1Le 4 juillet 2012, l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire (CERN) annonçait la découverte d’« une nouvelle particule fondamentale dont les caractéristiques sont compatibles avec celles du boson de Higgs, recherché depuis longtemps [1] ». La découverte fit la une des journaux et connut une postérité médiatique inédite pour un résultat scientifique. Pour en arriver à ce résultat, couronnement du « modèle standard » élaboré depuis quarante ans par la communauté des physiciens des particules, il aura fallu une entreprise exceptionnelle, de celles auxquelles seule la big science ose encore s’attaquer. Pour déterminer que ledit boson de Higgs existe et possède une masse d’environ 125 GeV [2], combien d’efforts, combien de ressources, combien de détermination politique aura-t-il fallu ? Pour observer les traces élusives de cette particule dont la durée de vie n’excède pas le milliardième de milliardième de seconde, combien d’astuces technologiques, de mécanismes habiles, d’ordinateurs ultrarapides ? Pour traquer ce phénomène à la probabilité d’occurrence si faible, combien de milliards de simulations accumulés, combien de péta-octets de données analysés, combien de centaines d’algorithmes optimisés ?
2Dans le cadre de la présente contribution, décrire dans toute sa complétude un sujet aussi vaste relèverait de la gageure [3]. Il s’agit seulement de savoir si le terme même de complétude est approprié : le domaine de la physique est-il le seul à être impliqué ? La réponse est évidemment négative. C’est toute une ingénierie qui est mobilisée pour élaborer et construire les accélérateurs géants comme le LHC (Large Hadron Collider) et les détecteurs particulièrement complexes comme ATLAS et CMS dont les physiciens ont besoin pour étudier ces constituants ultimes de la matière. Or, puisque d’autres disciplines ont contribué à l’aventure et à son succès ultime, selon quels processus leurs apports s’articulent-ils ?
3Nous partons d’une exigence fonctionnelle issue de la première discipline, la physique des particules, dans sa quête du boson de Higgs. Dans notre petit bestiaire annoncé, le Higgs sera le premier « animalcule », une particule fondamentale prédite en 1964 et dont l’importance est cruciale à la fois pour expliquer le mécanisme à l’origine de la masse et pour espérer observer la matière sombre de l’univers : à l’articulation interdisciplinaire de la physique des particules et de l’astrophysique. Mieux qu’un chapeau mexicain [4], c’est la chauve-souris qui incarnera l’intérêt et les limites des activités interdisciplinaires dans lesquelles différentes branches d’ingénierie mettent leurs capacités techniques au service de la physique. L’éléphant, troisième animal, nous fournira la métaphore d’une perspective systémique et complexe, comme le relevait déjà Le quark et le jaguar (Gell-Mann, 1995) : dépasser de simples espaces d’échange bilatéraux entre disciplines, pour constituer un véritable réseau dynamique qui transcende les disciplines. Bref, un réseau trans(cen)disciplinaire.
De chauve-souris…
4Dans la big science, les catégories classiques de théorie et d’expérience ne peuvent se concevoir indépendamment de l’instrumentation, donc de l’ingénierie. Ce qui expliquera incidemment pourquoi, ingénieur mécanicien, l’auteur de ces lignes œuvre dans le monde de la physique des particules, ainsi que des milliers d’autres collègues électroniciens, cryogénistes, informaticiens, financiers, techniciens, administratifs et autres, grandes et petites gens dont le rôle est trop souvent passé sous silence alors qu’il est justement essentiel : c’est la triade théoricien/ expérimentateur/instrumentateur qu’il faut aujourd’hui considérer.
5Prenons un jeune ingénieur, plongeons-le dans ce milieu de la physique des particules, et demandons-lui d’intégrer ledit détecteur ATLAS, c’est-à-dire de garantir l’assemblage en trois dimensions des dizaines de systèmes constitués de centaines de composants et de millions de canaux de détection de haute précision. En tant qu’ingénieur en charge de l’intégration, il m’a fallu imaginer et mettre en place une approche de la gestion des volumes et des interfaces : le concept d’enveloppe formalise les portions d’espaces attribuées à chaque système, aux éléments communs, et aux marges nécessaires pour absorber les tolérances de fabrication et d’assemblage et les fluctuations en service. Or ce concept d’enveloppe devait être partagé par toute la communauté du projet, dénommée « collaboration » : des dizaines d’équipes du monde entier, aux pratiques, aux motivations et aux cultures très diverses (Nicquevert, 2010). J’ai ainsi appris que toute question technique est intrinsèquement doublée d’une dimension sociale : l’activité de l’ingénierie est socio-technique dans son essence même, elle traverse la frontière traditionnelle (et artificielle) entre les sciences dites « dures » et les sciences dites humaines. Premières confrontations avec l’interdisciplinarité, il faut amener des métiers différents à collaborer, des communautés de pratiques (Wenger, 1999) à échanger. « Pour mettre un savoir au clair, il faut le désensacher, il faut l’étaler, il faut le partager avec autrui, il faut le discuter. » (Bachelard, 1949)
6Pour analyser cette collaboration, le concept de trading zone issu de l’anthropologie est précieux. C’est cette overlap area, cette aire de recouvrement (Galison, 1997) entre deux disciplines, autrement dit « le domaine – en partie symbolique et en partie spatial – dans lequel se déroule la coordination locale entre les croyances et l’action ». Les frontières entre les sous-cultures respectives des théoriciens, des expérimentateurs et des fabricants d’instruments constituent des domaines dans lesquels la collaboration est possible : « Dans le contexte local de la zone d’échange, malgré les différences de classification, de signification et de normes de démonstration, les deux groupes peuvent collaborer. Ils peuvent parvenir à un consensus sur la procédure d’échange. » Ces espaces d’échanges se rapprochent des cadres de coopération (Boujut et Laureillard, 2002) introduits en conception collaborative. Ils sont le creuset de la création d’une interlaced knowledge, « connaissance entrelacée » (Türtscher et al., 2011). Dans notre cas, l’enveloppe géométrique introduite pour définir l’espace attribué à chaque sous-système du détecteur est ainsi à la fois un objet intermédiaire (Jeantet, 1998), porteur des dynamiques de négociation et de confrontation de points de vue, et un véritable outil de gestion. Une fois validée, l’enveloppe devient un objet-frontière (Star, 2010) : « Les objets-frontière sont un arrangement qui permet à différents groupes de travailler ensemble sans consensus préalable. […] Le mot [frontière] est utilisé pour désigner un espace partagé, le lieu précis où le sens de l’ici et du là-bas se rejoignent. Ces objets communs constituent des frontières entre groupes grâce à la flexibilité [interprétative] et à la structure partagée ; ils sont des ingrédients de l’action. » C’est à partir de là qu’intervient la figure de l’acteur d’interface, celui qui est en mesure d’introduire des éléments d’une pratique à l’intérieur d’une autre, à rapprocher du broker de Wenger.
7Tous ces concepts (n’)opèrent essentiellement (qu’) à l’articulation entre deux disciplines, autrement dit à l’inter-discipline. Les exemples historiques montrent alors que le rapprochement interdisciplinaire participe de l’un des modes suivants : soit une discipline reste ancillaire, au service d’une autre désignée « reine » ; soit ce rapprochement demeure un lieu d’échange local entre deux disciplines bien établies, à forte identité, et qui tiennent à rester distinctes ; soit on assiste à la naissance… d’une nouvelle discipline, dont le premier élan consistera à prendre ses distances avec les disciplines dont elle est issue afin d’affirmer son identité propre. Au fil des décennies, c’est donc à un morcellement et à une « désunification » des sciences (Galison et Stump, 1996) qu’on assiste. L’acteur d’interface, ce passeur entre deux disciplines, louvoie alors pour affirmer sa double compétence, telle la chauve-souris de la fable [5]. À l’un, il doit rétorquer : « Moi souris ! Je suis oiseau : voyez mes ailes », tandis qu’à l’autre, il réplique : « Qui fait l’oiseau ? C’est le plumage. Je suis souris : vivent les rats ! »
… et d’éléphants
8C’est en dirigeant le projet des pieds supports de l’expérience ATLAS que la complexité de l’ingénierie en physique des particules m’est apparue pleinement : contraintes scientifiques – ne pas perturber les trajectoires des particules pour ne pas laisser échapper le fameux boson de Higgs – et techniques – résister aux efforts magnétiques et mécaniques avec des marges d’espace réduites – se trouvaient mêlées à des contraintes organisationnelles – physiciens et ingénieurs ne parlent pas le même langage et ne possèdent pas la même culture – et géopolitiques : les pieds constituaient en effet une contribution en nature de la Russie au projet ATLAS (Nicquevert et al., 2011). Une approche systémique s’imposait alors : impossible de comprendre chaque dimension sans intégrer simultanément chacune des autres dans la dynamique du processus collaboratif de conception, d’intégration et de réalisation.
9Une parabole illustre une manière de dépasser les limites de l’interdiscipline, fût-elle multiple. Ce conte d’origine indienne [6] décrit des aveugles se retrouvant autour d’un éléphant. Le premier s’approche et, touchant l’éléphant, déclare : « cela ressemble à un mur » ; le second dit de ses défenses qu’elles sont « comme une lance », le troisième de sa trompe qu’elle est « comme un serpent », le quatrième de sa queue qu’elle est « comme une corde », le cinquième de ses oreilles qu’elles sont « comme un éventail » et le dernier, caressant sa patte, la décrit « comme un arbre ». Chaque discipline a ainsi tendance à ne saisir qu’une petite partie de la réalité, et à partir de cette compréhension partielle et parcellaire (voire partiale), extrapole vers la constitution globale du tout, chacun affirmant détenir la vérité. « Chacun d’eux propose une interprétation logique, mais leurs perceptions sont biaisées par leur impossibilité à établir une compréhension holistique (intégrale) de ce à quoi ils font face » (Chamberlain, 2010). C’est le risque de la décomposition disciplinaire : que soit perdue dans l’opération la compréhension globale du système, précisément par manque de liens d’interfaces qui assurent la continuité dudit système. Faire l’éloge des frontières disciplinaires n’a donc de pertinence que dans une perspective d’ouverture systémique, seule à même d’appréhender le réel. Comme s’en amusait Rostand, « les théories passent, la grenouille reste ».
10Dans le but de comprendre et d’instrumenter un « agir ? penser » (Le Moigne, 2010) simultané et complexe de chaque discipline, il convient d’élaborer un modèle plus évolué de l’acteur d’interface. C’est ce à quoi nous nous sommes attachés (Nicquevert et Boujut, 2013) en exploitant différents principes issus de la littérature de la complexité (Morin, 2008) : principes dialogique (dépassement de tensions complémentaires et antagonistes), hologrammique (la partie contient aussi le tout) et d’autoéco-organisation (émergence de processus) [7]. Ce modèle transactionnel rend compte de l’un des facteurs-clé de la réussite des collaborations de physique : leur mode de gestion original a favorisé la contribution non concurrentielle d’entités internationales aux cultures si diverses, qu’il faut savoir faire dialoguer. Un tel mode, favorisant l’émergence de zones d’autonomie coordonnées, est complémentaire de la gestion de projet classique, centrée sur la tâche, dont l’acteur est un simple attribut. S’y trouvent embrassées les quatre modalités systémiques : organisationnelle, géopolitique, technique et scientifique. Il inspire la gouvernance des programmes de recherche du futur, et au-delà, tout le champ du management.
11Voletant sur les ailes de la chauve-souris depuis le Higgs du LHC jusqu’à l’éléphant du conte, toute une dynamique d’ouverture à la complexité est suggérée. Isolée, la physique des particules n’aurait jamais découvert ce boson. Elle a entamé des relations interdisciplinaires avec de nombreux champs, auxquels elle a longtemps imposé son programme. Or c’est l’approche systémique de l’éléphant qui a fini par s’imposer, souvent inconsciemment, aux acteurs des projets. Chaque discipline, plutôt que d’entrer dans la spirale peu vertueuse de l’inter-in-discipline, s’est transcendée dans la constitution d’un réseau [8], au sein d’une entreprise qui les dépasse toutes sans les inclure, et qui s’auto-organise en agrégeant les contributions dynamiques et récursives de chacune.
12J’ai plus haut introduit l’idée de trans(cen)discipline : j’imagine l’avenir de la science dans le développement de tels réseaux polycentriques complexes.
Notes
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[1]
Cern, « Les expériences du CERN observent une particule dont les caractéristiques sont compatibles avec celles du boson de Higgs tant attendu », communiqué de presse, 4 juil. 2012.
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[2]
Voir l’article de synthèse de la Collaboration ATLAS (Aad et al., 2012).
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[3]
Pour un exposé plus détaillé, voir par exemple Carroll, 2013.
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[4]
Allusion au titre de Cohen-Tannoudji et Spiro, 2013.
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[5]
Jean de La Fontaine, La chauve-souris et les deux belettes.
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[6]
« The Blind Men and the Elephant », The Poems of John Godfrey Saxe, Boston, Ticknor and Fields, 1868, p. 259-261.
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[7]
Voir en particulier le n° 60 d’Hermès consacré à Edgar Morin (2011).
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[8]
C’est sans doute l’invention du Web, précisément créé au CERN en 1989 pour mettre en temps réel à disposition de l’ensemble de la communauté des physiciens les résultats des expériences du LHC, qui illustre le mieux cette mise en réseau complexe.