1Grand, solide, impressionnant, un beau visage orné d’une moustache discrète et d’une paire de lunettes en écailles, Maurice Nadeau aimait dire qu’on le prenait souvent pour Raymond Queneau et que cela l’amusait... Il aimait plaisanter et rire. Sa voix, claire à l’élocution distincte, possédait un arrière-fond de gouaille. J’aurais pu l’écouter durant des heures... Il parlait lentement mais sûrement. Tout comme il devait lire. C’était un régal que de me rendre au siège de La Quinzaine littéraire : non seulement j’y repartais avec des livres en service de presse, mais aussi avec ma cargaison de souvenirs... Anne Sarraute (1930-2008) surveillait tout, notait tout, elle était la cheville ouvrière de la revue depuis le n? 2, en 1966. Maurice Nadeau, un peu à l’écart, feuilletait des lettres tout en écoutant « l’aboyeur » qui, cerné de piles de livres, déclarait le titre et le nom de l’auteur, chacun émettait un son plus ou moins articulé laissant entendre que le bouquin pouvait rejoindre le tas posé sur le parquet destiné à un bouquiniste qui versait de la main à la main un peu d’espèces à ce quinzomadaire toujours à la recherche d’un quelconque financement... L’« aboyeur », lorsque je fréquentais le comité de rédaction de cette publication pour les essais (il y avait un autre jour pour les romans, le théâtre et la poésie avec d’autres membres), était l’historien Robert Bonnaud (1929-2013), ancien militant de la cause algérienne. Parmi les présents, le philosophe Christian Descamps, l’historien Jean Chesneaux, l’anthropologue André-Marcel d’Ans, l’économiste Bernard Cazes, autant dire un large éventail politique... Parfois, l’un d’entre eux expliquait en quoi ce livre devait bénéficier d’une critique, même sévère, car le thème ou l’auteur le méritait. Maurice Nadeau demandait alors un volontaire, ce dernier repartait avec le livre et le nombre de signes commandés par la voix fluette et ferme d’Anne Sarraute, une des filles de la romancière Nathalie... La bouteille de whisky généralement y passait.
2Quittant la rue du Temple pour rejoindre la station de métro voisine, Jean Chesneaux, de douze ans plus jeune que Maurice Nadeau, me confie qu’il souhaiterait vieillir comme lui, être en bonne forme physique, avoir toute sa tête, lire et écrire avec plaisir et sans difficulté. Il est mort en 2007 (dans sa quatre-vingt-cinquième année) et lors d’un hommage public à l’université René Descartes, Maurice raconta sa rencontre avec lui, alors militant communiste, son voisinage à la campagne, leur amitié à la Quinzaine et sa publication de deux livres de l’historien voyageur, étonnamment autocritiques : Le PCF, un art de vivre (Paris, éditions Maurice Nadeau, 1980) et Carnets de Chine (Paris, éditions La Quinzaine littéraire/Louis Vuitton, 1999).
3Ce qui m’a toujours frappé chez Maurice Nadeau, c’est sa bienveillance, il ne cherchait pas à enfoncer son adversaire, pas plus qu’il ne méprisait un interlocuteur connu ou non. Il était à l’écoute de chacun, et particulièrement des jeunes, et n’hésitait pas à les responsabiliser, parfois malgré la moue d’Anne Sarraute. C’est ainsi que de nouvelles « plumes » purent publier dans La Quinzaine, non sans une petite fierté secrète… Je me souviens d’avoir proposé, à l’occasion d’un Salon du Livre, de réaliser avec des étudiants du Centre de formation des journalistes (rue du Louvre) une enquête sur l’état de l’édition en France : sitôt dit, sitôt fait, pour plusieurs apprentis journalistes ce fut le premier article publié. Revuiste particulièrement actif et généreux, Maurice Nadeau a toujours considéré que la littérature au sens large (poésie, roman, essai, monographie érudite, pamphlet, beaux livres, etc.) réclamait pour exister des revues, celles-ci jouant un rôle essentiel dans la production et la circulation des œuvres et donc dans la connaissance et la reconnaissance des auteurs. Un « bon » éditeur est celui qui pioche dans les sommaires des revues pour y découvrir la « perle rare ». La revue est une sorte d’avant-publication, une aire d’expérimentations, un atelier collectif où se bricole tant bien que mal une future vocation. Il a collaboré à la revue Clé aux côtés d’André Breton, à La Revue internationale que fondent Pierre et Denise Naville au lendemain de la guerre, au journal Combat dirigé par Pascal Pia et où Albert Camus signait les éditoriaux, au Mercure de France (1949-1953) comme critique littéraire, tout comme à France-Observateur (1952-1959), à L’Express (1959-1964) et bien sûr dans « sa » revue publié par Julliard, Les Lettres nouvelles (1953-1959) qui deviendra par la suite une collection et dans La Quinzaine littéraire qu’il crée en 1966 avec François Erval (qui dirige alors la collection « Idées » chez Gallimard) et le soutien financier de Joseph Breitbach (écrivain autrichien).
4Son père meurt à Verdun en 1916, à 26 ans, laissant une veuve et deux enfants, dont Maurice né en 1911 et sa jeune sœur. Sa mère est pauvre et illettrée, elle travaillera dur pour assurer à ses deux enfants une scolarité pas trop chaotique… Maurice dévore les livres (Baudelaire déjà, Balzac pour longtemps…), écrit avec plaisir et comme il bénéficie d’une bourse attribuée aux pupilles de la Nation, il peut poursuivre ses études qui le mènent à l’École normale. Sa mère est contente, Maurice sera instituteur. Adolescent, il suit de près la politique et à dix-neuf ans s’inscrit au Parti Communiste Français dont il est exclu deux ans plus tard. Il est alors particulièrement intéressé par Trotski, qu’il lit tout en fréquentant des militants trotskistes sans jamais se considérer comme un des leurs. Il épouse Marthe en 1934, enseignante et militante révolutionnaire comme lui. Ils auront deux enfants : Claire, qui deviendra comédienne, et Gilles, réalisateur. Durant la guerre, il entre dans la Résistance et évite de justesse une arrestation qui aurait pu le conduire dans un camp d’extermination, grâce à la femme de David Rousset qui le prévient à temps… Il s’inscrit également en ethnologie et assiste aux séminaires de Marcel Griaule, ce qui lui ouvre l’Afrique.
5Il a assez tôt acquis des brochures, des plaquettes de surréalistes ; il a ensuite rencontré Queneau (qui possédait des documents uniques), Leiris et aussi Breton, au point d’oser écrire une Histoire du surréalisme, curieusement publiée par une maison d’éditions catholique, Le Seuil, en 1945. Il y éditera, en 1948, les Documents surréalistes. Ces deux tomes dorénavant en poche (dans la collection « Points ») servent d’introduction à qui veut s’initier à ce courant littéraire et politique exceptionnel. Parfait connaisseur de la littérature du xixe siècle (ses textes sur Baudelaire ou Flaubert sont incontournables), Maurice Nadeau quitte l’enseignement et devient journaliste et éditeur. C’est lui qui un des premiers, sinon le premier, publie Walter Benjamin, Witold Gombrowicz, Malcom Lowry, Henry Miller, Pier Paolo Pasolini, Jorge Luis Borges, Stig Dagerman, Lawrence Durrell, Jack Kerouac, Richard Wright et tant d’autres qui trônent dans toute bibliothèque digne de ce nom. Parmi ses « découvertes », je peux citer : Une journée d’Ivan Denissovitch d’Alexandre Soljenitsyne (1963), Les Choses de Georges Perec (1965), Extension du domaine de la lutte de Michel Houellebecq (1994). Comme il le racontait facilement, sa vie d’éditeur ne lui a pas apporté la richesse, d’autant que les auteurs qu’il a contribué à lancer partaient vite chez un autre éditeur, attirés par un à-valoir bien plus élevé ! Mais, ajoutait-il, malicieusement : « J’ai bien vécu, tout de même… » Rencontrer tant de gens célèbres, côtoyer les « grands » écrivains, participer à des prix littéraires prestigieux (comme le Prix Novembre), préfacer Sade, Flaubert, Baudelaire ou Gide, influer sur le monde des « gens de lettres » n’est pas une question de longévité – il y a des centenaires qui sont restés fermés au monde et vivaient dans leur coin –, mais de disposition. Il faut être en éveil, repérer l’auteur prêt à naître, se faire maïeuticien, le soutenir en le maternant, risquer de l’argent, en perdre et recommencer, inlassablement, tout en lisant, lisant, lisant… J’ai revu Maurice dans un restaurant près de Beaubourg après son centième anniversaire, il s’est levé de table pour venir m’embrasser et me prenant dans ses bras, m’a dit tout étonné : « Mais, tu as grandi… » C’est lui qui s’était un tout petit peu voûté… Heureux de cette rencontre, je me remémorais « mes » centenaires, peu nombreux à dire vrai, Georges Hourdin et Julien Green – avec comme point commun entre les trois, Simone Weil, la philosophe. Quant aux accidents de la vie qui ont pu les secouer, ils ont toujours su les surmonter, certainement par la conviction qui les animait tous trois, celle d’une œuvre à accomplir chacun dans son domaine et avec son style. Maurice Nadeau découvreur, incitateur, entremetteur, serviteur ? Avant tout lecteur. Sa vie ? Un quotidien littéraire et pas seulement chaque quinzaine !