1Hermès : Les mathématiques n’ont pas la réputation de s’exposer à l’interdisciplinarité. Serait-ce parce qu’elles sont naturellement sollicitées par les autres disciplines, sans avoir besoin elles-mêmes de se tourner vers elles ? Quel serait le statut particulier des mathématiques au regard de la demande d’interdisciplinarité ?
2Jean-Pierre Bourguignon : Le vocable d’« interdisciplinarité » suppose qu’on accorde une certaine autonomie à divers secteurs de la science, ce qui est le résultat d’un long processus historique, mais aussi vis-à-vis du monde sensible, dont la science essaie de proposer des lectures. Pour les mathématiques, ce processus d’autonomisation n’a vraiment été fait que par Henri Poincaré dans ses textes fameux – comme La Science et l’hypothèse, paru en 1902 – adressés à un large public. Il est vrai que pour de nombreuses disciplines scientifiques, un processus de fragmentation, lié à la multiplication de leurs acteurs, s’est grandement amplifié au xxe siècle, au point de faire douter de l’existence d’« une » physique ou d’« une » biologie. Cela n’a pas été le cas pour les mathématiciens qui, tout en formant une communauté qui a connu une croissance formidable au cours du xxe siècle, n’ont cessé de trouver de nouvelles raisons de plaider pour l’unité de leur discipline malgré la considérable expansion de son champ ces cinquante dernières années.
3La situation des mathématiques vis-à-vis des autres sciences, et plus généralement des autres formes de savoir (je pense notamment au savoir-faire des ingénieurs ou aux règles de l’art des architectes et des constructeurs), nécessite une mise au point pour commencer. Elles sont en effet souvent présentées comme « le langage du quantitatif », et l’usage des nombres et de calculs sur les nombres serait la base sur laquelle d’autres champs scientifiques feraient appel à elles. Cette façon de les considérer leur dénie en quelque sorte le statut de science, comme si elles n’apportaient pas aussi des outils conceptuels développés à partir d’une problématique interne qui, in fine, sont déterminants pour formuler un problème appartenant à un autre champ scientifique. Certes, dans ce contexte, on peut encore dire qu’elles sont un outil, mais un « outil de pensée » et pas seulement un outil technique.
4Il y a de nombreux exemples de situations où ce sont les concepts mathématiques qui conditionnent la formulation de la théorie parce qu’ils sont au cœur de la nouvelle approche. Je ne voudrais en donner que deux, certes classiques : le premier a trait à la formulation de la loi fondamentale de la dynamique par Isaac Newton et l’autre à la théorie de la relativité générale.
5La loi fondamentale de la dynamique, pierre angulaire de la mécanique newtonienne, fait appel au concept de force, nouveau sur le plan mécanique, qui traduit l’action physique d’un système sur un autre, et la force détermine le mouvement via l’accélération, concept strictement mathématique. Il faut noter que la notion d’accélération n’est accessible qu’après avoir apprivoisé les infiniment petits pour donner naissance au concept de vitesse instantanée d’un mouvement, vitesse dont on peut alors considérer les variations infinitésimales pour donner naissance au concept d’accélération, qui est en quelque sorte la vitesse de la vitesse. Sans l’identification de ce concept, au prix du détour considérable de la création du calcul infinitésimal, on était contraint d’en rester aux errements des théories précédentes.
6La théorie de la relativité générale offre une situation encore plus intéressante en cela que le concept mathématique au cœur de la théorie, à savoir la courbure de l’espace-temps, est né de préoccupations purement mathématiques, que l’on peut même qualifier d’académiques, car il s’agissait de décider de la nécessité du postulat des parallèles d’Euclide pour caractériser la géométrie euclidienne. Une fois que le concept d’espace courbe en lui-même a été bien formulé, d’abord en deux dimensions par Carl Friedrich Gauss au début du xixe siècle, puis généralisé en dimension quelconque par Bernhard Riemann au milieu du même siècle, le premier à envisager de pouvoir s’en servir pour reformuler la théorie de la gravitation a été William Clifford, dans un texte prophétique, qui n’a cependant pas débouché sur un traité proprement dit, probablement à cause de sa disparition précoce. Ce n’est qu’après 1910 qu’est venue l’interaction remarquable entre Marcel Grossmann, mathématicien à l’École polytechnique fédérale de Zurich, et Albert Einstein important le concept d’espace courbe dans une théorie physique. L’histoire ne s’arrête pas là puisque cette appropriation a introduit une nouvelle façon de voir la courbure comme engendrant une dynamique de modification de la géométrie. Il a fallu encore une bonne soixantaine d’années, et de nouvelles façons de considérer les équations d’Einstein – équations constitutives de la théorie de la relativité générale – pour que les mathématiciens prennent conscience que ce point de vue pouvait être fécond pour traiter de questions strictement mathématiques, ce qui a conduit à la résolution par Grisha Perelman de la fameuse conjecture de Poincaré sur l’unicité de la sphère à trois dimensions comme espace fermé de cette dimension, où tout lacet peut se ratatiner sur un point, une question purement topologique.
7Hermès : Les mathématiques sont une discipline qui voit régulièrement surgir des chercheurs au profil atypique, au comportement turbulent ou insolent… Est-ce parce qu’elles sont particulièrement favorables aux indisciplinés ? Si tel est le cas, comment préserver en elles cette tolérance à l’indiscipline ?
8J.-P. B. : Je pense qu’il est difficile de singulariser les mathématiques parmi les autres sciences par le profil de certains chercheurs, et notamment par leur indiscipline. Pour moi une situation de recherche accomplie passe presque inévitablement par une forme de transgression du savoir disponible, soit en introduisant un nouveau point de vue, soit en trouvant un chemin pour avancer là où d’autres n’avaient vu qu’un maquis impénétrable.
9Le corpus des mathématiques est aujourd’hui particulièrement étendu, et un jeune chercheur ou une jeune chercheuse doit apprendre à isoler une question, en analyser toutes les facettes et, seulement à ce stade, chercher à assimiler les outils techniques qui pourraient manquer à sa panoplie. Il ou elle est le plus souvent guidé(e) dans cette étape et l’appui, qui peut prendre de nombreuses formes, de l’équipe de recherche, quelquefois réduite à une seule personne, est souvent décisif. Il n’en reste pas moins que le travail du mathématicien, comme celui de beaucoup de théoriciens, est souvent solitaire.
10L’essentiel de ce travail est d’aller droit au but et de comprendre les ressorts profonds de la question étudiée, ressorts qui peuvent être obscurcis par des considérations techniques ou l’utilisation habituelle de chemins détournés… faute d’avoir trouvé la voie directe. Dans ce contexte, il n’est pas rare qu’un très jeune chercheur apporte une idée radicalement nouvelle qui permet, brusquement, d’avoir accès à un tout nouveau paysage, certaines mises en relation devenant possibles et ouvrant des possibilités inattendues pour résoudre un, voire plusieurs problèmes. Ces nouveaux chemins ou ces mises en correspondance non envisagées encore nécessitent bien de sortir des sentiers battus – et donc une certaine dose de courage.
11Cependant je ne suis pas sûr que le mot « indiscipline » soit celui qui convienne pour décrire de tels actes. Il s’agit de comprendre des relations entre concepts ou ensembles de concepts à un niveau non encore envisagé. Pour désigner cette approche, Pierre Deligne parlait de « dissoudre les difficultés », une façon de faire qu’affectionnait particulièrement son maître Alexandre Grothendieck.
12Il s’agit d’apprendre à ne rien prendre pour argent comptant, et à ne compter que sur soi pour s’approprier des connaissances. Lorsqu’on a pu atteindre un niveau suffisant de compréhension d’une question, il n’est dès lors plus possible de l’oublier. Pour dire cela, Évariste Galois avait la belle formule – « faire du raisonnement une seconde mémoire » –,tant il est vrai qu’une chose profondément comprise est difficilement oubliée, parce qu’elle a pris une forme concise et inévitable qui lui confère une beauté indiscutable. Le succès en mathématiques sourit donc plutôt aux passionnés de la beauté et de la simplicité.
13Hermès : Vous connaissez bien l’European Research Council (ERC). L’encouragement à l’interdisciplinarité qui accompagne ses programmes vous semble-t-il appelé à contester le découpage disciplinaire dont ne paraît pas capable de se passer l’organisation française de la recherche.
14J.-P. B. : Les appels à projets de l’ERC se font suivant une grille de quarante rubriques couvrant tous les champs de la recherche, certaines liées à des disciplines et d’autres plus transversales. Malgré cette hétérogénéité, il semble que le découpage, forcément un peu arbitraire, ait donné globalement satisfaction à la communauté scientifique dans ses diverses composantes.
15Il faut cependant noter que les procédures mises en place pour évaluer les projets les voient confiés à un seul comité de sélection, à qui est laissée la possibilité de recueillir un avis ou des avis d’expert venant d’autres comités. Dans les premiers appels, les projets interdisciplinaires ont fait l’objet d’un traitement supplémentaire, croisant les regards, mais cette façon complémentaire de les évaluer a donné des résultats décevants. Il y a bien entendu la difficulté intrinsèque à ce genre de situations qui tient au fait qu’une proposition particulièrement originale peut nécessiter dans un des champs de connaissances concernés un travail qui n’est pas vraiment à la pointe, la novation principale venant du croisement avec un autre champ disciplinaire, dans lequel le projet est au contraire tout à fait à la pointe. Dans le contexte extrêmement compétitif de l’ERC, l’ajustement des critères de sélection pour de telles situations ne va pas du tout de soi. De plus, comme une partie du budget à distribuer globalement avait été initialement réservée pour des projets de ce type, il n’est pas surprenant que certains comités de sélection aient adopté des tactiques visant à faire entrer dans la catégorie « interdisciplinaire » des projets qui auraient tout à fait pu être financés directement à l’intérieur de l’enveloppe du comité de sélection. On ne peut donc pas affirmer que, à l’expérience, les programmes financés par l’ERC aient marqué une avancée décisive dans la prise en compte de l’interdisciplinarité malgré des intentions affirmées dans ce sens.
16Il y a en fait plusieurs sortes d’interdisciplinarité :
- celle qui provient du fait que, pour un problème précis dans une discipline, les compétences et les outils à mobiliser font appel à d’autres disciplines ; on voit bien dans ce cas que ce qui est déterminant est la capacité de celui ou celle qui porte le projet à savoir identifier des compétences autres que celles qui sont disponibles dans son environnement immédiat ;
- celle qu’exigent des projets requérant, dès leur démarrage, une approche systémique supposant l’implication de spécialistes de plusieurs disciplines ; les sciences du climat en offrent un bel exemple ; le traitement de cette forme requiert bien entendu la constitution d’équipes ayant tout un faisceau de compétences et rassemblant des chercheurs ayant appris à communiquer entre eux de façon approfondie.
17La forme même des projets ERC, construits autour d’une personne, laisse peu de place à la deuxième forme de pluridisciplinarité qui suppose presque nécessairement des équipes plus étendues. Cette constatation est en ligne avec le fait qu’un des obstacles à la pratique étendue de l’interdisciplinarité est l’évaluation, qui a tendance à être faite de façon disciplinaire, et ce d’autant plus que la sélectivité est grande, pour conjurer le risque de donner une reconnaissance rare sans avoir suffisamment de preuves opposables de l’excellence du dossier du candidat ou de la candidate.