CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Le processus qui conduit aujourd’hui un champ de pratiques et de réflexions vers sa constitution en discipline est mal connu, de même que les rapports qu’il entretient avec d’autres disciplines par la voie de l’interdisciplinarité. Deux cas seront examinés ici selon une approche empirique. Le premier est celui de l’élaboration de normes et de standards pour l’industrie de la connaissance ; le second, l’évaluation des politiques publiques.

2S’intéresser de nouveau à ce processus est nécessaire pour deux raisons : 1) les cas d’émergence de disciplines potentiels sont nombreux ; 2) le processus actuel diffère-t-il d’autrefois ? De nouveaux champs de réflexions, de questionnements et de pratiques apparaissent, portés par des chercheurs et des professionnels, parfois soutenus par des amateurs bénévoles et par l’opinion publique. Les trente dernières années en ont vu apparaître un bon nombre, liés aux grands problèmes comme, par exemple, le réchauffement de la planète, l’agroalimentaire et les OGM, le développement des outils numériques. Au cours de leur développement, qui se fait fréquemment en dehors des disciplines constituées, empruntant des outils à diverses disciplines, ces champs de pratiques scientifiques utilisent des concepts spécifiques et des méthodologies qui souvent leur sont propres et ont tendance à s’organiser. Cette organisation se manifeste par des associations, par des congrès, par des publications et de plus en plus par des échanges sur les réseaux numériques. Cette évolution, qui n’est pas régie par une politique scientifique, procède par à-coups. Deux cas limites méritent d’être considérés : la création d’une discipline par décret, pourrait-on dire et, à l’opposé, la non-création.

La construction d’une discipline

3Les créations par coup de force d’une nouvelle discipline sont rares. Un cas d’école fut celui de l’informatique, longtemps considérée comme un champ d’application des mathématiques, position soutenue notamment par Jean Kuntzmann (1969), directeur fondateur de l’Institut de mathématiques appliquées de Grenoble. La publication en 1970 par Jacques Arsac de La Science informatique lui a prêté au contraire un statut de discipline de plein droit. Arsac raisonne ainsi : « Partout où il y a des phénomènes, il y a une science pour les décrire et les expliquer. Ainsi la réponse la plus simple à la question : “Qu’est-ce que la botanique ?” – La botanique est l’étude des plantes ». Arsac considère que l’informatique n’a pas le même statut que la botanique car elle couvre un champ beaucoup plus vaste que l’étude des ordinateurs, avec un statut de discipline de plein droit. L’équivalent de la botanique est ici ce qu’il appelle la science des ordinateurs. Définissant l’informatique, il écrit : « C’est la science du traitement rationnel, notamment par des machines automatiques, de l’information, considérée comme le support des connaissances humaines et des communications dans les domaines techniques, économiques et sociaux » (Ibid.).

4Même si cette position ne fit pas totalement l’unanimité, des conséquences organisationnelles en découlèrent. Des instituts de recherche, tels que l’Institut national de recherche en informatique et en automatique (Inria) ou le département ad hoc du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) ont été créés, et la discipline a aujourd’hui pignon sur rue. Les Anglo-Saxons ont intégré le terme informatics à leur panoplie de langage technique.

Un cadrage conceptuel global

5Dans la définition d’Arsac, la science du traitement rationnel de l’information prime, avec ou sans ordinateur. Le cadre conceptuel et fédérateur qui structure la discipline est ainsi posé. Mais tel n’est pas toujours le cas : malgré des cadrages globaux similaires, le champ STS (sciences-techniques-sociétés) n’a pas accédé au statut de discipline. Pourtant, entre 1970 et 2000, nombreux furent les chercheurs qui s’impliquèrent dans ces travaux, organisèrent des congrès et publièrent des études scientifiques. Seuls le Conservatoire national des arts et métiers (Cnam) et le CNRS réussirent à organiser des manifestations, et, pour le Cnam, des enseignements qui laissèrent penser un temps qu’une intégration disciplinaire serait possible. Des chercheurs comme Jean-Jacques Salomon ou Ithiel de Sola Pool ne réussirent cependant pas à convaincre la communauté scientifique d’en faire une discipline. Ce fut la même chose pour l’ethnométhodologie promue par Thierry Gaudin et le groupe éponyme. Plus proche de nous, la médiologie que l’on doit à Régis Debray se trouve également dans cette situation d’incertitude. Il est remarquable de constater qu’aucune discipline existante, de sciences humaines ou de sciences exactes, ne se soit déclarée prête à héberger ce genre de travaux. Proches un temps de ces groupements, les sciences de l’information et de la communication (SIC) ont continué à traiter certaines problématiques qui en relèvent, de même que l’Institut des sciences de la communication du CNRS (ISCC). Jacques Arsac a fourni d’emblée une organisation thématique, en quelque sorte une ossature de référence, contrairement à STS. Dans une certaine mesure, le « carré des connaissances » de Dominique Wolton – dont les pôles sont « expertise et controverses », « industries de la connaissance », « épistémologie comparée » et « relations entre sciences/techniques/sociétés » – rappelle cet impératif d’un cadrage conceptuel global. Nous retiendrons donc comme élément central nécessaire mais non suffisant, le cadrage thématique global qui exerce une fonction d’agrégateur conceptuel, suscitant des adhésions intellectuelles et constituant progressivement un milieu d’accueil par le truchement de collaborations interdisciplinaires. Ce fut le cas pour l’informatique qui trouva très vite des champs d’application dans les sciences humaines, physiques, médicales. Ce le fut aussi pour la galaxie STS qui associa des historiens, des ingénieurs, des sociologues dans des travaux impliquant en tout cas la question de la Technique, pour employer le terme de Martin Heidegger. Mais ce fut une période éphémère.

Le rôle décisif de la Technique

6La Technique joue un rôle décisif dans la construction disciplinaire, sous des aspects divers : facteur d’agrégation ou de répulsion. Revenons sur le blocage de l’évolution de STS vers un ensemble homogène disposant d’une organisation thématique centrale fédératrice et organisatrice. Il n’est pas impossible que le nœud de la résistance réside dans la prise en compte de la Technique dans le cadrage global. Si l’informatique n’a pas de réserve à l’égard de la technique, il n’en va pas de même pour les SHS, qui eurent jusqu’à l’époque actuelle une méfiance affichée à l’égard de celle-ci. Méfiance d’ailleurs partagée par beaucoup et de longue date. Dans son ouvrage sur l’industrie en France au xixe siècle, Bertrand Gille signale l’opposition des industriels français à l’innovation alors que l’Angleterre est dans une dynamique technologique sans à coups (Gilles, 1968). Malgré les efforts des saint-simoniens, la technique, la mécanique, l’industrie sont des valeurs peu motivantes pour une aristocratie toujours attachée à la rente. Malgré les efforts des saint-simoniens et de Napoléon III, l’aristocratie française bouda l’industrie et son évolution. Elle s’en tint à la rente. N’oublions pas qu’à la fin du xixe siècle, la notion de travail est en France péjorative. En Allemagne, c’est tout le contraire : des Krupp, des Thyssen, fondent des dynasties industrielles. En France, seuls à l’époque les saint-simoniens, les frères Pereire, les Rotschild et les Schneider tiennent le flambeau.

7Après le désastre de 1870, les aristocrates se réveillent. L’Université partage elle-même ce dédain. Les notes de Victor Duruy à Napoléon III sur la sclérose du système universitaire français permettent de s’en convaincre. Duruy propose la création d’une université où les professeurs seraient dotés d’une expérience concrète, notamment technique, et où les étudiants, sans exigence de diplômes non plus, travailleraient avec eux pendants trois ans. Cette école existe : il s’agit de l’École pratique des hautes études, fondée en 1869. Ce lourd passé suggère que la défiance des humanités à l’égard de la Technique n’est peut-être pas tout à fait éteinte, ce que tendent à prouver des faits récents.

8En témoignent, par exemple, les publications par l’historien des techniques Bertrand Gille, déjà cité, dont deux ouvrages aux titres éloquents : Les Ingénieurs de la Renaissance en 1964 et Les Mécaniciens grecs, en 1980. L’auteur y corrige l’image de l’histoire de ces deux périodes, où la Technique avait été passée sous silence par les historiens. Dans le second, il rappelle aux contemplateurs des philosophes grecs que la Grèce fut un des grands artisans de la Technique (et notamment de la poliorcétique, la science des assiègements) et de ses agencements, et qu’elle découvrit et instrumenta l’effet rétroactif dans un système, constatable encore aujourd’hui dans certaines formes de clepsydres. Gille et son collègue américain Otto Mayr furent seuls pendant longtemps à défendre cette définition augmentée de la culture grecque. Peu de chercheurs français remarquèrent que Gille, l’inventeur de la notion de « système technique », avait travaillé au Massachusetts Institute of Technology (MIT) avec Jay Forrester sur le contrôle des systèmes. Pourtant, cette information était connue, publiée, par exemple, dans Culture technique. C’est là une forme active d’interdisciplinarité entre l’histoire des techniques et la théorie des systèmes. Mais certains esprits éclairés déclarent encore que « culture technique » est un oxymore.

Un processus de cristallisation

9Cette métaphore que j’emprunte à la chimie désigne la succession d’opérations qui aboutissent à la réalisation d’un produit totalement pur. C’est là le genre d’opération qu’effectuent les laboratoires pour construire et mettre à jour une discipline. Le travail se fait par expérience, par contrépreuves, par discussions des résultats, par controverses, au sein de cadres convenus qui servent de référentiels communs. Ces derniers ont connu au préalable le même genre de débats et de discussions. Cela suppose une communauté scientifique constituée, qui gère le processus et qui, en même temps, sert de mémoire des résultats accumulés.

Une bibliographie de référence

10Toute discipline dispose d’une bibliographie raisonnée en concordance avec l’architecture thématique globale. Si l’informatique a rangé ses productions dans des bases de données, il n’y a pas de bibliographie de référence pour STS. Il n’existe pas de lieu où l’on puisse consulter l’ensemble des revues de la haute époque : Les Cahiers STS, Culture technique, Impascience, etc., pas plus que les ouvrages fondamentaux. En dehors de l’incommodité, cet éparpillement n’incite pas à la construction d’une vision de l’acquis d’ensemble et perturbe la cristallisation.

Des contacts internationaux

11Pour l’informatique, la question ne se pose pas de leur existence. Pour STS, il y en eut de nombreux sous la forme, notamment, de congrès.

12Au terme de cette première partie, retenons comme éléments intervenant dans la genèse d’une discipline : 1) un objet fédérateur qui suggère un cadrage conceptuel global et exerce une fonction d’agrégation, c’est-à-dire de rapprochement de chercheurs attirés par cet objet et, corollairement, l’instauration de collaborations interdisciplinaires. N’oublions pas non plus des chercheurs indisciplinaires, contents de trouver un milieu d’accueil qui leur convienne. (La revue Culture Technique a ainsi attiré pendant les vingt ans de son existence un grand nombre d’ingénieurs et de professionnels. Ils sont maintenant dispersés) ; 2) Un travail de cristallisation qui permette progressivement de voir émerger les caractères spécifiques d’une éventuelle discipline ; 3) une acceptation de la question de la Technique ; 4) une bibliographie d’ensemble raisonnée ; 5) des relations internationales. Examinons maintenant ce qu’il en est dans les deux disciplines potentielles retenues : la normalisation et l’évaluation de l’action publique.

L’élaboration de normes et de standards (normalisation)

13L’origine de cette activité réside dans la nécessité de réguler le transport, sur les réseaux de télécommunications, de logiciels et de données pour que celui qui y recourt acquiert ou teste des connaissances, que ce soit par des enseignements en ligne ou pour évaluer ses compétences (activité à ne pas confondre avec celle des politiques publiques dont il sera question plus loin). Pour que logiciels et données circulent, cela suppose que l’on définisse des formats et des codages communs pour la présentation des textes et des images. Il faut pour cela que ces informations puissent passer d’un ordinateur à un autre, ou à plusieurs autres, en transitant par de multiples serveurs. Des outils doivent donc être construits pour le permettre. Un élément important est l’élaboration d’un dispositif cohérent de rubriques homogènes (appelées métadonnées) permettant à tout utilisateur de se repérer dans la masse de données qui lui est fournie à sa demande : un cours, une bibliographie, des tests de connaissance, etc. On voit là le rôle des sciences de l’information. De tels outils doivent faire l’objet d’un consensus international, sinon ils ne peuvent pas servir. La dimension de collaboration internationale s’impose a priori. Elle se pratique dans des comités d’experts qui se réunissent régulièrement sous l’égide de grandes organisations, telles que l’Organisation internationale de normalisation (ISO), et aboutissent par délibérations et votes à un consensus sur l’ensemble retenu. Dès lors, cet ensemble de règles prend le statut de norme et peut être activé. Si Internet fonctionne, par exemple, c’est que depuis l’origine, il repose sur deux normes : HTML et TCP/IP. Enfin, tous les travaux constitutifs de l’élaboration de la norme, des débats à son sujet, font l’objet d’une scrupuleuse bibliographie.

Une évolution progressive vers les sciences humaines et sociales

14Depuis une douzaine d’années, la nature du travail de normalisation s’est sensiblement modifiée. Au départ, c’était le domaine réservé des ingénieurs et des universitaires informaticiens. Puis, des chercheurs en communication, en information, en psychologie de l’apprentissage, en sociologie du travail et aussi des représentants des utilisateurs s’y sont progressivement associés. Ce milieu a opéré un rapprochement entre diverses sciences humaines et la technique digitale pour créer des notions véritablement hybrides, telles que les normes et standards numériques. Il s’agit là d’un vrai travail d’interdisciplinarité.

15De ce travail a résulté – ce que nous avons noté précédemment – l’enrichissement d’une architecture thématique globale du champ d’activité par des notions résultant de collaborations interdisciplinaires. Des exemples de manifestations en sont :

  • le recueil de bonnes pratiques, qui suppose une observation des usages et des logiques d’usage ;
  • le profil d’application, qui est le modèle que construit un utilisateur déterminé en fonction de ses besoins propres. Le ministère français de l’Éducation nationale, par exemple ;
  • une modélisation des utilisateurs tenant compte de leurs capacités et de leurs caractéristiques socioculturelles.

16Dans le même temps, la composition des groupes de normalisation, dans ce domaine tout au moins, s’est modifiée, tendant vers un équilibre entre industriels et usagers. L’hypothèse est ici qu’on assiste à l’évolution d’un processus régi il y a une vingtaine d’années par une logique technicienne vers une logique sociale au sens plein du terme, tenant compte de la multiplicité des questions à traiter. Ces traits indiquent qu’une architecture thématique est en cours de constitution ou, plus exactement, de transformation.

17Quant à la cristallisation, elle y trouve sa place, notamment dans la dernière décennie. Les normes pour l’utilisation du numérique sont des constructions interdisciplinaires où interviennent les modèles d’apprentissage, les organisations des champs informationnels, des considérations logicielles, la prise en compte des divers contextes. Les processus d’élaboration se sont substantiellement allongés, du fait du temps désormais consacré aux monographies techniques et aux discussions à caractère scientifique. Un bon exemple réside dans la norme qui vient d’être publiée par l’ISO sur la protection des identités numériques personnelles des élèves et des étudiants dans les systèmes éducatifs. Un long travail scientifique a précédé cette publication ; le temps où une norme était hâtivement bâtie par un dialogue entre constructeurs de matériels et de logiciels est révolu. Le processus de normalisation s’est considérablement modifié et revêt aujourd’hui un caractère interdisciplinaire qu’il n’avait pas auparavant.

18Une autre considération intervient. La rotation des normes était trop rapide – elle l’est encore dans bien des cas – car très liée au renouvellement incessant des matériels et des logiciels. Cette allure n’est plus tenable et n’a d’ailleurs aucun sens. Il faut que les normes, les standards utilisés soient scientifiquement stables. Nous nous trouvons là dans le cas d’un processus susceptible de constituer une discipline, respectant les cinq critères : 1) une architecture thématique globale, par référence aux grands chapitres de la normalisation ; 2) un travail interdisciplinaire avec la Technique, par définition ; 3) un travail de cristallisation, par la construction de règles scientifiquement stables ; 4) une bibliographie raisonnée. Ici l’inventaire des documents de travail et des normes est particulièrement rigoureux ; 5) une coopération internationale, existant ici par construction. La norme en cours de publication sur la protection de l’identité numérique personnelle des élèves résulte d’un travail scientifique approfondi (Fabre, 2013).

Accroissement de l’interdisciplinarité

19La normalisation a créé et renforcé des liens avec d’autres disciplines. L’économie des conventions a joué un rôle majeur dans ce champ en introduisant le concept d’investissement de forme – et en montrant que les normes et standards techniques en sont un. L’élaboration d’un dispositif normatif tel que celui décrit ici est un investissement de forme, ce qui suggère un pontage entre l’économie des conventions et les sciences de l’information et de la communication. Par ailleurs, ces dernières sont convocables à de multiples entrées :

  • la place de la norme dans la construction et la gestion des médiations ;
  • les techniques documentaires, métadonnées, profils d’application, social bookmarking – tous les outils qui en relèvent pour la construction de dispositifs et la modélisation des conduites d’utilisateurs, modèles discutés servant à la construction de normes.

20Dans les dernières années, on a pris conscience qu’une application numérique dans le domaine des normes a une dimension politique. Cela a justifié l’enrichissement des modèles d’utilisateurs en ligne et catalysé la prise en compte de nouvelles thématiques qui en découlaient, notamment la dimension multiculturelle. Les travaux et les débats à leur sujet se sont considérablement approfondis. En témoigne le projet MLR (Management of Learning Resources) qui a duré six ans et conduit de très nombreux pays à l’adopter. Dès lors, les commissions de normalisation sont devenues des interlocuteurs à part entière des ministères de tutelle dans un dialogue qui ne concerne plus seulement la dimension pédagogique d’une application numérique, mais la politique publique de l’éducation par le numérique. L’hypothèse est ici que des pratiques de nature démocratique investissent le travail de normalisation, la délibération notamment, ce qui constitue un nouveau rôle pour une éventuelle discipline de la normalisation.

21La normalisation, telle que présentée ici, respecte les conditions requises pour accéder éventuellement au statut disciplinaire.

L’évaluation de l’action publique

22L’idée et la notion sont lancées à la fin des années 1980 par Michel Rocard et Patrick Viveret. Il s’agit de moderniser l’action publique et de favoriser de nouvelles formes de participation des citoyens aux processus de décision de l’État et des collectivités territoriales. En toile de fond, les travaux sur la « démocratie technique » (Callon, Lascoumes et Barthe, 2001), sur la contre-démocratie (Rosanvallon, 2006), sur la normalisation (Perriault, 2011) relèvent la présence de plus en plus affirmée de modalités démocratiques dans le fonctionnement des groupes d’experts qui travaillent sur de multiples aspects de la vie en société. Ces modalités sont notamment la consultation des populations, la délibération, l’implication des usagers et le vote. Ces mêmes caractéristiques se retrouvent dans l’évaluation des politiques publiques, tant aux niveaux international et européen que français ; ainsi, l’actuel premier président de la Cour des comptes, Didier Migaud, et son prédécesseur, Philippe Séguin, de bords politiques différents, affichent pour l’institution qu’ils dirigent une même conception de l’évaluation (Mouterde et Trosa, 2010). Il paraît donc intéressant d’étudier l’objet « évaluation de l’action publique » sous une approche scientifique.

23Le processus d’évaluation, ainsi entendu, a connu une dynamique qui le structure de plus en plus précisément. Sa sociologie porteuse est composée d’universitaires (sciences politiques, économie), de décideurs régionaux et nationaux avec une prédilection pour le développement territorial, et de cabinets conseils qui occupent une part de ce marché en plein essor. L’exemple de l’étranger est incitatif, où des chaires d’évaluation des politiques publiques ont été créées dans diverses universités. En France, un mouvement s’esquisse. Voici deux ans, Sciences Po a créé un laboratoire interdisciplinaire sur l’évaluation des politiques publiques (LIEPP) qui a reçu le label de laboratoire d’excellence (Labex) du ministère.

Une évolution vers la « contre démocratie »

24Comme la normalisation, l’évaluation des politiques publiques a connu une évolution importante dans la dernière décennie. Les traits significatifs en sont les suivants :

  • une implication grandissante des utilisateurs, collaborant ainsi à une participation démocratique à des activités techniques ;
  • une structuration thématique du champ, dont la structure porteuse a été une association, la Société française de l’évaluation, forte de six cents membres, chercheurs et professionnels, qui a élaboré une charte de l’évaluation, correspondant assez largement au cadre thématique global ;
  • une politique de congrès, de colloques, de formation continue de jeunes chercheurs ;
  • comme dans le cas de la normalisation, une importance accrue accordée à la discussion des travaux et à la délibération, de plus en plus internationale ;
  • une politique de publication de travaux scientifiques : actes de congrès, monographies, ouvrages spécialisés.

25Ici, la Technique ne fait pas l’objet d’ostracisme puisqu’elle est presque toujours partie intégrante de la politique publique à évaluer. L’ensemble de ces pratiques favorise la cristallisation de l’évaluation des politiques publiques comme objet scientifique.

26Comme pour la normalisation, l’évaluation de l’action publique pourrait accéder au statut disciplinaire. Dans les deux cas, des disciplines parapluies pourraient les héberger. Les sciences politiques ou les sciences de l’éducation et de l’information pour le premier ; les sciences politiques pour le second.

27L’explosion des thématiques de recherche dans la période actuelle engendre de nouvelles spécialisations scientifiques et suscite groupements et réseaux de chercheurs. Si, dans une logique descendante, les politiques institutionnelles en facilitent certains, d’autres émergent au plus près du terrain de façon remontante, suscitées par des initiatives d’individus et de groupes militant pour la reconnaissance et la pérennisation de leur activité scientifique, dans la mesure où elle n’entre pas dans les cadrages thématiques en place.

28Nous avons ici caractérisé deux cas de disciplines « en germe » – qu’on pourrait aussi appeler des disciplines potentielles. Les conditions énumérées – cadrage conceptuel global, constitution d’une littérature de référence et d’une mémoire, cristallisation des contenus, prise en compte de la technique désormais omniprésente, émulation internationale – ne suffisent pas à augurer de la naissance d’une discipline, mais elles constituent une situation favorable. Ces évolutions sont lentes. Les sciences de l’information et de la communication ont mis un temps considérable – une quarantaine d’années – à se constituer en discipline et ce mouvement est sans fin. Il reste à vérifier, au vu de cette analyse, que les critères examinés sont robustes. Il conviendrait d’examiner comment les productions de science ouverte peuvent s’en accommoder. Une voie élégante pour endiguer la prolifération des disciplines candidates serait peut-être de modifier et d’élargir les cadrages conceptuels globaux. Mais comment avancer dans cette voie et par quelle forme de dialogue scientifique ? C’est une question à travailler d’urgence. Le coup de force de Jacques Arsac a ainsi permis à nombre de sciences et de sous-sciences du numérique et du traitement de l’information de trouver un abri théorique. C’est une histoire à méditer.

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Cet article interroge le processus qui transforme progressivement un ensemble de savoirs sur un domaine scientifique en une construction disciplinaire éventuelle. Deux cas sont analysés : la normalisation technique et l’évaluation des politiques publiques. Des critères constitutifs sont étudiés : le cadrage conceptuel global, la littérature de référence et le travail de cristallisation (purification) des contenus. Le cas de la Technique est évoqué, car elle a souvent servi dans les années passées de repoussoir.

Mots-clés

  • science
  • discipline
  • construction disciplinaire
  • cadrage conceptuel global
  • littérature de référence
  • cristallisation
  • attraction/répulsion de la Technique

Références bibliographiques

  • Arsac, J., La Science informatique, Paris, Dunod, 1970.
  • Callon, M., Lascoumes, P. et Barthe, Y., Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Paris, Seuil, 2001.
  • Fabre, R., Identité numérique et éducation. Le maitre et l’élève vus à travers les technologies de l’information pour l’éducation, Paris, ISCC/CNRS, mars 2013. Rapport disponible en ligne sur : <www.iscc.cnrs.fr>.
  • Gille, B., La Sidérurgie française au xixe siècle, Genève, Droz, 1968
  • Kuntzman, J., Méthodes numériques, Paris, Hermann, 1969.
  • Mouterde F. et Trosa S. (dir.) Les Nouvelles Frontières de l’évaluation, allocution d’ouverture de Philippe Séguin, Paris, L’Harmattan/SFE, 2010.
  • Perriault, J., « Normes numériques, éthique et sciences sociales », in Perriault, J. et Vaguer C. (dir.), La Norme numérique. Savoir en ligne et Internet, Paris, CNRS éditions, coll. « CNRS Communication », 2011, p. 11-31.
  • Rosanvallon P., La Contre-démocratie : la politique à l’âge de la défiance, Paris, Seuil, 2006.
Jacques Perriault
Jacques Perriault est professeur émérite à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense. Ancien président de la SFSIC, il fait partie du conseil scientifique de l’ISCC. Ses recherches portent sur la géopolitique des réseaux numériques, les pratiques et logiques d’usage des machines à communiquer et les normes et standards pour l’accès au savoir en ligne. Sur ces questions, il a notamment dirigé, avec Cécile Vaguer : La Norme numérique. Savoir en ligne et Internet (CNRS éditions, 2011).
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 06/03/2014
https://doi.org/10.4267/2042/51906
Pour citer cet article
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