant à Françoise Paquienséguy, elle initie une réflexion sur le concept d’usager-consommateur en montrant qu’il résulte d’une mutation profonde du type de biens consommés, majoritairement immatériels, qui pousse à articuler consommation et expérience, puis expérience et usage.

L’État, l’entreprise et l’utilisateur

18À l’approche microsociologique de nombreux travaux, la majorité des auteurs opposent les nécessités d’une prise en compte globale des phénomènes d’usage étudiés. Il s’agit notamment de réhabiliter les approches sociopolitiques (Éric George) et socio-historiques (Dominique Carré) pour dépasser la simple dimension descriptive de nombre d’études actuelles ou passées qui restent cantonnées à une communauté réduite et un artefact particulier (Geneviève Vidal). Cet impératif, rappelé à maintes reprises, ne peut que ravir l’historien qui promeut le temps long et le comparatisme dans le champ des usages comme ailleurs.

19C’est ce que réalise Françoise Massit-Folléa en se penchant sur le sujet complexe de la gouvernance d’Internet dont l’usager est cruellement absent au profit des représentants des grandes entreprises de l’IT américaines qui méconnaissent les usages et leurs impacts sur l’adoption des services en ligne.

20Aussi, il semble que c’est au cœur des rapports entre une entreprise qui s’impose, un État qui recule et des utilisateurs qui oscillent entre participation, consommation et aliénation d’un nouveau genre que se situe l’enjeu principal d’une sociologie des usages renouvelée.

Une approche critique de la sociologie des usages

21En effet, l’ouvrage dirigé par Geneviève Vidal est également l’occasion de suggérer des pistes de dépassement des horizons actuels de la sociologie des usages francophone. Aux aspects indéniablement critiques de leurs travaux, les auteurs ajoutent une dimension programmatique à leurs réflexions qui n’est pas le moindre des mérites de cette livraison.

22En soulignant les orientations nouvelles possibles pour sa discipline, Dominique Carré esquisse les éléments favorables à un éventuel retour en grâce des études d’usage auprès des décideurs. En premier lieu en articulant ces études aux modèles socio-économiques des industries de la culture et de la communication. En visant la production d’outils d’orientation des internautes dans les nouveaux espaces numériques et en abordant la question des déficiences liées à l’âge ensuite. En diversifiant les approches culturelles et géographiques enfin.

23Guillaume Latzko-Toth et Florence Millerand promeuvent un rapprochement avec les Science & Technology Studies, dont les travaux sur les infrastructures sociotechniques et la matérialité des objets méritent l’établissement d’un réel dialogue avec la sociologie qui se fait encore attendre.

24Enfin, Geneviève Vidal propose un renouvellement conceptuel des notions d’usage et d’interactivité autour du concept prometteur de « renoncement négocié » qui réhabilite une approche dialectique du pouvoir et de la communication que les travaux récents ont eu tendance à ignorer comme le rappelle Éric George pour qui les pratiques numériques constituent à la fois des facteurs d’émancipation et d’aliénation.

25Indiscutablement nécessaire, l’ouvrage dirigé par Geneviève Vidal éclaire trente années de sociologie des usages dans le domaine des technologies de l’information et de la communication. Il dresse un bilan critique et équilibré d’un champ d’étude riche dont les perspectives d’évolution sont non seulement passionnantes, mais surtout essentielles pour appréhender les enjeux contemporains de la relation utilisateur-nouveaux services.

26Dans la lignée des travaux de Josiane Jouët (« Des usages de la télématique aux Internet Studies », in Denouël, J. et Grandjon, F., Communiquer à l’ère numérique. Regards croisés sur la sociologie des usages, Paris, Presses des Mines, 2011, p. 45-90), La sociologie des usages. Continuités et transformations constitue enfin une pierre angulaire pour l’établissement d’un réel dialogue transdisciplinaire que l’historien des techniques et de l’innovation ne peut qu’appeler de ses vœux.

27Benjamin G. Thierry

28Université Paris-Sorbonne

29Courriel : benjaminthierry@gmail.com

Jean-Paul LAFRANCE, La civilisation du clic : la vie moderne sous l’emprise des nouveaux médias (préface de S. Toporkoff), Paris, L’Harmattan, coll. « Communication et civilisation », 2013, 235 p.

30« Penser la Civilisation du clic[1], c’est essayer de voir comment les NTIC (les nouvelles technologies d’information et de communication) ont changé l’Homme dans son quotidien et dans ses mentalités, c’est se placer du côté de l’usager et non des techniques, c’est regarder comment vit et agit l’être sous l’emprise des médias et des technologies ». Voici défini le projet de cet essai qui s’adresse, avant tout, au grand public et aux étudiants. Pour conduire ce projet, l’auteur découpe son ouvrage de la manière suivante : une introduction générale qui définit les quatre caractéristiques clés de la civilisation du clic (virtualisation de la réalité, lutte pour la gratuité, conservation et destruction des données, vivre l’instant au rythme de l’ordinateur), puis trois parties de trois chapitres décrivant l’évolution des médias : le livre (première partie), la télévision, la radio et l’ordinateur (deuxième partie), le téléphone et les réseaux socionumériques (troisième partie) ; enfin une quatrième partie de quatre chapitres vient décrire les opérations de la vie quotidienne (jouer, commercer, voyager, entretenir son corps), juste avant que l’auteur ne présente une synthèse personnelle en trois chapitres intitulée « Réflexions globales sur la civilisation du clic ». L’ouvrage s’achève sur une conclusion générale qui est, en réalité, un exercice de prospective sur l’évolution de notre rapport à l’environnement, l’argent, le texte, etc.

31Cet ouvrage se lit bien. Le style est vif et agréable, les formules percutantes abondent, des tableaux et un glossaire permettent de faire le point facilement sur les notions les plus complexes, les chiffres illustrent l’ampleur des phénomènes, les notes de bas de page apportent un réel complément d’information pour les lecteurs curieux, etc. Surtout, malgré une synthèse rigoureuse qui cherche à se tenir à l’écart de l’enchantement technologique et du catastrophisme techno-phobique, l’auteur ne se départit pas d’une distance humoristique de bon aloi que l’on retrouve, par exemple, dans le titre du chapitre VII consacré au téléphone cellulaire et intitulé : « le Cel de la vie ». Par contre, faisant souvent référence à McLuhan, l’auteur cède parfois au démon favori de ce dernier, le prophétisme. Par exemple, quand il annonce (chap. 6), comme une évidente certitude, le passage généralisé du PC (Personal Computer) au PN (Personal Network) ou, dans sa conclusion, quand il prédit que la nouvelle communication sera beaucoup plus rapide et familière, que le rapport au corps ne sera plus le même, qu’émergera une nouvelle sociabilité, etc.. De même, le passage sur la dématérialisation de la monnaie (chap. 11), s’il est politiquement juste, est théoriquement faible puisqu’il reprend la théorie classique de la monnaie pourtant remise en cause par de nombreux chercheurs [2], qu’il réduit la monnaie à sa seule dimension numérique (« l’argent, c’est de l’information ») alors que c’est aussi un médium social tissant du lien entre personnes appartenant à une même communauté, qu’il ne prend pas en compte, le développement, partout dans le monde, de monnaies sociales qui, justement, choisissent de circuler sous forme de papier. Malgré ces critiques secondaires, le but est atteint : une vision d’ensemble des évolutions actuelles liées aux NTIC qui évite le déterminisme technologique et combat un certain nombre d’idées reçues comme la nocivité intrinsèque des jeux vidéo (chap. 10), la perte d’influence irrémédiable de la télévision (chap. 4) ou la mort programmée du livre (chap. 2). Une synthèse éclairée et souvent éclairante. À recommander vivement à nos étudiants.

32Éric Dacheux

33Université Blaise Pascal, Groupe « Communication et solidarité » (EA 4647)

34Courriel : eric.dacheux@univ-bpclermont.fr

Hiên DO BENOIT, Le Viêt Nam, Paris, Le Cavalier bleu, coll. « Idées reçues », 2011, 124 p.

35On dénonce souvent les idées reçues comme autant de banalités naïves et de contrevérités imbéciles qui en disent plus long sur celui qui les professe que sur ce dont il parle. Mais cette conception des idées reçues constitue elle-même une idée reçue. Car les clichés ont aussi leur intérêt et leur utilité. Même s’ils sont lacunaires et déformants, ils n’en constituent pas moins une marque d’intérêt, une envie de dialogue une amorce de polémique, bref un premier pas vers l’autre. C’est ce que mettent magistralement en lumière les éditions du Cavalier bleu, qui, depuis une décennie, ont déjà publié plus de 200 titres sur des thèmes aussi divers que les nanotechnologies, Marcel Proust, Internet, Marie-Antoinette, le climat, Jésus, l’écologie ou encore le vin et le chocolat. Compte tenu du flot de poncifs que charrie l’actualité, leur recensement fait songer au tonneau des Danaïdes.

36Le Cavalier bleu s’est pourtant attelé à la tâche en entamant ce qu’on pourrait appeler une géopolitique des stéréotypes que commencent à dessiner des études de plus en plus nombreuses couvrant le monde entier, de A, comme Afrique, Algérie ou encore Allemagne et Amérique à… V comme Viêt Nam. Cette dernière étude (dans l’ordre alphabétique), parue en 2011 et qu’on doit à madame Hiên Do Benoît, enseignante à l’université de Perpignan, illustre parfaitement les enjeux de la collection. Tous les lieux communs que nous ont laissés les actualités Pathé et l’inépuisable filon des films de guerre, de Mash de Robert Altman (1970) (qui se passe fictivement en Corée pour calmer la censure) à Indochine de Régis Wargnier (1992), sont dûment balisés et répertoriés : « Le Viêt Nam, c’est la guerre » ; « Le Viêt Nam est resté profondément sinisé » ; c’est « une société vietnamienne rurale et arriérée », « un pays francophone », « coupé entre le Nord et le Sud », « un État communiste », « un paradis touristique » et, surtout, « un dragon en puissance de l’Asie du Sud-Est ». Mais ces clichés sont en même temps subtilement décortiqués et confrontés à la réalité des faits historiques et des données actuelles. Car il s’agit moins de dénoncer ce qui est faux, exercice facile et un peu pédant, que de comprendre pourquoi nous restons polarisés par telle période ou par tel facteur. En d’autres termes et pour donner un exemple, Mme Benoît ne passe pas la guerre par pertes et profits mais nous aide à comprendre pourquoi elle occupe encore une telle place dans notre imaginaire et comment les Vietnamiens se sont appropriés ce moment clé de leur histoire.

37La conclusion nous apprend, quant à elle, que le prince de Lampedusa aurait pu être vietnamien. « Il faut que tout change pour que tout reste une comme avant », nous enseignait le Guépard. Or, au Viêt Nam, disent les sages, « rien n’a vraiment changé mais plus rien n’est comme avant ». C’est aussi cela l’intérêt de s’attaquer aux idées reçues. Ces certitudes si ancrées dans l’opinion qu’il y aurait une spécificité irréductible des nations, que les Asiatiques et les Occidentaux seraient radicalement différents ou encore que les révolutions font table rase du passé sont elles-mêmes des idées reçues.

38Hermès

Notes

  • [1]
    En gras dans le texte original.
  • [2]
    Par exemple Bauman et al., L’argent des anthropologues, la monnaie des économistes, Paris, L’Harmattan, 2008.
Coordination 
Brigitte Chapelain
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Mis en ligne sur Cairn.info le 06/03/2014
https://doi.org/10.4267/2042/51925
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