1Depuis sa disparition le 24 mai 2013, beaucoup de choses ont été écrites pour rendre hommage à Michel Crozier. L’importance de son œuvre théorique a été maintes fois soulignée, faisant de lui un chef de file de la sociologie française et européenne, sinon mondiale. La perspective d’analyse qu’il y a développée esquisse une réponse originale à une question sociologique qui reste fondamentale sur la primauté à accorder dans l’analyse aux actions des individus ou aux structures sociales. Elle a fourni une trame d’analyse à la fois originale, ouverte, opératoire et toujours d’actualité, pour l’analyse des organisations, des administrations, des entreprises, des marchés, des politiques publiques, bref des phénomènes d’action collective dans les sociétés contemporaines.
2On a aussi abondamment évoqué et salué son engagement incessant pour la réforme et la modernisation de la société française et de ses institutions, des administrations aux entreprises. Depuis son engagement au sein du Club Jean Moulin, la cible privilégiée de ses réflexions a été la réforme de l’État français, pour en débureaucratiser le fonctionnement, mais surtout pour lui trouver une place moins omnipotente et, somme toute, plus modeste dans la société française.
3Je voudrais dans ces lignes déplacer un peu la focale et évoquer un autre aspect de son œuvre, à savoir celui d’entrepreneur et d’innovateur académique qui a su fonder, acclimater et diffuser en France une pratique de la recherche profondément différente de la tradition universitaire française fondée sur l’érudition et l’abstraction théorique. Ce rôle me semble d’autant plus important et remarquable que Michel Crozier est à ma connaissance le seul parmi les grands sociologues français de la génération d’après-guerre, à pouvoir se targuer d’un tel accomplissement, et à avoir marqué de cette manière aussi le paysage de la recherche sociologique française.
4La première dimension de ce rôle est attribuable à l’originalité du chercheur qu’était Michel Crozier, originalité qui lui a permis de renouveler profondément les perspectives de recherche sur l’administration française. S’intéresser à l’État français sous l’angle du fonctionnement concret de sa bureaucratie est devenu une évidence aujourd’hui. Cela ne l’était pas dans la première moitié des années 1960, quand Michel Crozier entreprenait sa recherche sur les préfectures, étude qui a débouché sur la réforme des institutions régionales et sur beaucoup d’autres enquêtes sur l’administration et les politiques publiques.
5Initiée au milieu des années 1960, cette recherche a établi un axe autour duquel Michel Crozier a pu réunir et attacher une équipe de recherche, elle aussi très originale dans le paysage français. En effet, les chercheurs qui travaillaient au Centre de sociologie des organisations (CSO) au début des années 1970 n’étaient pas tous des sociologues de formation, loin s’en faut. Ils venaient de différents horizons – académiques, bureaux d’études, militants – mais avaient en commun, à l’instar de leur directeur, de ne pas être passés par les voies royales de l’université française. Ils n’avaient pas de tradition à défendre, pouvaient inventer librement et suivre leurs découvertes empiriques.
6C’est avec cette équipe que Michel Crozier a su inventer et institutionnaliser une pratique de recherche profondément novatrice. Celle-ci devait beaucoup à sa propre sensibilité de chercheur et a son leadership intellectuel, à la fois essentiel mais aussi suffisamment discret et effacé pour laisser une place à la créativité de chacun. En même temps, et précisément pour cette raison, cette pratique était inséparable du style de fonctionnement très particulier qu’il a su créer et animer et qui faisait du CSO, quand je l’ai rejoint en 1969, un véritable lieu de création collective.
7Rétrospectivement, trois traits marquants caractérisaient cette pratique de recherche et la singularisaient dans le paysage de la recherche française. Le premier était la priorité donnée à la recherche de terrain, et son corollaire, l’importance accordée à l’écoute des acteurs du terrain. Ce trait est naturellement inséparable de l’enquête séminale que Michel Crozier a menée au sein des Chèques postaux, et dans laquelle il a découvert la richesse des entretiens avec le terrain. Il a ensuite conforté sa pratique avec la fréquentation de la recherche empirique américaine sur les organisations, tradition qu’il a acclimatée en France, comme on sait.
8Le deuxième trait, plus singulier et certainement plus contesté, était le rôle somme toute subordonné de la lecture dans cette pratique de la recherche. Pour le formuler de manière peut-être un peu excessive, la lecture, dans cette posture, vient après le passage sur le terrain, ou en parallèle à l’appui du terrain, et elle est structurée par la volonté d’analyse des données recueillies sur le terrain. Elle est un instrument pour prendre ex post du recul par rapport aux résultats du travail de terrain, non pour structurer le regard et élaborer une hypothèse avant même d’aller écouter ce que les acteurs du terrain ont à dire aux sociologues. Enfin, le troisième trait était l’ouverture au monde de la pratique et des praticiens, d’abord par la communication des résultats des recherches aux premiers intéressés, les acteurs du terrain (les restitutions), ensuite par une constante ouverture au monde de la formation professionnelle et par le développement d’une pratique de la formation elle aussi originale.
9Les membres du centre partageaient tous cette conception et cette pratique de la recherche. L’intégration au CSO était de fait structurée comme un parcours d’apprentissage de cette pratique, comme on apprend un métier. C’est ce patrimoine commun qui, par-dessus tout, a rendu possible le climat d’échange intellectuel confiant et ouvert si caractéristique du CSO de la première période, et qui a permis, au cours des années 1970, une moisson scientifique particulièrement riche en termes de thèses et de livres (individuels aussi bien que collectifs) qui ont marqué la sociologie française. Sans diminuer en rien les contributions de tous les membres du CSO dont la participation à cette aventure a été essentielle, le rôle de Michel Crozier dans cette création institutionnelle innovante a été décisif.
10Mais comme toute entreprise de ce genre, la réussite était fragile, dépendante d’un système de financement contractuel qui portait en lui-même des dynamiques perverses et centrifuges. Le CSO aurait pu se satisfaire de sa réussite et partager très vite le sort de nombre de centres de recherche qui périclitent, incapables de renouveler leur modèle de fonctionnement et de production scientifique. Le CSO, aussi, a connu une période de flottement et de crise au milieu des années 1970. Et ce n’est pas le moindre des mérites de l’entrepreneur de recherche qu’était Michel Crozier, d’avoir su anticiper ce cycle de vie d’un centre de recherche en créant l’institution qui constitue la deuxième innovation majeure qu’on lui doit, et qui a profondément marqué le paysage de la formation universitaire à la sociologie tout en permettant au CSO de rebondir et de devenir un des centres de recherche sociologique les plus vivants et les plus dynamiques de la France d’aujourd’hui.
11Cette création institutionnelle a pour nom l’Association pour le développement des sciences sociales appliquées (ADSSA). Elle a été fondée au tout début des années 1970 par des sociologues unis autant par leur connaissance des sciences sociales empiriques américaines que par leur critique de la formation universitaire aux sciences sociales en France, à savoir Michel Crozier (aidé par les chercheurs de son équipe et notamment par Renaud Sainsaulieu), Henri Mendras et Jean-Daniel Reynaud pour ne nommer que les trois protagonistes les plus marquants de cette aventure.
12L’histoire de l’ADSSA reste à écrire. Mais en 1977, lorsqu’à l’époque de la création des DEA et DESS ils furent intégrés dans le cycle supérieur d’études et de recherches de l’Institut d’études politiques (IEP) de Paris respectivement comme DEA de sociologie et comme DESS de gestion des ressources humaines, les deux cycles (long et court) de formation à la sociologie empirique proposée par l’ADSSA étaient profondément originaux, sinon révolutionnaires dans le paysage français de la formation aux sciences sociales. Ils l’étaient par le recrutement des étudiants d’abord : la priorité allait non pas à des sociologues formés dans la discipline, mais à des candidats faisant preuve d’intelligence et surtout d’une authentique curiosité pour social, par ailleurs ; par le recrutement des enseignants ensuite : à côté des sociologues attitrés, enseignaient des consultants et des professionnels qui utilisaient la sociologie dans leur pratique professionnelle, et pouvaient donc, facilement, faire le pont entre cette pratique et ce qui était enseigné dans les séminaires ; par la pédagogie, enfin : les grands auteurs n’y étaient pas enseignés. En revanche, les étudiants étaient formés au travail empirique par une mise en situation réelle d’enquête, avec une boucle aussi courte que possible entre la mise en œuvre des enquêtes et la discussion critique de leurs résultats en séminaire, en pariant sur les vertus heuristiques à la fois des découvertes que le terrain induirait chez les étudiants, et des discussions critiques des résultats dans les séminaires.
13Soulignons, et ce n’est pas le moindre des intérêts de cette invention institutionnelle, que la symbiose existant entre les cursus de l’ADSSA et les centres de recherches qui leur étaient associés a permis de poser la base institutionnelle pour le renouvellement stable du CSO. Celui-ci a su trouver parmi les anciens élèves de l’ADSSA (devenu DEA de sociologie de l’IEP de Paris) le vivier de recrutement régulier pour constituer et développer peu à peu un programme doctoral, grâce auquel il a pu susciter des thèmes de recherche les plus divers et renouveler son modèle de production scientifique.
14Une telle formation à la recherche par la recherche n’a été somme toute qu’une transposition au plan universitaire, du modèle d’apprentissage de la recherche qui avait cours au Centre de sociologie des organisations dans les années 1960. Contestée et critiquée au départ pour ce qu’on considérait comme son pragmatisme excessif et son dédain pour les grands auteurs, cette invention a pourtant très vite été imitée et a connu une diffusion et une influence croissantes. A-t-elle pour autant transformé durablement le paysage de la formation universitaire aux sciences sociales en France ? On peut l’espérer et le souhaiter, mais seul le temps nous le dira. Une chose, en revanche, est certaine : ceux, très nombreux, qui ont suivi cette formation, en ont été marqués profondément et durablement. Ils se souviennent de leur apprentissage de cette sociologie comme d’une aventure humaine excitante qui leur a donné une capacité plus grande à comprendre leurs champs d’action et d’avoir prise sur eux.