1L’indiscipline est créatrice de savoirs. Le regard que tout génie porterait sur son passé de cancre confirmerait ce qui n’est pas ici un axiome, mais une affirmation vérifiée par quelques épisodes de la vie scientifique, illustrés par plusieurs auteurs dans cette troisième partie : les mouvements de contre-culture qu’a connu le xxe siècle illustrent en effet la fécondité de l’anarchisme épistémologique et le pouvoir d’innovation à l’œuvre dans toute stratégie de décentrement. On voudrait ici faire le compte de la pénétration contemporaine de l’appel à la rupture réclamée par quelques francs-tireurs ou insolents soucieux de sauver les disciplines scientifiques d’elles-mêmes. Il en va finalement des disciplines comme des êtres vivants : elles se créent, vivent, disparaissent ; certaines n’arrivent pas à la condition à laquelle elles aspirent : c’est le cas, par exemple, de la computer literacy qui s’épanouit dans le monde anglo-saxon alors qu’elle n’a même pas d’équivalent traductible en français. D’autres, en revanche, refusent tout compromis pour l’ouverture à d’autres disciplines. Certaines, plus rares, ont des comportements paradoxaux par rapport à l’éventuel territoire qui serait le leur. La chimie n’a pas de territoire et le concept de travail, au fil du temps, en a changé plusieurs fois selon l’accueil disciplinaire qu’on lui y réservait. Malgré l’apparente rigueur des définitions, force est de reconnaître qu’un certain flou subsiste entre inter-, pluri- et transdisciplinarité. Un approfondissement des notions notamment sous l’angle sociocognitif contribuerait à clarifier la situation. Par exemple, celui qui permettrait de distinguer la coopération, cette relation générale, institutionnelle, pro forma, par laquelle des entités diverses s’engagent sur des projets communs, comme la création d’un laboratoire ou de grands programmes internationaux ; la collaboration, où l’interaction se fait plus concrète et où la cohérence trouve à s’éprouver ainsi qu’en témoignerait le recours à quelque système expert [1] ; la « co-construction » qui permet à un ensemble de chercheurs de bâtir un objet, avec les matériaux venant de disciplines différentes ; l’intersubjectivité, enfin, mise au jour dans le domaine sociocognitif, notamment par Lev Vygotski, où se réalise le rapprochement des points de vue (ou le surgissement de controverses) des protagonistes au cours d’une action commune [2].
Notes
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[1]
Gardin, J.-C., Guillaume, O., Herman, P. O., Hesnard, A., Lagrange, M.-S., Renaud, M. et Zodoro-Rio, E., Systèmes experts et sciences humaines, Paris, Eyrolles, 1987.
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[2]
Vygotski, L., Mind in Society : the Development of Higher Psychological Processes, Cambridge, Harvard University Press, 1978.