1Je traverse l’interdisciplinarité et y circule depuis le début de mes recherches. Soit parce que les sujets, souvent liés à l’actualité, sans grande tradition de pensée impliquant de réfléchir sans trop de repères, m’y invitent. Soit parce que les questions sortent fréquemment du cadre d’une discipline. Soit parce que je réfléchis en utilisant des méthodes n’appartenant pas au cadre classique. J’ai travaillé sur dix domaines de recherche [1] qui illustrent ce vagabondage apparent et qui, en fait, renvoient à la construction d’une théorie de la communication, davantage centrée sur une dimension humaine et politique que technique et économique.
2Cette posture est renforcée par le fait que, réfléchissant à une théorie politique de la communication, les acquis théoriques précédents sont modestes. D’autant que depuis un demi-siècle, tout explose en matière de communication, tant dans les modèles relationnels que les techniques, la mondialisation, les modèles culturels, etc., obligeant aussi à de nouvelles réflexions théoriques. Tous les sujets de recherche n’ont pas ce handicap… ou cette chance. En effet, il existe des domaines, récents, où existent néanmoins des traditions disciplinaires. Avec les sciences de la communication, tout ou presque est à inventer depuis le début du xxe siècle. Ou plutôt, des questions fort anciennes, éternelles, sont largement percutées par les ruptures culturelles, sociales, politiques, techniques, cognitives, touchant les modèles de liberté individuelle, de relation, les rapports entre cultures, l’épistémologie, les théories de la connaissance… Bref, ce qui concerne la communication : des neurosciences aux sciences cognitives ; des techniques aux modèles économiques ; des modèles de relations interpersonnelles et collectives à l’ouverture sur l’incommunication mondiale ; de la communication technique à l’incommunication sociale et culturelle au sein du « village global », fait partie des grandes ruptures contemporaines. Avec l’écologie et l’environnement, il s’agit d’un des domaines neufs de la connaissance. Encore les deux précédents bénéficient-ils de traditions disciplinaires fort anciennes, qui font défaut dans celui, par définition interdisciplinaire, de la communication ! Il a donc fallu forger des mots, des concepts, interroger des traditions, construire des cadres d’analyse, échapper au technicisme, intégrer l’apport essentiel, mais toujours maudit, d’un siècle de théories psychanalytiques, aborder le choc de la mondialisation et le surgissement, parfois explosif, de la diversité culturelle et de l’a-communication qui l’accompagnent.
3Et surtout affronter le scepticisme des institutions scientifiques, des autres disciplines et des collègues qui n’ont jamais beaucoup cru, encore largement aujourd’hui, que la communication soit une grande question théorique pour demain, impliquant une refondation du champ des connaissances, et l’émergence brutale de problèmes politiques largement sous-estimés.
4Travailler dans l’interdisciplinarité, ce n’est pas seulement, en effet, avancer sans beaucoup de références stables, dans l’incertitude. Ce n’est pas seulement devoir essayer de comprendre la démarche d’autres disciplines, la plupart du temps fort éloignées de vos propres racines, c’est aussi et le plus souvent se heurter à l’indifférence et à l’hostilité des autres disciplines, des « chers collègues » et des autorités. On ne parle que de « liberté de recherche » en oubliant toujours que les sciences et les disciplines sont aussi des institutions, du pouvoir et des hiérarchies qui se défendent, crûment, et n’aiment guère ce qui est nouveau. Sauf quand elles le contrôlent. C’est toujours au nom de la science, de la rationalité et de l’objectivité que l’on exclut et maintient les hiérarchies entre les sciences. « Ce n’est pas scientifique » est aussi violent que l’anathème, du temps du pouvoir de l’Église. Dire que quelque chose « n’est pas scientifique » équivaut à ouvrir les portes de l’enfer, pour un milieu pourtant largement anticlérical, et qui ne parle que de liberté…
5L’horizon des sciences reste une formidable langue de bois. Toutes les institutions scientifiques ne cessent de parler d’interdisciplinarité, les crédits croissent sans cesse, comme les discours mais dans les réalités, les rapports de force sont impitoyables. L’interdisciplinarité bien sûr, à condition que rien ne change. Et comme beaucoup d’autres, universitaires et chercheurs, j’ai rencontré la double difficulté d’avancer sans avoir le confort des traditions disciplinaires, mais surtout et peut-être encore plus, en devant me heurter au scepticisme du milieu académique. La communication, une question théorique importante ? Une rupture scientifique ? Un nouveau domaine de recherche ? Un enjeu de connaissance ? Des disciplines à construire ? Penser qu’il y a autre chose que l’évidence technique qui s’impose merveilleusement à chacun d’entre nous ?
6Bref, les indifférences et les hostilités sont considérables. On peut même dire que le milieu scientifique rejette d’autant plus la question de la communication qu’il n’y est en général pas très à l’aise dans ses comportements humains. Il s’en méfie, justement pour ce qu’elle a d’incontrôlable… La communication n’est pas loin d’être identifiée à tout ce dont ce milieu se méfie, rejoignant ainsi dans un amalgame, facile et douteux, ce qui concerne la publicité. L’interdisciplinarité est moins difficile dans sa partie construction de connaissances, que dans les conflits personnels, scientifiques affectifs et cognitifs qu’elle suscite. « Travailler » dans l’interdisciplinarité demande beaucoup de caractère pour résister aux mille et une oppositions.
7Bref, être chercheur dans l’interdisciplinarité, quel que soit le secteur, requiert avant tout d’exister et de s’imposer. Les sciences, comme toutes les autres pratiques culturelles, sont conservatrices, quoi qu’elles disent, et caricaturent souvent ce qui est neuf. La tradition, qui a des dimensions cognitives exceptionnelles, sert souvent de caution pour mener des guerres contre tout ce qui surgit de différent. L’histoire des sciences est remplie de ces batailles. Contrairement à la langue de bois dominant dans le monde académique, la recherche et les sciences ne sont pas toujours uniquement tournées vers ce qui est nouveau, inattendu et déstabilisant. Elles sont aussi de redoutables appareils de pouvoir, de contrôle et de défense. On passe vite de l’« indispensable rigueur » pour maintenir à juste titre une qualité de raisonnement à une simple guerre de rapports de force entre empires. Tout cela au nom de la science, de la vérité, et bien sûr de l’objectivité…
8Et chacun le remarque dans les trois domaines stratégiques : celui des publications, des recrutements et des promotions. Réussir à faire reconnaître ses travaux dans l’interdisciplinarité est beaucoup plus difficile que dans les domaines plus classiques. Même s’il ne faut pas non plus idéaliser le statut de l’innovation par rapport à ce qui est classique. La méfiance à l’égard de l’interdisciplinarité, largement soupçonnée de servir de refuge aux « mauvais chercheurs », est souvent sous-jacente au scepticisme qui existe dans les domaines connus.
9Bref, comme d’autres, je me suis heurté, longtemps, et aujourd’hui encore, à l’indifférence et souvent, ce qui est pire, aux regards goguenards. Autant le « concept » d’information peut-il être pris au sérieux, parce qu’il paraît « objectif » et se trouve au cœur du mythe d’Internet, autant la communication est systématiquement dévalorisée, parce que beaucoup plus complexe et associée à tout ce qui est « manipulation » !
10Il a donc fallu batailler pour la création du premier programme Sciences-Techniques-Sociétés (1980-1985) et le seul du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) ; pour le programme Sciences de la communication (1980-2009) portant à la fois sur les sciences de la cognition et les sciences sociales ; pour le laboratoire Communication et politique (1988) ; pour la revue Hermès (1988), avec des thèmes interdisciplinaires la plupart du temps ; puis, pour l’Institut des sciences de la communication du CNRS (ISCC, 2007). Et chaque fois réclamer des recrutements, défendre les commissions interdisciplinaires, etc. Ouvrir, susciter de la curiosité. Avec souvent, il faut le rappeler sans cesse, davantage de tolérance, voire d’intérêt et de sympathie de la part d’instituts du CNRS apparemment « éloignés » de la communication, comme les sciences de la vie, les ingénieurs, la chimie, l’environnement, que de la part des sciences humaines et sociales, dont on aurait pu penser, a priori, qu’elles étaient sensibles au caractère complexe, interdisciplinaire de ce domaine de recherche… Domaine certes neuf, mais évidemment immuable puisqu’il porte sur l’essentiel : comment arriver à échanger et à quelles conditions aux plans interpersonnel et collectif ?
11Et encore, ces résistances, et batailles, ont-elles lieu au sein du CNRS, qui reste finalement, en dépit des apparences, la structure généraliste la plus capable d’aborder le choc de l’interdisciplinarité. La preuve ? En quarante ans, il a été créé cinq instituts interdisciplinaires : Institut national des sciences de l’univers (INSU), Institut des sciences biologiques (INSB), Institut des sciences de l’ingénierie et des systèmes (INSIS), Institut écologie et environnement (INEE), Institut des sciences de la communication (ISCC).
12En tout cas, l’interdisciplinarité depuis plus d’une génération est à la fois l’horizon normatif de toutes les sciences, au sens où les collaborations sont plus que jamais nécessaires, et la principale langue de bois du milieu scientifique, mais aussi technocratique, puisque dans la réalité, tout ou presque est fait pour l’encadrer ou la réduire à des dimensions modestes. Les crédits sont là, les modes, les invocations, les discours… et dans la réalité tout est beaucoup plus compliqué. Notamment pour les recrutements, les évaluations, les valorisations, les promotions des chercheurs et des universitaires qui « tombent » dans l’interdisciplinarité.
Disciplines et interdisciplinarité
13Quelques évidences sont d’ailleurs à rappeler :
141 – Il n’y a pas de progrès à passer d’une logique de discipline à une problématique d’interdisciplinarité. De ce point de vue, on ne peut pas opposer la tradition, voire le « conservatisme » des disciplines à la « modernité » de l’interdisciplinarité ! Il n’y a pas de concours ni de hiérarchie entre les deux. La créativité et l’innovation pouvant venir autant de l’une que de l’autre. De même n’est-il pas judicieux d’opposer le caractère « spécialisé » des disciplines par rapport au caractère « généraliste » de l’interdisciplinarité. Cette dernière renvoie certes, la plupart du temps, à une combinaison de différents éléments, mais cela ne justifie pas forcément une démarche plus ouverte. La complexité n’est pas non plus à elle seule un critère de hiérarchie dans les connaissances ni un facteur distinctif entre les disciplines et l’interdisciplinarité. Les disciplines ne sont pas plus « simples » que l’interdisciplinarité et la complexité de celle-ci n’est pas une garantie en soi d’une logique de connaissance ou de création supérieure.
152 – Le nouveau n’est pas meilleur que l’ancien, et la profondeur historique des connaissances et des disciplines, pas plus que l’érudition, ne sont des handicaps ! Il n’y a pas de hiérarchie dans les théories de la connaissance, avec une prime pour tout ce qui serait nouveau et contemporain. On peut même faire l’hypothèse que plus il y a d’interdisciplinarité, plus on a besoin de renouer avec des traditions ou des pratiques « dépassées » porteuses de logiques de la connaissance très utiles pour relativiser ce qui est neuf. Il y a autant d’invention possible dans les deux logiques ! D’ailleurs, qu’il s’agisse de logique disciplinaire ou interdisciplinaire, on remarque en général deux attitudes par rapport à la connaissance : admettre le caractère complexe, y compris interdisciplinaire des savoirs, théories et connaissances, ou à l’opposé préférer les « réducteurs de distance », c’est-à-dire chercher des théories unifiantes, voire simplificatrices, qui sont en général garanties de succès.
16Les deux plus forts réducteurs sont le scientisme, avec, au sommet, les sciences comme « garanties » des savoirs et des vérités et, à l’opposé, le sociologisme qui réduit toute l’activité scientifique, et les rapports sciences-sociétés, à une problématique de rapports de force et de domination. Le contenu spécifique aux sciences, et en général à toutes les théories de la connaissance, est ici moins important que l’analyse en termes de rapports sociaux et de pouvoirs. Le sociologisme, par sa simplicité, a aujourd’hui beaucoup de succès idéologique, y compris chez les scientifiques. Et pourtant, la création, quelle qu’elle soit, ne peut jamais se réduire à une analyse en termes de rapports sociaux.
L’interdisciplinarité, vertus et limites
Plusieurs causes expliquent le développement de l’interdisciplinarité
17– La parcellisation des savoirs est liée à l’augmentation du volume des connaissances et à la taylorisation de la production scientifique. Les disciplines et les sciences, par leur expansion respective, obligent à plus de coopération interne. C’est donc à la fois le taylorisme du travail scientifique et l’expansion des connaissances scientifiques et techniques qui obligent à davantage d’interdisciplinarité. La fragmentation n’a pas seulement une cause endogène, mais vient aussi de la spécialisation des sciences et des techniques, liée à une logique de productivité et de concurrence. Ce qui se perd ? Les visions d’ensemble et les « communications » entre des objets de connaissance et des disciplines différentes. La taylorisation scientifique, la spécialisation des marchés, l’augmentation du volume des connaissances, la baisse de l’érudition, tout pousse à la diminution des visions synthétiques comme il en existait jusqu’aux années 1940. Et d’ailleurs de moins en moins de scientifiques osent s’aventurer dans de grandes synthèses ou dans la reprise de grandes questions de philosophie des sciences, de peur d’être taxés de « littérateurs ». Le scientisme a encore de beaux jours devant lui…
18– L’imbrication des sciences et techniques dans la société augmente. Ceci pour deux raisons : la vigilance croissante à l’égard des conséquences du changement scientifique et technique sur la société mais également du fait des demandes croissantes de la société auprès des institutions scientifiques. Les scientifiques risquent donc de se perdre dans ce double jeu et de perdre la liberté de la recherche et de la connaissance. La mondialisation et la globalisation économique, comme la diversification des marchés, accentuent les phénomènes de spécialisation qui en retour, presque mécaniquement, créent un besoin d’interdisciplinarité. Les causes de l’interdisciplinarité sont donc souvent les conséquences prosaïques d’un monde de la science qui s’est taylorisé.
19– La problématique de la communication, l’augmentation du niveau général d’éducation, l’omniprésence des médias, l’augmentation des interactions suscitent des exigences qui obligent à sortir de la spécialisation. Le monde scientifique fermé d’hier, « au dessus » de la société et travaillant pour le « bien futur » de l’humanité, n’est plus possible. Les sciences sont sorties de l’idéal de pureté dans lequel elles régnaient hier. Au moins dans les représentations. Aujourd’hui tout s’achète, se produit, se vend et devient l’objet de marchandages au vu et au su de tous. Le monde académique est entré progressivement dans le jeu social. Le problème ? Jusqu’où cette socialisation est-elle possible sans aboutir à une absorption complète des sciences et des techniques dans la marchandisation et le politique ?
20– Les interactions plus nombreuses entre science et société favorisent l’essor des deux logiques, celle de l’expertise et celle des controverses. L’une et l’autre traduisant cette place beaucoup plus visible, discutée, et disputée des sciences et des techniques dans la société. La science ne bénéficie plus du principe d’extraterritorialité qui fut longtemps la sienne. Il n’y a d’experts et de controverses que lorsque la communauté scientifique n’arrive plus à faire sa propre régulation, ni à maîtriser son rapport à la société. Expertises et controverses sont des symptômes de la socialisation des sciences.
21– Les combats, encore plus critiques, notamment à partir de l’écologie, mais progressivement à propos d’une bonne partie des sciences et des techniques, obligent à réfléchir sur le fait de savoir s’il reste un « noyau d’activités et de logiques proprement scientifiques » et quelles en sont les caractéristiques.
22Ces cinq raisons ne sont pas de même niveau et n’interfèrent pas de la même manière dans la dynamique des sciences et dans leur relation, mais toutes vont dans le même sens : celui d’une coopération plus grande entre les sciences et d’une ouverture les unes sur les autres. À l’inverse, le caractère composite de ces facteurs favorables à l’interdisciplinarité nuance la signification de cet essor. C’est même d’ailleurs, on y reviendra, ces facteurs composites qui expliquent la complexité de l’interdisciplinarité qui mélange dimensions normative et fonctionnelle.
Interdisciplinarité, plusieurs distinctions sont à rappeler
23– Interdisciplinarité bilatérale ou multilatérale ? Depuis des décennies, les disciplines collaborent en général deux à deux, par cousinage historique et théorique. C’est la forme la plus développée, mais limitée. L’interdisciplinarité multilatérale est beaucoup plus difficile : ce n’est pas seulement entre sciences dans un espace disciplinaire (chimie, physique, biologie, etc.) mais entre ensembles disciplinaires différents. Les mots, les concepts, les traditions sont alors différents. Cela nécessite un vrai travail de « communication », c’est-à-dire de négociation, la plupart du temps entre univers cognitifs distincts, inséparable d’une épistémologie critique comparative. L’interdisciplinarité au sein des sciences « impériales » (physique, biologie, chimie) est plus facile qu’entre celles-ci et celles qui n’ont pas la même légitimité. L’interdisciplinarité, en effet, s’exerce au sein de rapports de force disciplinaires. Plus facile quand vous appartenez aux grandes sciences – les sciences de l’univers ou de la vie – que pour les sciences de l’ingénieur ou de l’environnement. Sans parler de la délicieuse indifférence à l’égard des sciences de la communication…
24– Champs de recherche interdisciplinaires ou nouvelles disciplines ? Le premier cas est le plus fréquent, posant déjà les redoutables problèmes de l’évaluation et de la promotion des chercheurs. Sans parler du recrutement… Mais le plus souvent un champ de recherche interdisciplinaire souhaite se transformer en nouvelles disciplines, elles seules ayant la légitimité reconnue par les pairs. Lutter pour l’interdisciplinarité est ainsi souvent le faux nez de la revendication d’une lutte pour la reconnaissance d’une nouvelle discipline. En tout cas, le chemin obligé. On le voit pour l’informatique, ou les sciences de l’univers, l’urbanisme, les sciences de l’éducation, de l’information, etc. Il faut dire que la distinction entre champ de recherche interdisciplinaire et nouvelle science est souvent difficile à effectuer. Faux nez et langue de bois accompagnent donc souvent les conflits autour de l’interdisciplinarité sans jamais que les protagonistes ne le reconnaissent. En tout cas, l’interdisciplinarité n’a pas le même sens selon qu’elle donne naissance à une nouvelle discipline ou selon qu’elle contribue à réorganiser un champ de connaissances ou de disciplines. Il est souvent difficile de reconnaître, au début, la différence entre interdisciplinarité authentique, ouverture et adaptation.
25Trois signes illustrent une véritable rupture : l’existence d’affrontements, voire de conflits théoriques substantiels ; la naissance d’un nouveau vocabulaire ; la possibilité d’un enseignement spécifique. Le fait que l’interdisciplinarité soit aujourd’hui de plus en plus à la mode, bénéficiant de crédits nationaux, européens, mondiaux échappant parfois aux évaluations classiques, renforce l’ambiguïté de ce qui se joue là. D’ailleurs, il n’est pas rare qu’une nouvelle discipline issue d’un champ de recherche interdisciplinaire ait par la suite des comportements éloignés de la liberté et de la tolérance dont elle s’est réclamée. Soit la nouvelle discipline s’enferme dans des rigidités de toutes sortes, au nom de la « scientificité » nouvellement acquise. Soit elle refuse le caractère « scientifique » d’autres problématiques interdisciplinaires. D’ailleurs peut-il y avoir construction pacifique d’une interdisciplinarité, sans guerre, sans conflit ? Le nouveau domaine de recherche interdisciplinaire, voire la nouvelle discipline, peuvent-ils échapper au rêve toujours renaissant d’une synthèse et d’une science intégrale ? – Interdisciplinarité fonctionnelle ou normative ? La première, la plus fréquente, consiste à adapter le champ disciplinaire aux demandes de la société ou au jeu classique du rapport de force entre disciplines. Elle est utile et non négligeable, mais elle ne touche pas, comme l’interdisciplinarité normative, au jeu même des concepts, à la production de nouveaux savoirs. La seconde, beaucoup plus limitée dans son acception, sert aussi parfois de caution scientifique à ce qui n’est souvent qu’un jeu de rapport de force. Tout le monde en appelle à l’interdisciplinarité, même si elle est souvent un simple processus de rationalisation, modernisation ou déplacement d’une problématique. Les protagonistes de l’interdisciplinarité fonctionnelle sont en général assez bien situés dans le jeu institutionnel et les seconds ne sont pas toujours des jeunes loups… Quant à ceux qui sont réellement dans la recherche interdisciplinaire, loin des continents bien identifiés, ils sont dans une situation beaucoup plus précaire. La distinction entre les deux grandes formes d’interdisciplinarité est donc souvent délicate. D’un côté, une interdisciplinarité de collaboration et de cohabitation entre disciplines et savoirs, nullement négligeable. De l’autre, une interdisciplinarité, moins facilement acceptée, qui traverse les disciplines, déconstruisant et reconstruisant des concepts, des savoirs et des problématiques.
Les ruptures de l’interdisciplinarité authentique
26Pas d’interdisciplinarité sans travail d’épistémologie comparée pour comprendre les continuités et discontinuités entre les problématiques, les concepts, les traditions, les glissements et les ruptures. Pas d’interdisciplinarité non plus sans travail sur les différentes conditions de production des connaissances, sans travail critique sur les concepts « transversaux » utilisés depuis un demi-siècle (systémisme, structuralisme, etc.). Sans comparaison également entre l’évolution des champs disciplinaires dans les différentes cultures. Donc sans une certaine comparaison internationale. Les différences culturelles dans le découpage et la coopération entre disciplines sont ici essentielles. Ceci passe aussi par un travail critique, non seulement sur les principaux concepts qui migrent, mais aussi sur les notions de territoires et de frontières entre disciplines. Cela dépend également d’une analyse du jeu institutionnel des enjeux de pouvoir des rapports de force, des capacités ou non à redécouper les champs de connaissance, ainsi que des critères de classement et d’évaluation. Autrement dit, avec l’interdisciplinarité, c’est la forme, le contenu, les frontières et la grammaire des connaissances qui bougent. Pour évaluer l’intérêt de ces ruptures, il faut multiplier les structures d’évaluation et de réflexion critiques dans l’université et les institutions scientifiques. Et comparer. C’est un travail scientifique en soi qui devrait mobiliser tout le monde académique, et qui demande une coopération entre les institutions, aujourd’hui inexistante. Ceci oblige à accélérer la réflexion critique sur le statut et le rôle des industries de la connaissance qui peuvent autant freiner qu’accélérer ou instrumentaliser ce processus de décloisonnement et de reconstruction entre disciplines. Penser le statut de l’interdisciplinarité entre rupture, adaptation, innovation, modernité et langue de bois n’est pas aisé, pas plus que de réfléchir au niveau où il devient nécessaire de parler d’interdisciplinarité. Celui des disciplines ? Des champs de recherche ? Des objets de connaissance ? Des rapports sciences-sociétés ? La polysémie du mot est autant un atout qu’un handicap. De toute façon, cela oblige à examiner les liens entre interdisciplinarité et métissage, hybridation, créolisation – mots à la mode. Bref, apprendre à construire un discours critique sur le processus même d’interdisciplinarité. Comment éviter également que les bénéficiaires de l’interdisciplinarité se transforment, dans un deuxième temps, en défenseurs acharnés de nouvelles frontières, devenant les acteurs d’une rigidité dénoncée hier… Avec toujours le même comportement : traiter de « non scientifiques » ceux qui, à leur tour, voudraient faire bouger les frontières.
Les sciences de la communication : nouvelle frontière de l’interdisciplinarité ?
27Elles sont en tout cas un exemple typique du surgissement d’un nouveau territoire scientifique interdisciplinaire. Les concepts d’information et de communication sont présents, et constamment retravaillés, dans toutes les sciences, sans unité théorique mais, avec à chaque fois une utilité à comprendre et évaluer. Ces deux concepts, aux contenus et contours différents, sont un peu le « système nerveux » de toutes les connaissances d’aujourd’hui, et comme l’interdisciplinarité n’est que de la négociation entre savoirs différents, on comprend pourquoi je rapproche interdisciplinarité et communication, dans le sens que je défends, celui de la négociation. On y retrouve toutes les questions des mots, des frontières, des territoires, des langues de bois. L’information et la communication sont à la fois ce à partir de quoi on restructure les connaissances et les concepts qui peuvent rendre compte de ce jeu de négociation permanent qu’est l’interdisciplinarité. Pas d’interdisciplinarité, donc, sans réflexion sur le changement de statut de la communication, aujourd’hui trop identifiée à l’innovation technique, à la pseudo-transparence ou à la transmission, en tout cas pas assez à ce qu’elle est en réalité, à savoir un processus continu de négociation entre logiques hétérogènes. C’est pour cela que, selon moi, théorie de la communication et interdisciplinarité ont des problématiques très proches l’une de l’autre.
Cinq défis souvent liés à la place des sciences de la communication se retrouvent dans l’essor de l’interdisciplinarité
28– Jusqu’où y a-t-il compatibilité entre le thème, à la mode, de société de la connaissance et l’essor de l’interdisciplinarité ? Celle-ci ne sert-elle pas de caution à un concept fourre-tout ? L’innovation, chère à la société de la connaissance, ressemble beaucoup à l’usage du concept d’information et de communication dans tout ce qui concerne l’interdisciplinarité, la standardisation et la modernisation. Les revues scientifiques comme la rationalisation de l’évaluation à l’échelle mondiale sont-elles réellement des facteurs d’interdisciplinarité ? Par où passe la novation pour être entendue et valorisée ? Quels rapports entre les classements mondiaux, très standardisés, comme celui de Shanghai, qui s’imposent sans esprit critique et les hymnes à l’interdisciplinarité ?
29– Assumer l’interdisciplinarité, c’est comparer, par exemple, les systèmes normatifs, de culture et de connaissance entre les deux faces de la Méditerranée. Les ressemblances et les différences sont ici fondamentales. Comment gérer l’interdisciplinarité et l’altérité des modèles de connaissances ? Avec la mondialisation, et sa rationalisation tout terrain, peut-il y avoir encore une altérité des systèmes de connaissance, voire des modèles d’interdisciplinarité ?
30– Jusqu’où la valorisation des systèmes d’information et des réseaux est-elle la condition d’une « interdisciplinarité authentique » ? Jusqu’où la « modernité » des réseaux et l’interdisciplinarité sont-elles réellement complémentaires ?
31Dans cette perspective, jusqu’où les possibilités offertes par les « big data », les systèmes de cartographie et les nouveaux modes de classement sont-ils des outils favorables à l’interdisciplinarité ? Y a-t-il une complémentarité entre ces nouveaux systèmes d’information, ces modes de classements et l’essor de l’interdisciplinarité, qui, par nature, comporte une part d’« anarchisme » ? Ou bien s’agit-il de logiques apparemment semblables, mais en réalité toutes différentes, voire conflictuelles ?
32– Les nouvelles technologies, et plus généralement la valorisation de l’« accès pour tous » et des « biens communs » sont-ils de ce point de vue des facteurs réellement favorables à l’interdisciplinarité ? Quels rapports y a-t-il entre interdisciplinarité et la soi-disant ouverture du monde de la connaissance à tous grâce aux NTIC ? Problèmes de nature différente ? Marchés de dupe ? En quoi la nouveauté technique est-elle réellement un facteur de bouleversement des frontières cognitives ? Ce débat rebondit depuis l’arrivée de l’informatique et des systèmes d’information, il y a un demi-siècle.
33– Peut-il y avoir une formation à l’interdisciplinarité ? Quel travail sur la fabrication des contenus ? Le jeu des frontières et des rapports de force peut-il être appris ? Quelle place alors faire à une histoire critique des sciences, en n’oubliant pas les échecs scientifiques ?
34En réalité, l’interdisciplinarité inaugure une logique nouvelle de l’histoire des sciences, une logique de la cohabitation. Le caractère soit composite, en tout cas souvent contradictoire de l’interdisciplinarité empêche d’en faire le chemin linéaire d’un progrès qui irait des disciplines à l’interdisciplinarité. L’interdisciplinarité est le plus souvent un processus de cohabitation. Avec toutes ses ambiguïtés, elle est le symbole d’une double ouverture : celle des disciplines entre elles et celle des connaissances vers la société. Cela ne constitue pas forcément une « nouvelle rationalité » mais un jeu de relations ouvertes, où la communication, entendue comme négociation et rapports de force entre logiques différentes, peut être très utile.
35De ce point de vue, la chimie, de l’alchimie aux rapports hier si féconds et complexes avec la physique, et aujourd’hui avec la biologie, peut-elle être appelée la science mère de l’interdisciplinarité ? En tout cas le rôle central de cette science, dont l’industrie porte le même nom que celui de la science qui l’a créée est sans doute un bon symbole de l’importance de l’interdisciplinarité dans toute théorie de la connaissance. Elle illustre un peu les problématiques de l’interdisciplinarité et rejoint la conception de la négociation et de la cohabitation que je valorise dans la communication. On est en tout cas loin de l’interdisciplinarité comme horizon normatif, évident, de la connaissance et des savoirs. On est dans un empirisme nécessairement contradictoire et souvent insatisfaisant. Comme toute situation de communication. C’est pourquoi il y a une sorte de concordance troublante entre l’émergence massive et de plus en plus complexe de la problématique de l’interdisciplinarité et l’essor de la communication comme outil de connaissance nécessaire dans un monde complexe dominé par les interactions.
L’indépassable indiscipline
36C’est elle le véritable ferment de la création, de la liberté, du changement de perspective, beaucoup plus finalement que l’interdisciplinarité. Mais autant l’interdisciplinarité peut s’organiser, s’institutionnaliser, donner naissance à de nouveaux pouvoirs, autant l’indiscipline ne s’organise pas. C’est une attitude, une posture, un état d’esprit que l’on peut certes favoriser ou réfréner, mais qui ne peut s’instituer. L’indiscipline ne se décrète pas. Certes, elle est au cœur de toute l’histoire de la création, mais la plupart du temps sans tambour ni trompette. Et reconnue dans son ampleur, rétrospectivement. On forme difficilement à l’interdisciplinarité est encore moins à l’indiscipline, même si celle-ci est souvent le résultat indirect d’une éducation et d’une posture à l’égard de la pensée et de la connaissance. L’indiscipline est autant nécessaire aux disciplines qu’à l’interdisciplinarité. Bien sûr celle-ci n’existe pas en soi, elle se nourrit aussi des connaissances et se manifeste toujours par rapport aux traditions existantes. Elle est néanmoins le surgissement de cette liberté d’esprit inattendue qui permet de déplacer une problématique, une manière de voir, une évidence, une tradition. Elle bouscule et gène toujours par son caractère inspiré. Sa force est de ne pas dépendre d’un territoire, d’une tradition, mais d’une posture, et c’est elle le vrai facteur de changement, beaucoup plus que l’interdisciplinarité.
37De toute façon, la création scientifique, littéraire, artistique, religieuse, etc. est toujours ce mélange inattendu de culture, de tradition et de rupture, de hasard, d’innovation et d’imagination. Pas de création sans indiscipline. Ceci n’est pas conforme, en apparence, à la culture scientifique qui ne parle que de rationalité, en sachant très bien, comme l’atteste l’histoire des sciences, tout ce que celles-ci doivent au hasard, à la liberté d’esprit et à l’« anarchie de la pensée ». Apprendre à penser, c’est donc à la fois s’inscrire dans une tradition et pouvoir en sortir. Oser penser par soi-même. Quelque chose qui n’est en général jamais facile, l’ensemble des inhibitions et règles légitimant l’incapacité à sortir du rang… Globalement, l’indiscipline est une prédisposition personnelle ou semi-collective, qui peut certes être renforcée par une culture professionnelle, mais qui ne s’institue pas. Elle ne se programme pas, ni ne se rationalise. Elle enserre les époques et les sciences, sans planification. Le paradoxe est que les scientifiques qui n’arrêtent pas de valoriser, dans les mots, l’innovation, la rupture, la création, ne sont pas les premiers à la vivre ! Quant aux institutions scientifiques, elles sont encore plus ambiguës. Elles ne cessent de parler de « liberté de création », mais sont plus souvent occupées à garantir ce qui existe qu’à défendre ce qui surgit de manière parfois maladroite. L’objectivité, la rationalité des sciences, les procédures traditionnelles, prennent beaucoup de place dans les institutions. Sauf quand celles-ci sont elles-mêmes dirigées par des personnalités non conventionnelles. Ce qui arrive parfois. Mais force est de reconnaître qu’en dépit de leur image auprès du public, les sciences ne sont pas facilement sensibles à la rupture que représente l’indiscipline. Elles le sont, et encore, à l’égard de l’innovation, mais celle-ci ne bouscule pas les frontières de la même manière. De toute façon, quitte à choisir, on préfère l’indisciplinarité à l’indiscipline. Là au moins, on sait de quoi on parle. Et toute l’histoire des sciences, mais aussi de toutes les créations, est celle d’une lutte entre les conventions légitimités et ce qui surgit de non conventionnel. Les sciences ne sont pas facilement favorables à l’indiscipline, s’abritant le plus souvent derrière les « exigences » de la lutte contre l’irrationalité, comme si le monde de la science était chaque jour menacé par les pensées non rationnelles ! Et comme si les scientifiques eux-mêmes étaient ou devaient être rationnels… C’est l’idéologie scientiste qui domine largement, notamment dans les institutions scientifiques, mais aussi chez les scientifiques. On a toujours le sentiment d’être dans une guerre dangereuse entre rationalité, savoir, connaissance et obscurantisme ! Guerre où la barbarie de l’indiscipline serait toujours sur le point de gagner et où les scientifiques seraient les sentinelles avancées de la lutte contre l’« irrationalité ». Comme si les sciences, par leur histoire, étaient rationnelles…
38La seconde idéologie, sociologisante, qui dévalorise la spécificité du contenu scientifique, n’est pas davantage favorable à l’indiscipline, pour la même raison que le scientisme : on a remplacé la domination de la science par la domination de la société et des rapports sociaux. Ici tout se réduit à des rapports de force, l’indiscipline n’étant qu’une ruse supplémentaire, utilisée par certains pour conforter leur pouvoir.
39L’intérêt de l’indiscipline ? La sensibilité à l’égard de l’altérité, de l’inattendu. Ce que n’aime pas forcément la culture scientifique – et pour être honnête, ce que n’aime aucune culture organisée ! Toutes essayant, finalement, de penser des régularités. L’indiscipline est le plus souvent considérée comme une menace, car elle laisse ouverts les possibles. La problématique n’a donc pas changé pour les disciplines, comme pour l’interdisciplinarité : rouvrir sans cesse et cultiver la liberté d’esprit. L’indiscipline est toujours un pari, mais elle est essentielle pour éviter que toute pratique culturelle, ou scientifique, se referme sur elle-même et sur le présent, en barrant momentanément le futur. Le risque ? Confondre interdisciplinarité et indiscipline. Toute interdisciplinarité n’est pas la manifestation d’une indiscipline. Il peut y avoir une ouverture interdisciplinaire sans indiscipline ! Par contre l’indiscipline est plus naturellement du côté normatif que l’interdisciplinarité.
40C’est pourquoi il est nécessaire de maintenir le triangle de ces trois logiques : discipline, interdisciplinarité, indiscipline. S’il n’y a pas beaucoup de politique de l’indiscipline possible, il peut en revanche y avoir une culture de l’indiscipline. Non seulement en favorisant des travaux d’histoire et d’épistémologie comparée pour réaliser combien l’histoire des sciences est marquée par l’indiscipline, mais aussi en multipliant toutes les comparaisons entre les cultures occidentales et les autres. Un certain relativisme permet de laisser voir le rôle de l’indiscipline sans pour autant menacer « la raison ».
41Trois démarches sont indispensables pour inscrire, un peu, l’indiscipline dans la durée. D’abord, en plus de l’épistémologie comparée, revaloriser enfin l’histoire et l’anthropologie des sciences, pour comprendre l’histoire chaotique, et si passionnante, des rapports entre les hommes, les sociétés et les connaissances. Rien n’y est rationnel et scientifique, avec, au milieu, toujours et toujours sous-évalué, le rôle déterminant des guerres et des conflits – l’impensé des sciences et des techniques, le cache-sexe du progrès. Ensuite, reprendre les grands débats philosophiques, politiques et religieux sur la place des sciences dans la connaissance et l’histoire (vitalisme, mécanicisme, etc.). Là aussi, tout est tumultueux et aucune synthèse n’est close. « Le progrès des sciences et des techniques » ne clôt aucune des questions théoriques du rapport de l’homme à la nature, à la matière, à l’esprit. Tant mieux. À chaque détour de ce qui devrait être une « rupture » définitive avec le passé, resurgissent des questions posées par les civilisations antérieures ! Les sciences, comme voie d’accès à une ontologie et à une métaphysique. Ce avec quoi elles veulent toujours, a priori, rompre. C’est comme l’inconscient, il vous rattrape toujours au coin de la rue, après que vous ayez sagement respecté les feux rouges et traversé dans les clous. Enfin, ne jamais oublier le rôle des batailles perdues, des passeurs incompris, des théories loufoques, des destins inclassables, de tout ce qui, simultanément à l’histoire officielle – et impériale – des sciences triomphantes, rappelle l’importance de l’inattendu, du ridicule et du sans importance.
42Les sciences, contrairement au stéréotype classique, sont souvent un des lieux de lecture de la « folie » des hommes et de leur irrationalité féconde. Non pas l’histoire officielle, mais les rhizomes du chaos des connaissances. Comment vanter le rôle du désordre dans la biologie et le règne du vivant et ne pas l’admettre aussi dans l’acte même par lequel les hommes tentent de maîtriser la matière, la nature et eux-mêmes ? Le sur place des sciences humaines et sociales l’atteste. D’ailleurs, on devrait appeler celles-ci les « sciences dures » et non pas les « sciences molles », avec le léger mépris qui caractérise ce mot. Pourquoi ? Parce que les dites sciences dures connaissent le progrès des connaissances, alors que les sciences sociales, hélas, montrent qu’il n’y a pas forcément de « progrès » des sociétés. Les plus sophistiquées d’entre elles, comme l’histoire contemporaine l’a encore montré, étant capables de basculer dans la barbarie en dix ans ! Les « sciences dures », ce sont donc les sciences de l’Homme, c’est-à-dire celles qui expliquent avec le plus de difficultés pourquoi les hommes préfèrent finalement toujours la violence et la guerre à la coopération. Les « sciences molles » sont les autres, parce que « plus simples », avec un « progrès ». Donc, il faut toujours valoriser le foisonnement hétérogène de la connaissance.
43Le tragique, dans les sciences, vient souvent du fait que la liberté d’esprit et l’indiscipline sont souvent considérées comme des manifestations de l’irrationalité. Ce qui pour les scientifiques constitue un peu la figure du diable chez les croyants. C’est dans la formation générale de l’esprit scientifique qu’il faut introduire une rupture et une contradiction révélatrice : être scientifique, c’est essayer de comprendre le monde et d’y introduire de la rationalité, mais cette démarche de la connaissance rationnelle doit admettre qu’elle passe aussi par le jeu créatif de la liberté de l’esprit et de l’indiscipline. Le résultat vise peut-être à la rationalité, mais par des détours étranges. Ce qu’essaie d’ailleurs de montrer depuis longtemps nombre de grands scientifiques, de philosophes, historiens, sociologues et anthropologues des sciences et des techniques ! On retrouve dans l’indiscipline, et dans son rapport aux disciplines et à l’interdisciplinarité, ce qui est au cœur de la communication : l’apprentissage de la cohabitation. En réalité, la connaissance oblige à cette cohabitation entre ces deux logiques contradictoires : la rationalité et l’indiscipline.
44Le défi consiste donc à bien maintenir cette distinction normative : instituer l’interdisciplinarité et pas l’indiscipline. Et instituer l’interdisciplinarité ne signifie pas instituer la question de l’indiscipline. Celle-ci échappe toujours. En gros, elle est un peu le symbole du paradigme critique, car oser critiquer, c’est oser sortir de la discipline. C’est pourquoi oser critiquer, première forme de l’indiscipline, est une disposition personnelle qui ne pourra jamais, heureusement, être institutionnalisée.
45C’est d’ailleurs aussi pourquoi l’érudition, aujourd’hui peu dans l’air du temps, est souvent plus du côté de l’indiscipline qu’il n’y paraît. En apparence, l’érudition est du côté de l’ordre, de la clôture. En réalité, par l’importance de l’accumulation des connaissances qu’elle représente, elle sait qu’il n’y a jamais de fin à la connaissance d’un phénomène. On en fait rarement « le tour ». Les érudits, contrairement à un certain stéréotype, sont donc beaucoup plus ouverts à l’inattendu de l’indiscipline que ne le sont les spécialistes et les experts. Eux ne cessent de croire qu’il y a une maîtrise possible du savoir. L’érudit est souvent plus libre que l’expert ou le spécialiste, car il sait que la connaissance et la culture sont infinies, et donc que l’indiscipline peut surgir de partout !
46Pour comprendre la complexité de la relation à trois discipline, interdisciplinarité, indiscipline, il suffit de faire la liste des mots qui ont été utilisés dans ce texte : discipline, frontières, territoires, institutions, indiscipline, pouvoir, classement, valorisation, rationalité, spécialisation, cartographie, sciences collaboratives ou participatives, sciences-techniques-sociétés, concepts, hybridation, créolisation, métissage, vulgarisation, diversité culturelle, scientisme, sociologisme, innovation, professionnalisation. Tous polysémiques, ils indiquent combien les mots à notre disposition pour décrire, ou définir, ou structurer tout ce qui deviendra des connaissances est très souvent ambigu et peu clair. La connaissance requiert des rationalités, à l’origine desquelles il n’y a pas toujours la rationalité attendue…
Conclusion
47Le problème central n’est donc pas l’interdisciplinarité, certes nécessaire aujourd’hui, créatrice bien évidemment, mais pas nécessairement « supérieure » aux disciplines. La langue de bois d’aujourd’hui rôde autour de l’interdisciplinarité, de l’innovation, de tout ce qui peut « dépasser » apparemment les disciplines. Le problème central, à résoudre, et beaucoup plus difficile, est celui du statut de l’indiscipline. Comment favoriser l’indiscipline, c’est-à-dire la liberté de création, sans tomber néanmoins dans le travers inverse où tout y serait bon ? L’indiscipline, pas plus que l’interdisciplinarité, n’est en soi synonyme de création et de non-conformisme…
48En réalité, c’est le triangle discipline, interdisciplinarité, indiscipline qu’il faut favoriser, en sachant que les tensions ne sont pas toujours simples. Et l’on retrouve le rôle de cette nouvelle communication dont je parle, entendue comme cette capacité à organiser la négociation et la cohabitation entre logiques différentes, voire contradictions. Le savoir, la création, les connaissances du monde ouvert d’aujourd’hui, où tout est là, accessible, est justement d’échapper à cette sorte d’« immobilité », consécutive à l’omniprésence de tout. Indispensable de penser la connaissance comme ce jeu instable, parfois conflictuel, en tout cas toujours dynamique entre ces trois logiques.
49L’intérêt de ce rapport de force, entre les trois, animé par la communication-négociation, est qu’aucune de ses logiques ne tient à elle seule le sens. Celui-ci résulte de ce jeu de tensions. Aucune des trois ne peut s’arroger une valeur normative supérieure. Et c’est peut-être ce modèle d’une cohabitation de logiques contradictoires qui peut être, momentanément, considéré comme un modèle de la connaissance contemporaine. Modèle qui place au centre ce processus constant, la communication-négociation, dont je parle. Si les disciplines et l’interdisciplinarité sont visibles, c’est peut-être l’indiscipline, qui en est la condition la plus fragile, mais peut-être la plus essentielle de la création, ayant en commun avec la communication d’être finalement trop incertaine, inattendue, fragile.
50Le jeu de connaissances, beaucoup plus complexe aujourd’hui qu’hier, entre ces trois paramètres est peut-être une des conditions favorables pour aborder la question essentielle de demain, celle de la connaissance et de la diversité culturelle. En effet, la mondialisation est un écrasant processus de rationalisation auquel répond la revendication croissante du respect de la diversité culturelle. Les connaissances, notamment scientifiques, sont à la fois universelles et aussi beaucoup plus marquées qu’on ne le croit par l’importance des contextes socio-culturels. Ouvrir la définition des connaissances, en laissant une place plus grande à l’indiscipline, est aussi un moyen de permettre le dialogue, demain indispensable entre les cultures du monde. L’indiscipline est a priori, par nature, plus ouverte à l’altérité. Si l’interdisciplinarité telle qu’elle est conçue aujourd’hui, est souvent l’apanage des cultures occidentales, la place laissée à l’indiscipline permet plus facilement un dialogue entre plusieurs cultures. L’universalité de certaines connaissances scientifiques, pas plus que l’interdisciplinarité, ne suffit à résoudre la question du défi central de notre monde ouvert, celui des rapports entre connaissance et diversité culturelle. L’indiscipline n’est pas non plus une garantie suffisante, mais elle est une porte ouverte à ce débat essentiel pour l’avenir entre l’universel de la référence des savoirs, notamment scientifiques, et la nécessité de faire cohabiter – encore une logique de la communication – cette référence à l’universel, avec l’indépassable diversité culturelle.
51Au fond, l’indiscipline est une figure de l’altérité, par rapport à la logique classique de la connaissance, notamment scientifique. Une des manières d’aborder la question du rapport à l’autre dans le dialogue interculturel de demain, car il faudra, dans le domaine des connaissances, comme dans d’autres, être capable de gérer l’altérité et la cohabitation.
52Les scientifiques, à partir du xvie siècle, ont largement contribué à la connaissance du monde, à sa rationalisation et d’une certaine manière à son unification. Aujourd’hui, il s’agit au contraire d’y cohabiter, avec des systèmes philosophiques, politiques, religieux, différents voire hostiles. Le nouvel apport des scientifiques ne consisterait-il pas, par la place plus grande accordée à l’indiscipline dans la logique de la connaissance, à justement ouvrir une nouvelle voie ? Celle qui, au travers de la place accordée à l’indiscipline reconnaît la nécessité d’une certaine ouverture à d’autres logiques, ouvrant ainsi la voie à une nouvelle histoire de la connaissance ? L’indiscipline comme une reconnaissance de la place de l’altérité, comme symbole de cette cohabitation culturelle à construire dans tous les domaines. Les scientifiques pourraient être à la pointe de cette bataille à mener, pour organiser un monde plus respectueux de la diversité culturelle, condition de la paix et d’un nouveau modèle de connaissance. En mettant justement cette diversité symbolisée par l’indiscipline au cœur de leur démarche.
53Utopie ? Pas sûr. Les scientifiques, après avoir contribué à penser et unifier le monde d’hier, peuvent jouer un rôle déterminant, demain, pour contribuer à organiser une nouvelle « étape », celle de la cohabitation pacifique des mondes cognitifs et symboliques. Bref souscrire ainsi à une authentique utopie de la connaissance.
Note
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[1]
Cf. Indiscipliné. La communication, les hommes et la politique, Paris, Odile Jacob, 2012. Les dix thèmes de recherche et de publication sont : L’individu, le couple et la famille ; le syndicalisme, l’organisation et la direction du travail ; les médias ; l’espace public et la communication politique ; l’information et le journalisme ; Internet et la société de l’information ; l’Europe ; la diversité culturelle et la mondialisation ; les rapports entre sciences, techniques et sociétés ; les liens entre connaissances et communication.