1« Le champ que l’on nomme philosophie est aujourd’hui devenu terre d’asile pour ce que j’appellerais des “réfugiés politiques”, des chercheurs qui viennent là pour pouvoir poser des questions directement axées, selon un mode critique, réflexif, historique ou spéculatif, sur un champ de savoir ou de pratique déterminé, mais qui ne peuvent se poser au sein de ce champ. J’ai été, à l’origine, une réfugiée de ce genre, et c’est par surcroît et presque par hasard que j’ai pu également faire l’expérience à laquelle appellent les concepts philosophiques, au sens où “le concept appartient à la philosophie et n’appartient qu’à elle” (G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?). Expérience qui ne répondait pas directement aux questions qui m’avaient fait quitter la chimie, mais qui leur a donné plus d’acuité, les a empêchées de se refermer trop vite, de se satisfaire de solutions de type historique, épistémologique ou critique. Bref, m’a détournée de la question de savoir ce que sont les pratiques dites scientifiques pour m’imposer la question de ce qu’elles peuvent devenir. [...] Mais la philosophe était également là comme réfugiée politique, venant qui plus est d’un autre paysage pratique, celui de la chimie, paysage balisé quant à lui par le contraste entre l’invention expérimentale qui y prévaut et la soumission à une hiérarchie qui réduit la chimie à une forme particulière d’application des lois universelles de la physique. C’est donc peut-être aussi bien la chimiste inachevée que la philosophe apprentie qui ont fait l’expérience de cette “culture du dépaysement”, qui est désormais pour moi, synonyme d’humour de la vérité. »
Article
Auteur
Isabelle Stengers
Cosmopolitiques, t. 1, La guerre des sciences, Paris, La Découverte/Les empêcheurs de penser en rond, 1996, p. 100-101 et 110.
- Mis en ligne sur Cairn.info le 06/03/2014
- https://doi.org/10.4267/2042/51916
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