1Hermès : Vous avez créé il y a trente ans le Centre de recherche en épistémologie appliquée (Crea). Son objet de recherche privilégié a consisté dans les problématiques des sciences cognitives. Est-ce donc cet objet qui a favorisé la pratique de l’interdisciplinarité ou est-ce la résolution de mettre en dialogue les sciences dites exactes et les sciences humaines et sociales qui a permis la rencontre avec les sciences cognitives ?
2Jean-Pierre Dupuy : Le Crea a certes été le berceau des sciences cognitives en France, mais il n’a pas été que cela. Dès sa création en 1982, la philosophie sociale, économique, morale et politique y a été présente. Pour ne citer que deux exemples, c’est au Crea que les premières recherches sur la Théorie de la justice de John Rawls se sont développées et ont abouti à la publication de sa version française. C’est par ailleurs la critique des fondements de l’économie politique que nous avons faite à la lumière de l’anthropologie de René Girard qui a permis la naissance de cette nouvelle approche de l’économie que nous avons appelée l’économie des conventions.
3L’interdisciplinarité au Crea, ce fut au départ le reflet de la diversité de mes intérêts. J’ai reçu une formation scientifique, où les mathématiques dominaient tout le reste, mais les affaires humaines m’intéressaient encore plus que la physique quantique. Elles me paraissaient beaucoup plus complexes ! L’étude de la théorie économique et celle des sciences cognitives furent pour moi le passage entre ma formation et mes inclinations.
4C’est le philosophe des sciences Jean Ullmo, qui fut mon professeur à l’École polytechnique, qui a encouragé Jean-Marie Domenach et moi-même à créer le centre. Lui-même avait fait le passage dont je parle : physicien de formation, il est devenu économiste – c’est lui qui a introduit l’enseignement de l’économie à l’X –, mais toujours avec la distance critique du philosophe. Je peux dire que ce fut mon modèle.
5Un centre de recherches philosophiques rattaché au département des humanités et sciences sociales de l’École polytechnique se devait, pour être accepté par l’X, de garder quelque chose de l’esprit mathématique. J’appelle ainsi l’appréhension de la réalité au moyen de la modélisation. Or, tant la théorie économique (pour ce qui est de la société) que les sciences cognitives (pour ce qui est de l’esprit) répondaient à ce critère. Au moins au départ, l’interdisciplinarité au Crea a eu la structure dite de « cause commune » : moins une transversalité qu’une forme en étoile avec, au centre de l’étoile, la modélisation.
6L’un de nos premiers séminaires publics s’est intitulé : « Modèles formels de la philosophie sociale et politique ». Nous y mettions en équations (je plaisante) de grandes œuvres – Hobbes, Rousseau, Smith, Tocqueville, Marx, Walras, Keynes –, ce qui nous permettait de les comparer, de repérer leurs similitudes et leurs divergences, d’une manière originale. Ce séminaire fut très couru. Et pourtant, la philosophie française est rétive à la notion de modèle. Elle lui préfère le système. Le système est clos sur lui-même, il est incommensurable. Le modèle incite au contraire aux rapprochements et aux synthèses.
7Hermès : Le modèle de la cybernétique tel que les conférences Macy l’ont rendu exemplaire a-t-il servi d’orientation régulatrice au Crea ?
8J.-P. D. : Avant de répondre à votre question, je voudrais introduire la notion d’échec productif appliquée aux programmes de recherche. Un échec productif est un échec par rapport à un projet de maîtrise – par exemple, une stratégie d’interdisciplinarité. Il peut être productif si la maîtrise visée rate, laissant place à des rencontres inattendues, à du « hasard organisateur », pour parler comme notre ami Henri Atlan dont l’esprit a tant soufflé sur l’essor du Crea. Je crois que tant l’histoire de la cybernétique que celle du Crea constituent, à des échelles évidemment très différentes, des exemples d’échec productif. J’ai beaucoup travaillé sur l’histoire philosophique de la cybernétique, que je tiens pour la matrice des sciences cognitives actuelles (Dupuy, 1994 ; 2000 ; 2009). Je conclus à l’échec du projet cybernétique tel qu’il fut concocté dans les années 1940 par de grands savants comme John von Neumann, Warren McCulloch, Norbert Wiener, Claude Shannon, Walter Pitts et bien d’autres. Ils entendaient construire une science de l’esprit en partant de concepts jusque-là ignorés des sciences de la matière : la téléologie, l’information, la causalité circulaire, le feedback, etc. Leur ambition était grande et l’on peut dire qu’ils entendaient pratiquer l’interdisciplinarité, puisqu’ils se mêlaient de biologie, de psychologie et même de psychanalyse, de sociologie, d’anthropologie, de statistique, de théorie de la décision, etc. Mais ces disciplines établies étaient pour eux moins des interlocuteurs avec qui établir un dialogue que des territoires à conquérir.
9La cybernétique a voulu être interdisciplinaire à soi tout seul : un joli paradoxe. Elle n’est entrée en relation qu’avec des projections d’elle-même. Elle se trouve aujourd’hui bien oubliée ou bien mal-aimée, injustement. Mais les sciences cognitives sont là qui, encore plus sûres d’elles-mêmes, projettent à leur tour de reconstruire la science de l’homme en faisant table rase de tout ce qui s’est pensé jusqu’à elles.
10Nul ne peut cependant nier le lien de parenté entre le projet cybernétique et les nombreuses entreprises scientifiques et philosophiques révolutionnaires qui lui ont succédé, parfois en se recommandant de son nom, souvent en préférant le taire, de la théorie générale des systèmes aux sciences cognitives en passant par la biologie moléculaire. Que ces entreprises aient parfois affirmé leur identité contre la cybernétique ne saurait faire oublier qu’elles doivent en définitive la vie à son projet de départ.
11Je ne sais pas s’il y a eu un projet unitaire aussi ambitieux à l’origine du Crea, mais le fait est qu’il a été mis en œuvre dans le plus grand désordre, au gré des idiosyncrasies de ses groupes et sous-groupes. J’aurais bien voulu introduire plus de cohérence mais, dieu merci, je n’y suis pas parvenu. Je n’ai pas réussi par exemple à faire que travaillent ensemble les psychologues du raisonnement et les économistes de la rationalité. Quel gâchis ! C’est cependant de ce désordre que sont nées de grandes, parfois de très grandes choses.
12Hermès : Les théories de l’auto-organisation, puis la modélisation de la complexité, sont devenues des objets de recherche privilégiés au cours du développement du Crea. Avec le recul, vous semble-t-il que ces objets ont accrédité l’interdisciplinarité auprès des deux tutelles du Crea que furent le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et l’École polytechnique ?
13J.-P. D. : Alors que naissaient de la cybernétique l’intelligence artificielle et les sciences cognitives, lesquelles allaient refuser de reconnaître leur génitrice, un autre rejeton voyait le jour sous le nom de seconde cybernétique, ou cybernétique du second ordre. Le cybernéticien américain d’origine viennoise, Heinz von Foerster, qui aura influencé plus d’un intellectuel français de renom, en fut l’instigateur, bientôt rejoint par Ross Ashby, Gordon Pask, Humberto Maturana et bien d’autres. C’est ce courant de pensée qui a développé la théorie des systèmes complexes à auto-organisation. Deux biologistes allaient l’introduire en France : Henri Atlan, déjà cité, et le neurophysiologiste chilien Francisco Varela. L’un et l’autre ont joué un rôle essentiel dans la naissance et l’essor du Crea. En témoigne leur participation décisive au colloque de Cerisy de l’été 1981, intitulé L’Auto-organisation : de la physique au politique, d’où devaient naître plusieurs institutions, dont le Crea.
14Le titre même du colloque en marquait l’ambition interdisciplinaire. Mais cette ambition reproduisait à nouveaux frais celle de la première cybernétique. Un paradigme très général et très abstrait – formé autour de nouvelles notions formelles comme l’ordre (la complexité) à partir du bruit (des fluctuations) – prétendait une fois de plus faire de l’interdisciplinarité à soi tout seul. Certaines disciplines établies, comme la théorie économique du marché, pouvaient à bon droit faire valoir qu’elles n’avaient pas attendu le « nouveau paradigme » pour penser un ordre spontané, auto-constitué et autorégulé. Bref, cela ne prit pas vraiment.
15Trente ans plus tard, où en sommes-nous ? Les idées d’auto-organisation et de complexité sont florissantes, mais elles ont éclos séparément dans de nombreux jardins – la biologie théorique, fatiguée de traîner la métaphore du « programme » génétique, la physique des systèmes désordonnés, de nouvelles théories du marché qui se sont débarrassées de l’hypothèse encombrante du commissaire-priseur walrasien, la géographie, etc. De sorte que, d’interdisciplinarité, il n’y a pas ou plus. Peut-être que sans le méta-paradigme de la seconde cybernétique, les choses se seraient passées différemment ? J’en doute. L’histoire des idées est pleine de malentendus, de rendez-vous manqués et surtout d’ingratitude.
16Hermès : Vous figurez depuis longtemps comme un chercheur atypique. Tantôt économiste, tantôt philosophe, tantôt historien des idées, la diversité des disciplines dans lesquelles on vous range est-elle un atout ou bien un handicap pour vous ? Accepteriez-vous que l’on vous qualifie de chercheur « indiscipliné » et comment, en ce cas, formuleriez-vous les avantages épistémologiques de votre situation ?
17J.-P. D. : Je ne me suis jamais posé ce genre de questions. Je n’ai eu qu’un guide dans ma vie intellectuelle : ne pas m’ennuyer. Et je crois y avoir réussi. Le reste n’a pas d’importance.