1Directeur littéraire aux éditions La Découverte, je suis alors chargé entre autres de superviser la collection « L’état du monde », qui naît en 1982 avec la parution du premier État du monde qui depuis sort chaque année actualisé et renouvelé. La même année paraît Terre des femmes. Panorama de la situation des femmes dans le monde (dirigé par Élisabeth Paquot), puis je propose de lancer l’État de la France et de ses habitants (le premier paraît en 1985, coordonné par Jean-Yves Potel), l’État du Tiers-Monde (sous la direction de Élio Comarin, 1987), l’État de la France en 1789 (sous la direction de Michel Vovelle, 1989), l’État du monde en 1492 (sous la direction de Guy Martinière et Consuelo Varela), tout en participant activement à l’élaboration de L’État des sciences sociales en France (dirigé par Marc Guillaume, 1986) et de L’État des religions dans le monde (animé par Michel Clévenot en coédition avec les éditions du Cerf, 1987). D’autres « état de... » sont également conçus et viennent enrichir les bibliothèques. M’occupant également des diverses collections de sciences humaines et sociales, je m’aperçois qu’il manque une sorte d’état des savoirs sur des sujets transversaux, des thèmes qui ne peuvent pas se satisfaire d’un seul éclairage disciplinaire, comme l’école, le logement, l’immigration, etc. Je mets sur pied avec la complicité de Marie-Françoise Lévy un collectif composé de Martine Kaluszinski, Jacques Commaille, Jean-Claude Kaufmann et François de Singly, qui dirigera le volume, afin de réfléchir à un état des savoirs sur « la famille », qui paraîtra en 1991. Cette série comporte sept volumes, je me suis attribué, en compagnie de Sophie Body-Gendrot et de Michel Lussault, la direction de La Ville et l’urbain, l’état des savoirs (2000) dont les ventes cumulées dépassent à présent les 10 000 exemplaires.
2À examiner les sommaires de ces volumes collectifs, je constate que chacun favorise l’éventail le plus ouvert possible de contributeurs issus de disciplines différentes pour traiter du thème retenu. Ce sont des ouvrages qui mettent en action la pluridisciplinarité, c’est-à-dire l’addition de points de vue (psychanalyse, psychologie, sociologie, histoire, géographie, droit, démographie, anthropologie, etc.) ; de manière exceptionnelle, certains articles affichent une interdisciplinarité (leurs auteurs d’eux-mêmes s’efforcent d’entremêler les notions, les données, les références venues de disciplines différentes) ; plus rarement encore quelques articles ambitionnent une transdisciplinarité qui reste de principe, comme un vœu pieux. Est-ce à dire que cette transdisciplinarité est impossible ? Elle doit affronter au moins deux obstacles : celui de l’attachement disciplinaire des contributeurs qui, au nom de leur spécialité, déclinent une approche généraliste ou transversale, et celui du classement bibliographique des ouvrages grandement marqué par le découpage disciplinaire. Ainsi en France, le domaine de l’histoire est découpé peu ou prou en siècle et le dix-huitièmiste ne s’aventurera pas dans le xviie ou le xixe siècle, de peur des réprimandes de ses pairs. Conséquemment, si vous « commandez » un article sur l’université et la ville à un médiéviste, vous n’aurez rien sur les universités remodelées par l’Empire ou sur mai 1968 ! Vous devrez demander son avis à un dix-neuvièmiste et un autre à un contemporanéiste… Il en va de même pour la « géographie » répartie en vastes aires continentales (le géographe de l’Océanie rechignera à vous informer plus globalement sur le monde Pacifique) et pour l’anthropologie, où l’africaniste ne se mêle guère des recherches provenant des américanistes.
3Quelques rares « personnalités » osent aborder des thèmes généraux (la magie, la prière, le sentiment de la nature, la circulation des femmes, l’honneur, etc.) et passent alors les frontières disciplinaires, parfois au péril d’un avancement de carrière ou d’un nouveau contrat de recherche. Quant aux représentants (chargés d’informer les libraires) et aux libraires eux-mêmes, ils se révèlent réticents à ces livres « hors discipline » connue et reconnue, qu’on ne sait où placer dans un catalogue et encore moins sur un rayonnage. Il n’existe pas en France de librairies ayant, par exemple, un rayon « études urbaines » (comme dans le monde anglo-saxon avec les urban studies) : un essai qui aborde la question des banlieues, par exemple, peut se retrouver en géographie, en sociologie, en histoire ou en architecture ! Ces deux raisons, parmi d’autres, contribuent à maintenir le cloisonnement disciplinaire. L’ordre règne…