CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Hermès : L’interdisciplinarité vous paraît-elle encore devoir faire l’objet d’un combat au sein de l’université et des organismes de recherche ?

2Bernadette Bensaude-Vincent : L’interdisciplinarité est de règle aujourd’hui dans la plupart des recherches scientifiques. Elle a été activement promue dans bien des pays au lendemain de la Seconde Guerre mondiale sur le modèle du projet Manhattan. L’interdisciplinarité s’impose dans la recherche sur projets, qu’ils soient militaro-industriels comme dans les années 1960 ou plutôt en prise sur la compétition économique comme c’est le cas aujourd’hui. Cette nouvelle organisation de la recherche – alimentée par des financements sur projets plutôt que par des financements récurrents et souvent finalisée par des objectifs économiques ou sociaux – bouscule les structures universitaires traditionnelles et la vie même des laboratoires. Néanmoins, il ne faudrait pas conclure que ce nouveau régime de savoir conduit fatalement à la mort des disciplines.

3D’une part, suivant les pays, les structures disciplinaires sont plus ou moins résilientes. Le contraste entre l’émergence d’un nouveau champ interdisciplinaire – la science et le génie des matériaux – aux États-Unis dans les années 1960 et la situation européenne l’illustre. Malgré l’emprise considérable des États-Unis sur la recherche européenne dans cette période, les départements ou programmes de sciences des matériaux en Europe n’ont jamais supplanté les cloisons disciplinaires. C’est ainsi que les recherches sur les solides à conduction ionique par exemple, développées dans les départements de matériaux aux États-Unis, ont donné lieu en France à l’émergence de la chimie du solide. Bref, le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) a favorisé la création d’une sous-discipline sans remettre en cause l’organisation des départements.

4Hermès : Votre formation première d’historienne et de philosophe de la chimie vous dispose-t-elle particulièrement à défendre l’interdisciplinarité ? Serait-ce que la chimie est propice à déborder l’enfermement disciplinaire ?

5B. B.-V. : La chimie se caractérise en effet par le fait qu’elle n’a pas de territoire assigné : depuis des siècles, elle est concernée par les « trois règnes », minéral, végétal, animal. Elle a longtemps été considérée (et reste) une science de service pour la médecine, la pharmacie, etc. Et elle intervient dans toutes sortes d’industries : depuis le nucléaire jusqu’à l’électronique en passant par la métallurgie et les verres. Il n’empêche que les chimistes, même dispersés, tiennent à leur identité disciplinaire et proclament leur attachement à leur communauté d’origine. Il semble donc que la formation disciplinaire maintienne un sentiment d’affiliation qui se traduit dans une sorte d’économie morale.

6Hermès : Votre intérêt actuel pour la biologie de synthèse a-t-il à voir avec votre propension à l’interdisciplinarité ?

7B. B.-V. : Mon intérêt actuel pour la biologie de synthèse procède plutôt d’un penchant à suivre les chimistes dans les diverses niches où ils trouvent à exercer leur métier : dans la science des matériaux, dans les nanotechnologies et, aujourd’hui, dans la biologie de synthèse où ils poursuivent le vieux rêve de créer la vie en laboratoire.

8Hermès : Vous avez dirigé la section 72 du Conseil national des universités (CNU), assez communément perçue comme pluridisciplinaire. Avez-vous le sentiment qu’elle est favorable aux profils atypiques, aux esprits « indisciplinés » ?

9B. B.-V. : La section 72 est indéniablement une section favorable au pluralisme puisqu’elle accueille diverses approches des sciences et des techniques : de l’histoire à la philosophie des sciences comme des techniques, à l’épistémologie, à la logique et à l’éthique ou encore à la muséologie. Cela exige beaucoup d’ouverture et de tolérance de la part de ses membres, qui ont à évaluer des dossiers extrêmement divers. Mais je ne parlerai pas pour autant d’indiscipline car les critères académiques d’évaluation en vigueur sont les mêmes que dans toute autre section du CNU.

Bernadette Bensaude-Vincent
Bernadette Bensaude-Vincent est professeur de philosophie des sciences et des techniques à l’université de Paris 1-Panthéon-Sorbonne et dirige le Centre d’études des techniques, connaissances et pratiques (Cetcopra). Ses thèmes de recherche sont l’histoire et la philosophie de la chimie et des technologies émergentes (nanotechnologies, biologie de synthèse). Elle est l’éditeur d’une douzaine d’ouvrages collectifs, l’auteur de douze livres et d’une centaine d’articles. Elle est aussi membre de l’Institut universitaire de France, de l’Académie des technologies et présidente de Vivagora, une association dédiée à la mise en culture des techniques.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 06/03/2014
https://doi.org/10.4267/2042/51909
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