1L’enfant qui, tel Jean-Paul Sartre dans Les Mots, s’égarerait dans le dictionnaire et tomberait sur l’entrée « discipline » en aurait une vision pour le moins austère. Le dernier des sens, si tant est qu’il ait le courage d’aller jusque-là, nous intéresse plus particulièrement : « 4. branche de la connaissance, des études. [...] Enseigner une discipline scientifique, artistique. » (Le Robert, 2007)
2Le premier sens, vieilli, contient en lui-même une morale implicite qui ne sera pas nécessairement enthousiasmante : « 1. Punition destinée à faire respecter une règle. » Suit la précision suivante : « spécialt. Fouet dont on se frappait par mortification ». De là à penser que les autres acceptions dérivent de la première, il n’y a qu’un pas. Le deuxième sens, en effet, n’est guère plus avenant : « 2. Règle de conduite commune aux membres d’un corps, d’une collectivité : obéissance à cette règle. Faire régner la discipline dans une classe. Discipline militaire. – Conseil de discipline, faisant respecter la discipline dans plusieurs corps constitués. » Le troisième, dans la mesure où il concerne une « règle de conduite que l’on s’impose » à soi-même, pourrait laisser croire au collégien qu’un souffle de liberté entre en coup de vent dans sa chambre. L’exemple qui suit la définition lui ôtera, fort heureusement, toute illusion : « S’astreindre à une discipline sévère ».
3La question que l’on est en droit de se poser est donc la suivante : comment en est-on venu à définir une « branche de la connaissance, des études » (sens 4) à partir des règles qui l’ordonnent (sens 1, 2 et 3) et non du savoir qu’elle présuppose ou qu’elle produit ? En réalité, l’étymologie nous apprend que la relation des sens entre eux est exactement l’inverse. Les débats actuels sur l’interdisciplinarité reviennent, au fond, à savoir où placer le curseur : la remise en cause des règles n’est pas nécessairement synonyme de chaos et l’excès de discipline aboutit au dépérissement de la pensée.
Du savoir à la discipline
4Le mot « discipline » est, en français, relativement opaque. En dehors de ses dérivés (« disciple », « discipliner », « discipliné(e) », « indiscipliné(e) », « disciplinaire », « interdisciplinaire », « pluridisciplinaire », « transdisciplinaire »), rien qui permette de relier cette série à d’autres mots. Il n’en va pas de même en latin, comme le signale Saussure (1982) : « ainsi le français est caractérisé par rapport au latin, entre autres choses, par un énorme accroissement de l’arbitraire : tandis qu’en latin inim?cus rappelle in- et am?cus et se motive par eux, ennemi ne se motive par rien ; il est rentré dans l’arbitraire absolu, qui d’ailleurs est la condition essentielle du signe linguistique ». Si l’on remonte au latin, le mot « discipline » devient transparent, car on y retrouve la racine disc-, comme dans le verbe disco (infinitif discere), c’est-à-dire « j’apprends ». On ne s’étonnera pas que discipulus ait un sens plus large qu’en français : « disciple », mais également « élève, écolier » et « apprenti ».
5Le sens premier de disciplina est donc « Action d’apprendre, de s’instruire » (Gaffiot, 1934), d’où dérivent ensuite les autres, en l’occurrence : « Enseignement. méthode » ; « éducation, formation, discipline, école » ; et enfin « principes, règles de vie », voire « régime politique, organisation du gouvernement » (Ibid.).
6Autrement dit, ce n’est pas parce que l’on se donne des règles que l’on apprend, comme le laisse entendre le dictionnaire français, mais parce que l’on apprend que l’on se donne des règles.
7Autre lien transparent en latin et opaque en français : celui qui relie disco (« j’apprends ») à doceo (« j’enseigne »), qui est le causatif correspondant, tout comme learn/teach en anglais, etc. à cette différence près que les deux verbes sont formés sur une racine indo-européenne commune *dok-, *dek- pour le moins prolifique (Onions, 1969). Elle donne en latin la série doctor (« celui qui enseigne, maître, docteur »), doctrina (sens premier : « ce qui est enseigné »), doctus (« qui a appris, qui sait, instruit, docte, savant », mais également « habile » : « doctus sagitttas tendere. […] habile à manier l’arc », voire « rusé ») (Gaffiot, 1934).
8Un autre mot de la série est, à cet égard, tout à fait révélateur. Il s’agit de docilis, dont le sens est « qu’on instruit aisément » et, par conséquent, « docile ». Docilité et discipline vont de pair, et l’on retrouve la soumission aux règles. La science ne serait-elle donc que cela ?
De la discipline à la doxa
9Sous le terme de discipline se cache le couple disco/doceo que le français exprime d’ailleurs par un seul mot, celui d’apprendre (contrairement à l’anglais, à l’espagnol, au russe ou au chinois, qui rejoignent ici le latin). Mais la racine indo-européenne sous-jacente nous emmène plus loin. Le verbe doceo est apparenté au verbe grec dokeô (Onions, 1969) dont le sens, en surface, est bien différent et éclaire en réalité l’ensemble en nous faisant pénétrer plus en profondeur. En grec, la première série de sens de dokeô est : « sembler, paraître » (Bailly, 1901), d’où également « avoir de l’apparence, faire bonne figure » mais aussi « paraître (après réflexion ou après examen) » comme on dit en français : « il me semble ». La deuxième série de sens est, par suite : « penser, croire ». La troisième série, enfin, dégagée par Bailly est : « juger bon, d’où décider ». Le mot doxa en dérive, et sa traduction habituelle est celle d’« opinion », mais à voir le sens de dokeô, on aurait tort de s’en tenir à une équivalence si simple.
10Si l’on se tourne du côté du Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles, on déchante vite, car on nous avertit d’emblée que c’est là « l’un des mots grecs pour nous les plus polysémiques » (Cassin, 2004). Il convient, en effet, de le traduire en français aussi bien par « apparence » que par « faux-semblant », « réputation », « gloire », « attente », « opinion », « estime », voire « hallucination » et « idée admise » sans oublier le sens, généralement péjoratif, que l’on donne dans notre langue à la « doxa ».
11On voit l’étendue de la tâche : « Il faut, pour comprendre l’amplitude de son sens, croiser ce que nous appelons objectif et subjectif, avec une échelle de valeurs qui va du plus positif au plus négatif : on peut passer ainsi, au fil du temps et des doctrines, de l’opinion des mortels (subjectif négatif) à la gloire de Dieu (objectif positif). » (Ibid.) Ce n’est pas le lieu de s’attarder sur une aussi vaste question : « Comme le terme n’a cessé d’être philosophiquement investi et réinvesti, l’histoire des acceptions de doxa se confond avec une bonne partie de l’histoire de la philosophie » (Ibid.). Il ne s’agit pas non plus d’assimiler toute discipline à une doxa ou à un dogme (le grec dogma est lui aussi de la même famille) – pas plus que de croire, rigidement, que les mots font corps avec les choses, en poussant à l’extrême la conception de Wilhelm von Humboldt selon laquelle chaque langue recèle une vision du monde (Weltansicht) qui lui est propre (Oustinoff, 2011).
12Néanmoins, pour s’en tenir aux langues que l’on a passées en revue, si le latin et le français adoptent une perspective à l’inverse l’une de l’autre, ces deux langues regroupent sous un même mot une série de sens qui se correspondent, quand ils ne se recoupent pas. En retournant le latin comme un gant, on retrouve le français et inversement. Il n’en va de même pour le grec : cherchez, dans un dictionnaire de grec ancien, l’entrée « discipline ». Les différentes acceptions du français ou du latin renvoient à autant de mots sans aucun rapport apparent entre eux. Au sens d’instruction, il faut rendre « discipline » par paideusis ; au sens de maintien de l’ordre, par eutaxia, et ainsi de suite. Le rapport du savoir à la discipline ne s’y ordonne pas de la même manière (Benveniste, 1966). Il va sans dire que le raisonnement est généralisable au-delà du latin et du grec, à cette particularité près que, dans son acception scientifique, c’est le mot latin que l’on retrouve emprunté dans un grand nombre de langues modernes : allemand Disziplin, russe ?????????? (« distsiplina »), etc. Néanmoins, c’est l’allemand qui souligne sans doute le mieux le concept de « discipline » au sens moderne du terme si l’on se tourne du côté de son synonyme Einzelwissenschaft : littéralement, « science » (Wissenschaft) « particulière » (adjectif einzeln dérivé de eins, « un »). Or c’est justement ce cloisonnement des sciences les unes par rapport aux autres — reléguée au rang de doxa — qui fait débat, notamment à l’heure de la « déoccidentalisation » du monde (El-Karoui, 2010).
Undisciplined science
13Ernest Rutherford (1871-1937), considéré comme le père de la physique nucléaire, avait à sa façon tranché la question avant même qu’elle se posât. Poussant sans doute à l’extrême la logique de la langue allemande, qui voit dans une discipline une science particulière, il déclara tout de go qu’une seule avait droit de cité : « All science is either physics or stamp collecting » (« Toute science est soit de la physique, soit de la philatélie »). Ironie du sort, comme le signale plaisamment Brian Hayes (2004), c’est le prix Nobel de… chimie qu’on lui décerna en 1908 pour ses travaux sur les substances radioactives, c’est-à-dire en tant que philatéliste. Du point de vue de l’historien des sciences, le bon mot de Rutherford apparaîtrait pour un truisme au xviiie siècle : dans l’Encyclopédie, Diderot et d’Alembert regroupent toutes les sciences dites « dures » au sein de la physique, au sens élargi de phusis que lui donnait Aristote en grec et que les Romains ont traduit par natura (Cassin, 2004).
14Encore aujourd’hui, on retrouve cette ambivalence si l’on se tourne du côté de l’anglais avec ses natural sciences qui, certes, ont un territoire bien plus modeste qu’à l’époque des Lumières, mais n’en englobent pas moins ce qu’en français on distingue aujourd’hui entre sciences naturelles (sciences du vivant : biologie, etc.) et sciences de la nature (sciences de la matière et du vivant, donc également la physique).
15Mais Rutherford aurait sans doute encore mieux fait de choisir comme discipline reine les mathématiques. En remontant à son sens étymologique, on irait plus loin encore, puisque l’on embrasserait tout bonnement la totalité du savoir humain : dans mathématiques, on reconnaît le grec mathêma (« étude, science, connaissance » ; en grec moderne, signifie aussi « leçon »), lui-même dérivant du verbe manthanô (« apprendre, comprendre », racine math), le tout renvoyant à la racine indo-européenne *mon/*m(e)n (sens : « pensée ») comme en anglais mind ou en français automate, démence, mémoire, mental, mention ou mnémotechnique. Certes, cela enchanterait les mathématiciens mais, dans l’étymologie de leur discipline, on retrouve plus modestement le même mécanisme à l’œuvre : la démonstration de l’extrême fluidité des frontières disciplinaires et, par voie de conséquence, de toutes les insuffisances d’une approche positiviste à la Comte et ses adeptes contemporains en la matière. Néanmoins, c’est bien cette approche qui tient le haut du pavé.
16Voilà pourquoi parler de « science indisciplinée » apparaît sinon provocant dans une revue scientifique (Hayes, 2004), du moins comme paradoxal, mot qu’on prendra au pied de la lettre : derrière l’effet de manche qui consiste à se réclamer de l’indiscipline (Wolton, 2012), il y a l’intention d’aller à l’encontre (para) de la doxa qui voudrait que les sciences soient appelées à être statiques et immuables. Pascal avait cette belle formule : « la vraie morale se moque de la morale ». On peut aisément la transposer à l’indiscipline en sciences, dont l’interdisciplinarité en serait l’un des égarements les plus manifestes. Mais, comme le rappelle la British Academy dans son rapport Language Matters (2009), faire de la recherche, c’est nécessairement s’aventurer hors des sentiers battus (« thinking out of the box »). Comment le faire sans indiscipline ?