CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Raymond Boudon fut un phare, un modèle de cohérence et de rigueur pour plusieurs générations de sociologues. Le modèle théorique centré sur l’individualisme méthodologique qu’il a patiemment peaufiné pendant un demi-siècle lui assigne une belle place dans l’histoire de la pensée sociologique. Meilleur sociologue français de sa génération, il avait été récemment présenté par Jean-Michel Morin, comme un sociologue classique [1] ; on ne pouvait sans doute mieux le décrire, ni mieux inscrire son œuvre en continuité avec celle des fondateurs de la sociologie qu’il admirait tant. C’était un homme discret, ennemi du prêt-à-porter intellectuel. Il n’aimait guère les médias ; sans doute parce qu’il croyait que les subtilités intellectuelles et que la rigueur de l’analyse ne pouvaient être livrées que sous la forme de l’expression écrite [2]. Boudon savait aller à l’essentiel et refusait toutes formes d’obscurantisme.

2En faisant sa rencontre pour la première fois en 1992, alors que j’étais étudiant gradué, j’ai eu l’impression d’avoir trouvé un modèle qui allait plus tard s’avérer un guide. La formation en sociologie à cette époque, comme celle aujourd’hui d’ailleurs, était lacunaire. Les militants de tout acabit, ces démiurges des temps modernes, envahissaient notre discipline. C’est sans doute pour cette raison que je me réfugiais dans le xixe siècle – que je n’ai d’ailleurs jamais vraiment quitté. J’admirais l’audace des premiers praticiens des sciences de l’homme, j’aimais leur goût de l’aventure, leur ouverture d’esprit face aux nouveaux savoirs qui commençaient alors à se développer.

3La sociologie de Raymond Boudon était, elle aussi, guidée par cette ouverture d’esprit ; elle s’inspirait autant que possible des travaux des économistes, des criminologues, des philosophes, des psychologues ou encore des historiens. Mais il y a une vingtaine d’années, j’avais une connaissance plus ou moins approfondie de ses écrits. Il faut dire que, dans nos universités, on en parlait assez peu, sinon pour en donner une vue imprécise, parfois erronée. Il arrivait souvent qu’on présente l’auteur de L’inégalité des chances (1973) comme un porte-parole de la théorie du choix rationnel. Ceux qui ont lu ses travaux savent pourtant que cette théorie n’était qu’une composante particulière de sa théorie de la rationalité ; elle était incapable à ses yeux de fournir une explication générale d’action humaine. Dans ses séminaires, Boudon discutait de ce type de questions avec les nuances qui s’imposaient. C’est par ses enseignements que j’ai été véritablement initié à sa pensée. Cela m’a amené non seulement à lire l’ensemble de ses travaux, mais à reconsidérer ma vision de l’histoire de la pensée sociologique. Ceux qui ont suivi les cours de Raymond Boudon savent qu’il était un brillant orateur ; chez lui, rien n’était laissé au hasard. Peu importe l’auditoire auquel il s’adressait, il arrivait toujours minutieusement préparé.

4Un jour, je me suis décidé à prendre rendez-vous avec lui, notamment pour solliciter ses conseils à propos de la thèse que j’étais en train d’écrire sur les rapports entre l’histoire et la sociologie. Il m’avait reçu chaleureusement, ce qui m’avait alors un peu étonné étant donné sa grande réputation. Mais Raymond Boudon n’avait rien du mandarin inaccessible. Il s’intéressait aux autres. Souhaitant discuter de ses travaux, c’est lui, après quelques minutes, qui me questionnait sur ce que je faisais. À notre rencontre suivante, sachant mon intérêt pour l’histoire de la sociologie, il m’avait apporté un de ses textes qui était alors sous presse. Il s’agissait de Comment écrire l’histoire des sciences sociales[3].

5Dans cette étude, Raymond Boudon proposait une typologie pour la sociologie. Il expliquait avec une netteté particulière comment, dès le départ, on ne s’était pas entendu sur ce qu’elle devait être. Sur cette base, il distinguait quatre types de sociologie : cognitive, expressive, critique et caméraliste. Ce texte, de même que l’ensemble de son œuvre, montrait pourquoi la sociologie cognitive – celle que pratiquaient les trois principaux fondateurs de la sociologie, Tocqueville, Durkheim et Weber –, contrairement aux trois autres types de sociologie, était en mesure de produire un savoir rigoureux et cumulatif. J’ai toujours considéré ce texte comme l’un de ses plus importants au plan épistémologique. S’il a tant captivé mon attention, au point ou encore aujourd’hui je recommande à mes étudiants de le lire, c’est qu’il permettait de mieux comprendre pourquoi notre discipline était, plus que jamais, marquée par une multitude de courants qui nuisaient à son image et qui ternissaient les intentions de ses fondateurs. Je pense au marxisme, au postmodernisme, au relativisme alors émergent et à une multitude d’autres courants.

6En bon libéral, Raymond Boudon se disait optimiste quant à l’avenir de la sociologie, mais il savait déceler ceux qui pensaient à rebours de la science. Il savait mieux que quiconque les ravages du relativisme sur notre discipline. Mais il n’était pas pour autant intransigeant ou autoritaire, encore moins dogmatique. Il était passionné, il était amoureux du savoir, préférant le travail patient, les analyses rigoureuses aux théories à la mode. Dans les années qui ont suivi, j’ai gardé contact, bien que sporadique, avec lui. C’est sous sa tutelle qui j’ai entrepris des recherches postdoctorales à Paris en 1997-1998. Il m’avait encouragé à mener à terme mon travail sur Cournot qu’il avait accepté de publier dans la fameuse collection bleue qu’il dirigeait aux Presses universitaires de France.

7À la fin de 2001, je l’ai retrouvé à l’université d’Ottawa. Il venait d’être reçu à la Société royale du Canada en tant que membre étranger. Je me souviens qu’il avait lu un texte sur les valeurs qu’il a par la suite publié sous forme de livre [4]. Encore une fois, il s’était démarqué par la rigueur et par la clarté de son exposé, qui contrastait considérablement avec ceux des autres récipiendaires. Peu après, sans doute inspiré par Denis Szabo, j’ai contacté Raymond Boudon pour lui soumettre un projet d’entretiens. Il a accepté avec enthousiasme et, quelques semaines plus tard, je me rendais chez lui à Paris pour discuter de son parcours intellectuel. L’ouvrage, qui a été publié par les éditions Odile Jacob, est paru au début de 2003 sous le titre Y a-t-il encore une sociologie ? Le titre, il est vrai, semblait peut-être pessimiste, ainsi que nous l’a souligné le philosophe Mario Bunge, mais il était parfaitement fidèle à son contenu et aux interrogations qu’il soulevait. J’avais préparé une centaine de questions, mais plusieurs autres se sont ajoutées au fil de la discussion qui s’est étendue sur quatre ou cinq jours. Je garde un souvenir impérissable de ces moments passés en sa compagnie. L’ambiance était cordiale, chaleureuse, les éclats de rire étaient fréquents, surtout quand Raymond Boudon montrait l’absurdité d’une théorie ou d’un auteur souvent surestimé.

8Reprenant la grille qu’il avait élaborée dans Comment écrire l’histoire des sciences sociales, Raymond Boudon voyait Bourdieu comme « emblématique des formes expressive et critique de la sociologie qui prospérèrent à partir des années 1960 […] L’opacité de son écriture avait pour effet de dissimuler la hardiesse de ses théories aux yeux des demi-habiles ». Dans le même ordre d’idées, il montrait le caractère fallacieux de la thèse de Foucault qui est au cœur de Surveiller et punir. « La thèse principale est fondée sur un sophisme. Foucault prétend que la prison est responsable d’une augmentation des taux de criminalité. D’où il suppute que, si on la maintient tout de même, c’est qu’elle sert des intérêts occultes. Or, si la prison peut favoriser la récidive, on ne peut affirmer qu’elle fasse augmenter les taux de criminalité, car elle a aussi un caractère dissuasif, c’est-à-dire qu’elle empêche que certains crimes et certains délits ne soient commis. Il est bien sûr impossible de quantifier cet effet dissuasif, mais on ne peut en aucun cas en méconnaître l’existence ni par suite confondre, comme le fait Foucault, taux de récidive et taux de criminalité ». Mais Raymond Boudon ne faisait pas que mettre en lumière la fragilité de ces théories, il en expliquait la cause et montrait, surtout, par quels mécanismes cognitifs elles parvenaient à s’installer.

9Ces entretiens n’étaient pas un testament intellectuel, encore moins, comme le précisait avec perspicacité Raymond Boudon, des « mémoires dialoguées » ; ils avaient seulement pour objectif de mesurer le chemin parcouru jusque-là par un sociologue qui a marqué profondément sa discipline. Notre ami avait encore beaucoup de choses à dire. De 2003 à 2013, il n’a pas cessé de développer son modèle théorique, en y ajoutant des précisions et des idées qu’il avait développées antérieurement. Pendant cette période, l’une des plus productives de sa carrière, les ouvrages se sont succédé à un rythme soutenu. La théorie de la rationalité de Raymond Boudon est alors parvenue à sa pleine maturité. Mais il ne faut pas oublier, et ce fait est peut-être moins connu, que c’est pendant cette période qu’il a commencé à écrire des ouvrages de sociologie politique où il s’est révélé comme un perspicace théoricien du libéralisme et de la démocratie. Son Pourquoi les intellectuels n’aiment pas le libéralisme (2004) ouvrait la voie à Renouveler la démocratie (2006) et Croire et savoir (2012).

10Raymond Boudon laisse une œuvre riche, et abondante, qui ne manquera certainement pas d’inspirer les générations à venir. Son ouvrage posthume, Le rouet de Montaigne[5], nous fait prendre la mesure de la perte que nous venons de subir.

Notes

  • [1]
    J.-M. Morin, Boudon : un sociologue classique, Paris, L’Harmattan, 2006.
  • [2]
    « J’ai toujours un peu évité les micros, écrit Raymond Boudon, ayant eu fréquemment l’impression d’avoir trouvé la bonne réponse aux questions qui m’étaient posées avec un quart d’heure de retard » (La Sociologie comme science, Paris, La Découverte, 2010).
  • [3]
    R. Boudon, « Comment écrire l’histoire des sciences sociales » (1992), in R. Boudon, Études sur les sociologues classiques, Paris, Presses universitaires de France, 2000, p. 323-352.
  • [4]
    R. Boudon, Déclin de la morale, déclin des valeurs, Paris, Presses universitaires de France, 2002.
  • [5]
    R. Boudon, Le Rouet de Montaigne. Convictions et croyances, Paris, Hermann, 2013.
Robert Leroux
Université d’Ottawa
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 06/03/2014
https://doi.org/10.4267/2042/51921
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour CNRS Éditions © CNRS Éditions. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...