1Marc Barbut est décédé en décembre 2011 à l’âge de 83 ans. Ni polytechnicien ni normalien, mais doublement armé d’une agrégation de mathématique et d’un doctorat d’État de Lettres et sciences humaines, il a marqué profondément un domaine spécifique des années 1960, celui des mathématiques appliquées aux sciences humaines et sociales. Après quelques années d’enseignement dans le secondaire, il devient successivement attaché de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS, 1956-1958), chef de travaux à l’École pratique des hautes études, 6e section (EPHE, 1960-1962) et, depuis 1962, directeur d’études à cette même EPHE (6e section, fondée en 1947 par F. Braudel, L. Febvre et Ch. Morazé), devenue École des hautes études en sciences sociales (EHESS) en 1975.
2En cette même année 1962, avec son compère Georges-Théodule Guilbaud (1912-2008), directeur d’études à la 6e section de l’EPHE depuis 1955 chargé des « méthodes mathématiques en sciences sociales », Marc Barbut fonde et dirige le Centre de mathématique sociale (CMS, qui deviendra le Centre d’analyse et de mathématique sociale, CAMS) et la revue Mathématique et sciences humaines (MSH) dont les numéros (en ligne pour les plus récents) dressent sur plus de 50 ans un remarquable tableau de l’émergence et de la consolidation de ce champ disciplinaire ancré dans le renouveau conjoint des sciences sociales et des mathématiques « modernes », et associé à la vague structuraliste amorcée par la rencontre de Claude Lévi-Strauss et André Weil en 1959, en plein essor dans les années 1960. Ce champ doit beaucoup à Marc Barbut qui en a été un ardent promoteur, un acteur clé, et aussi un critique avisé de ses débordements, de ses malentendus, comme par exemple le sens différent du mot structure dans les deux disciplines.
3Tandis que Guilbaud, son aîné de seize ans, avait dès les années 1950 – au sein de l’Institut des sciences économiques appliquées et du Bureau universitaire de recherche opérationnelle – joué un rôle majeur dans l’impor t ation, la diffusion et la discussion critique des mathématiques sociales de Condorcet, de la théorie des jeux de von Neumann et Morgenstern, de la recherche opérationnelle, ce qui lui valut d’être chargé de la réforme des cursus de sciences économiques à la faculté de droit et sciences économiques de Paris, Marc Barbut, nommé professeur associé à la Sorbonne en 1966, est chargé de la mise en place d’un enseignement obligatoire de mathématique pour les étudiants des DUEL (1re et 2e année) de sociologie et psychologie institué par la réforme Fouchet. La licence de psychologie existait depuis 1947 et celle de sociologie depuis 1958, mais contrairement à l’économie, leurs cursus ne comportaient aucune formation en mathématique, en dehors d’échanges avec les facultés des sciences, ou quelques instituts comme l’Institut de statistiques de l’université de Paris (ISUP). L’expérience montée par Marc Barbut s’appuie sur les conclusions d’un colloque organisé par le CMS les 24-26 mai 1962 réunissant 45 participants, des proches de Guilbaud et Barbut comme Hérault, Jaulin, Latreille, Leplat, Matalon, Morlat, Petruszewycz, Rosenstiehl, et proposant, au-delà du bilan des enseignements existants, d’introduire obligatoirement les mathématiques et les statistiques dans les cursus pour « littéraires », selon une voie difficile combinant rigueur mathématique et simplification pédagogique. Cette réflexion sur les mathématiques et sciences humaines était par ailleurs largement configurée par le mouvement national de réforme des mathématiques dites modernes, lancé puis accompagné par la commission Lichnérowitz, dont Barbut fut un membre influent mais discret, et qui connut successivement engouements et critiques féroces. Le résultat de ces réflexions collectives et du travail de Barbut fut un enseignement de Deug très audacieux pour l’époque mais bien organisé autour de la théorie des applications d’ensembles et de l’algèbre des structures d’ordre et des espaces vectoriels, d’où découlait une présentation simple et rigoureuse de la statistique mathématique et du calcul des probabilités. En témoigne une publication des deux petits volumes de Mathématiques des sciences humaines (1967 et 1968) publiés par Barbut qui serviront de supports aux enseignements des premiers cycles à la Sorbonne et à l’EPHE et qui n’ont pas pris une ride.
4Marc Barbut n’était pas seulement un excellent pédagogue, c’était aussi – mais cela va de pair – un bon théoricien et pratiquant des mathématiques, le genre à bichonner une démonstration rigoureuse de ce qui apparaissait aux autres comme une propriété évidente, et à faire de cette démonstration le moyen d’une montée en généralité. C’est ainsi qu’il a fortement contribué à des recherches formelles sur la combinatoire, les structures d’ordres et d’équivalence, les treillis, les mesures de l’inégalité, ou encore les lois de probabilités de Pareto-Lévy. En témoignent un petit nombre d’ouvrages des années 1970 comme Ordre et classification (avec B. Monjardet : Paris, Hachette, 1970), Éléments d’analyse mathématique des chroniques (avec C. Fourgeaud : Paris, Hachette, 1971) ou Mathématiques élémentaires (avec C. d’Adhémar, P. Jullien et B. Leclerc : Paris, Presses universitaires de France, 1973), et un très grand nombre d’articles, principalement dans MSH et différentes revues de sciences humaines.
5Ces travaux ont pris une autre dimension après la création du séminaire d’histoire du calcul des probabilités et de la statistique. Ce séminaire lancé en 1982 par Ernest Coumet, Marc Barbut et Bernard Bru, a exploré très systématiquement et très largement sur une durée record (plus de 30 ans) une histoire à la fois internaliste et externaliste des sciences du hasard depuis les temps de Pascal puis Bernoulli puis Laplace jusqu’aux dernières innovations néolibérales du xxe siècle, une histoire touchant aussi bien aux institutions statistiques des États-nations qu’aux outils mathématiques de la représentation des données et des modèles probabilistes de l’aléatoire qui peuvent en rendre compte. Cette histoire, mal connue au début des années 1980, s’est largement développée ensuite, le séminaire profitant alors des travaux du groupe de Bielefeld, des ouvrages séminaux de Desrosières, Stigler, Hacking, Porter et de bien d’autres recherches étrangères, aussi bien que des thèses françaises d’étudiants bien souvent formés par ce séminaire. Marc Barbut, surtout après le retrait de Guilbaud, fut l’âme, l’animateur et l’arbitre de ce séminaire. Ses propres pensées et sa manière de faire des mathématiques en ont été modifiées, l’approche historique fournissant parfois des puzzles à résoudre, parfois des réponses surprenantes à des questions théoriques, qui ont stimulé ses recherches. Parmi celles-ci, il convient de citer la publication (avec Locker et Mazliak) de la correspondance entre Paul Lévy et Maurice Fréchet (2004) ou encore des controverses autour de la loi de Pareto dans La Mesure des inégalités. Ambiguïtés et paradoxes (Genève, Droz, 2007).
6Barbut avait tiré de ses différentes expériences de la modélisation une position philosophique prudente voire critique de ses abus, caractérisant la doctrine de la mathématisation des sciences humaines de son groupe par quatre principes : pas de boîte noire incompréhensible aux non-mathématiciens, nécessité d’asseoir l’enseignement de la statistique sur l’algèbre linéaire et le calcul des probabilités, utilité de ne pas séparer l’enseignement des mathématiques de celui de son histoire et de ne pas perdre contact avec la recherche mathématique elle-même.
7Marc Barbut laisse une œuvre abondante, au sens restreint de ce qu’il a publié, mais aussi au sens large de ce qu’il a laissé comme institutions et, plus encore, comme trace dans les mémoires des contemporains : tous ceux qui l’ont connu se souviendront longtemps de son agilité conceptuelle, de sa générosité, de sa lucidité politique (il avait signé le manifeste des 121 contre la torture en Algérie), mais aussi de son sens de la mesure, de l’ordre, de la civilité. Et tous le remercient encore d’avoir su trouver quelques-uns des passages à gué entre les deux continents des mathématiques et des sciences humaines depuis trop longtemps séparés [1].
Note
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[1]
Les deux revues, aujourd’hui en ligne, que Marc Barbut a dirigées à savoir Mathématiques et sciences humaines et le Journal électronique d’histoire des probabilités et de la statistique publient en cet automne 2013 un dossier conséquent (identique) de documents, de témoignages et d’études en sa mémoire. On y trouvera aussi une bibliographie complète, un historique du séminaire d’histoire et un dossier de photographies. Une annonce qui justifie aussi cette notice tardive dans Hermès.