CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) constitue un laboratoire hors pair pour étudier le rapport entre discipline et interdisciplinarité. Il est en effet divisé en dix instituts disciplinaires qui, selon le site officiel (www.cnrs.fr), se répartissent comme suit :

tableau im1
INSB Institut des sciences biologiques (INSB) INC Institut de chimie (INC) INEE Institut écologie et environnement (INEE) INSHS Institut des sciences humaines et sociales (INSHS) INS2I Institut des sciences de l’information et de leurs interactions (INS2I) INSIS Institut des sciences de l’ingénierie et des systèmes (INSIS) INSMI Institut national des sciences mathématiques et de leurs interactions (INSMI) INP Institut de physique (INP) IN2P3 Institut national de physique nucléaire et de physique des particules (IN2P3) INSU Institut national des sciences de l’Univers (INSU)

2On notera que si chacun des acronymes correspondant aux dix instituts débute par les lettres « IN », seuls trois d’entre (les mathématiques, la physique nucléaire et les sciences de l’univers) bénéficient du label « national », ce qui, bon an mal an, introduit une hiérarchie entre les disciplines.

3En dépit de cette répartition, le CNRS a adopté dès l’origine une dynamique interdisciplinaire, comme l’atteste son champ de compétences qui couvre non seulement les sciences formelles et de la nature, mais aussi les sciences humaines et sociales. Cette largeur de spectre est sans exemple sur le territoire national ou chez les instances de recherche équivalentes à l’étranger, à de rares exceptions près, comme le Fonds national de la recherche scientifique (FNRS) belge (fondé en 1928, 11 ans avant le CNRS). L’investissement du CNRS en faveur de l’interdisciplinarité s’est accru à compter du premier choc pétrolier lorsqu’il s’est agi d’identifier de nouvelles formes d’énergie. En 1975, directeur scientifique pour la physique, Robert Chabbal a ainsi lancé le premier programme interdisciplinaire de recherches (PIR) consacré à l’énergie, puis mis en place le département des sciences pour l’ingénieur (SPI), ancêtre de l’actuel INSIS. Depuis cette date, parallèlement aux 60 PIR qui ont été structurés en sciences de l’ingénieur, sciences de la vie, sciences de l’environnement, sciences sociales ou sciences de la communication, quatre nouveaux départements ont été créés, tous d’origine interdisciplinaire : les sciences de la vie et les sciences de l’univers (à l’origine de l’INSB et de l’INSU) en 1985, puis, en 2009, les sciences de l’environnement (INEE) et des sciences de l’information (INS2I). En septembre 2011, le CNRS s’est en outre doté d’une Mission pour l’interdisciplinarité qui a pour vocation de « conduire une réflexion coordonnée et transversale à l’organisme afin d’assurer la mise en œuvre d’une politique de soutien et de renforcement de l’interdisciplinarité ». Son comité de pilotage est composé des « directeurs adjoints scientifiques en charge de l’interdisciplinarité dans chacun des 10 instituts du CNRS et des représentants des différentes directions et missions fonctionnelles. […] Il accompagne le montage des projets interdisciplinaires ».

4Pour rendre compte de cette double dynamique, disciplinaire et interdisciplinaire, Hermès a adressé un questionnaire à quatre entrées aux 10 instituts destiné à cerner moins une définition scientifique de l’interdisciplinarité que son approche pratique au quotidien. On trouvera ci-joint un condensé raisonné des réponses fournies par l’INEE, l’IN2P3, l’INP, l’INSB, l’INS2I, l’INSIS et l’INSMI (l’INC, l’INSHS et l’INSU n’ayant pas répondu). L’intégralité des réponses est disponible sur le site de l’Institut des sciences de la communication du CNRS (ISCC) (www.iscc.cnrs.fr).

51. À la première question, « Pouvez-vous donner des exemples de réussites et d’échecs en matière d’interdisciplinarité et en présenter les raisons ? », les instituts ont tendance à opposer la dynamique propre de la recherche à la pesanteur de structures.

6Les réussites en matière d’interdisciplinarité tiennent d’abord, selon eux, à la liberté du chercheur. Il s’agit, selon l’ISMI, d’un « phénomène de bottom up et de génération spontanée au niveau individuel », si du moins les chercheurs ont une formation initiale dans un domaine disciplinaire différent de celui où ils interviennent (INSB, exemple de l’étude des cellules par la physique et la biologie). Il faut donc « laisser l’initiative aux chercheurs » et « développer le soutien aux réseaux » (INSMI).

7La coopération interdisciplinaire s’impose naturellement aux instituts dès lors qu’il s’agit de répondre à un enjeu complexe de société, un « sociosystème anthropoconstruit », selon l’INSB. C’est cette logique qui a présidé à la définition de Grand Défis par la Mission pour l’interdisciplinarité, c’est-à-dire de thématiques destinées à « placer le CNRS en position d’acteur de la réflexion nationale et internationale sur les véritables enjeux du futur » (ces Grands Défis sont : Nucléaire, énergie, environnement, déchets, société, grandes masses de données scientifiques, insuffisance perceptive et suppléance personnalisée, nanotechnologies, genre, transition énergétique : ressources, société, environnement, innovations thérapeutiques pour les maladies mentales, instrumentation aux limites).

8L’interdisciplinarité est également portée par la mise en commun des instruments de support à la recherche : « il s’agit d’un vecteur très fort » (IN2P3), « les actions de nature interdisciplinaire étant essentiellement celles qui utilisent nos instruments » (INS2I, exemple de détecteurs et des accélérateurs).

9Il y aurait également une logique de frontière, de contiguïté disciplinaire. Il ne s’agit pas de « faire simplement appel aux compétences de plusieurs communautés » mais de favoriser les « couplages très étroits des phénomènes en jeu, à différentes échelles » (INSIS, exemple de la biomécanique, du biocarburant, des biopiles). L’IN2P3 met en avant la notion « d’interface » disciplinaire comme source d’interdisciplinarité (exemple de la relation « nucléaire – énergie (stockage des déchets, mesure de la radioactivité de l’environnement » ou de la relation « nucléaire santé (rayonnements ionisants, accélérateurs, isotopes pour l’imagerie) ».

10Tous s’accordent en revanche à considérer que « l’interdisciplinarité ne se décrète pas » (INSB, INP) et qu’elle échoue lorsqu’elle ne répond qu’à des motivations institutionnelles. Lorsqu’il est « imposé », un appel d’offres interdisciplinaire ne donne lieu qu’à des « juxtapositions artificielles » (INEE). À titre d’exemple d’interdisciplinarité artificielle, l’INSB donne les « hôtels à projets ».

11Si elle ne se décrète pas, l’interdisciplinarité n’en a pas moins besoin d’être soutenue. Sont principalement cités par les instituts pour leur impact positif : les commissions interdisciplinaire (CID), qui ont « vocation à couvrir un champ de connaissances en émergence ou interdisciplinaire, qui ne l’est pas encore par le découpage thématique des sections », les groupements de recherche (GDR) qui sont des regroupements d’unités relevant ou non du seul CNRS, autour d’un objectif scientifique commun avec une mise en commun totale ou partielle de leurs moyens et la Mission pour l’interdisciplinarité et ses programmes de recherche (projets exploratoires en premier soutien, PEPS).

122. La deuxième question, « L’interdisciplinarité au sein d’un institut ou entre instituts : est-ce la même chose ? » atteste de l’instabilité de la répartition disciplinaire du CNRS. « La notion de discipline est floue », selon l’INSB, car « les instituts couvrent plusieurs disciplines et les disciplines sont traitées par plusieurs instituts » (exemple de l’écologie et des sciences du vivant traités tant par l’INSB que l’INEE). Il peut donc arriver que « la distance entre sujets d’étude au sein d’un institut ne soit pas plus faible que celle entre 2 instituts » (INP). « La problématique de l’interdisciplinarité est entièrement donc orthogonale au découpage nécessaire (pour des raisons managériales) au CNRS en 10 instituts » (INSB).

13Compte tenu de ce rapport ambigu entre disciplines et instituts, ce serait un contresens de considérer toute coopération entre instituts comme de l’interdisciplinarité. « Puisque les instituts du CNRS ne correspondent pas chacun à une seule discipline, l’interdisciplinarité ne peut être réduite à l’interface entre deux ou plusieurs coopérations inter instituts » (INSB). « Il y a des domaines identifiés mais sans frontières scientifiques : mathématiques / physique, chimie / biologie, mais aussi par exemple à l’intérieur de la physique (physique du solide / physique atomique / physique statistique), l’IN2P3 et l’INSU, qui ne correspondent pas à des “disciplines” mais plutôt des modes de vie de communauté » (INP).

14En d’autres termes, dans la mesure où l’interdisciplinarité correspond « d’abord à une perception identitaire des communautés scientifiques », « oui » l’interdisciplinarité au sein d’un institut équivaut à l’interdisciplinarité entre instituts (INEE). On notera toutefois que pour les sciences formelles et de la nature, qui se qualifient volontiers de « sciences dures », les sciences humaines et sociales ont une cohérence propre au titre de laquelle, « une interdisciplinarité intra SHS n’est pas une interdisciplinarité » (INEE).

153. Concernant la question de savoir « Jusqu’à quel point les disciplines constituent-elles un obstacle ou une chance pour l’interdisciplinarité ? », les instituts sont surtout revenus sur les obstacles.

16Les premiers sont d’ordre administratif. « Dans la mesure où il est clair que c’est l’objet de la recherche qui prime, c’est surtout la rigueur budgétaire, les difficultés administratives propres aux instituts (mobilité des ingénieurs – techniciens, examen de dossiers par des experts hors section, pas de retour systématique des demandes des laboratoires pour l’institut secondaire, manque de personnel entraînant un manque de temps pour la concertation, etc.) qui sont les vrais freins » (INP)

17Trois forces contraires à l’interdisciplinarité sont également soulignées : le corporatisme des communautés, le mandarinat (à ne pas confondre avec le « leadership ») et les rigidités liées à l’organisation et aux règles de gestio » (INSMI). À cause d’elles, « le concept d’interdisciplinarité […] et son approche intégratrice, marginale, est régulièrement conteste » (INSIS). « Pour qu’une communauté scientifique se développe, il y a donc une règle absolue : rester ouvert » (INSMI).

18Sont également mis en avant les freins épistémologiques. « La complexification de la science et la limitation de la formation au sein de disciplines et la structuration en communauté sont parfois des freins au développement de la connaissance : voir le clivage entre les astronomes et les physiciens théoriciens dans l’histoire de la relativité générale, voire la difficulté d’utiliser un langage commun entre mathématiciens, physiciens et biologistes » (INP). « Les interfaces entre les sciences de l’information et les sciences humaines et sociales sont clairement un domaine où s’il y a des succès, il reste énormément d’efforts à conduire parce qu’il y a de réelles barrières culturelles entre différentes façons de conduire des recherches » (INEE). En somme, « plus la distance, plus les différences de langage, de concepts sont grandes, plus le mérite interdisciplinaire serait grand » (INSB).

19Or ces barrières épistémologiques ont tendance à perdurer et donc à freiner l’interdisciplinarité. « Quand vient l’heure de l’évaluation des projets et/ou de l’évaluation individuelle par les pairs, souligne l’INSB, se pose souvent la question de la compréhension par l’évaluateur de problématiques qui ne relèvent pas de son domaine disciplinaire. C’est un obstacle majeur ».

204. La question 4, quant à elle, « Quels exemples attestent, selon vous, de l’ouverture progressive de votre discipline à l’interdisciplinarité ? », souligne que l’interdisciplinarité s’apparente plus à une dynamique en perpétuelle évolution qu’à un processus normé. « Les sujets mûrs sortent de toute façon. On ne sait pas bien où ni par qui ni comment ni exactement ce qui va en résulter, mais on a une bonne idée des domaines où les choses vont bouger » (INSMI). Même si, pour certains, la question « interdisciplinaire » est une invention récent » (INP), la dynamique interdisciplinaire est inscrite dans la recherche elle-même. Pour l’INSIS, « l’ingénierie est par nature interdisciplinaire ». De même pour la biologie qui, « comme science naturelle fut d’abord le fait de chercheurs à la formation universelle (nous dirions maintenant interdisciplinaires) » (INSB). Pour l’INS2I qui met en avant, comme l’INSMI, les interactions de son champ disciplinaire, « depuis l’émergence des sciences de l’information, les préoccupations interdisciplinaires sont indissociables des motivations disciplinaires ». « Se demander si l’interdisciplinarité est une chance pour la physique, c’est comme si on se demandait si compter ou résoudre une équation était une chance pour les mathématiques » (INP).

21Symptomatiquement, le succès de la dynamique interdisciplinaire conduit à renouer avec la logique disciplinaire. « Les astroparticules, souligne l’IN2P3, constituent l’exemple paradigmatique d’un programme à l’origine interdisciplinaire et qui est devenu une discipline en soi ». « La bio-informatique ou la robotique sont plus proches d’une discipline que d’une problématique interdisciplinaire, ce qui est la preuve même du succès » (INS2I). L’INSB use même du concept de « discipline interdisciplinaire » en évoquant la biologie cellulaire, « tant ce champ de la biologie bénéficie d’approches interdisciplinaires fécondes entre physiciens et biologistes, qui s’oppose en l’occurrence à la notion de discipline pure, c’est-à-dire non hybride depuis longtemps » (INEE).

22En conclusion, tous les instituts qui ont répondu au questionnaire soulignent l’enjeu essentiel que représente l’interdisciplinarité. Elle est la caractéristique même d’une science vivante et d’une recherche à l’affût de « convergence fécondes » (INEE). Elle a encore des « territoires exotiques à explorer », pour reprendre la formule de l’INSMI qui cite les recherches entreprises sur les rapports entre « sciences de l’information et musique ». Au fond, « il n’y a pas de recherche disciplinaire versus la recherche interdisciplinaire ; il y a bien de la bonne et de la mauvaise recherche » qui intègre l’interdisciplinarité (INSMI). Sans oublier, économie de la connaissance oblige, que l’interdisciplinarité constitue aussi pour le CNRS « un moyen de se distinguer » par rapport aux autres centres de recherche, comme le souligne l’IN2P3.

Français

La pratique de l’interdisicplinarit est un des caractéristiques du CNRS qui s’intéresse à l’ensemble des champs scientifiques, qu’il s’agisse des sciences formelles, de la nature ou humaines et sociales. Pour rendre compte de cette pratique, Hermès a posé les 4 questions suivantes aux 10 instituts du CNRS : 1. Pouvez-vous donner des exemples de réussites et d’échecs en matière d’interdisciplinarité et en présenter les raisons ? 2. L’interdisciplinarité au sein d’un Institut ou entre Instituts : est-ce la même chose ? 3. Jusqu’à quel point les disciplines constituent-elles un obstacle ou une chance pour l’interdisciplinarité ? 4. Quels exemples attestent, selon vous, de l’ouverture progressive de votre discipline à l’interdisciplinarité ?

Mots-clés

  • CNRS
  • instituts
  • mission pour l’interdisciplinarité
  • champ disciplinaire
  • recherche interdisciplinaire
  • liberté du chercheur
  • contiguïté disciplinaire
  • perception identitaire des communautés scientifiques
  • divergences épistémologies entre chercheurs
  • notion de « discipline interdisciplinaire »
Mis en ligne sur Cairn.info le 06/03/2014
https://doi.org/10.4267/2042/51913
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour CNRS Éditions © CNRS Éditions. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...