CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Commençons par le commencement : le Centre interculturel de documentation (Cidoc) fut une sorte d’université libre, sans diplômes, placée sous le signe de l’amitié, dans laquelle – comme à la Pnyx d’Athènes au temps de Socrate – chaque auditeur était invité à s’actualiser en orateur ; elle représenta un espace d’apparence, aurait dit Hannah Arendt [1], ou plus simplement un pensoir. Le Cidoc naquit en 1968 à la suite d’événements souvent dramatiques et parfois tragicomiques. Il émergea des cendres du Centre interculturel de formation (CIF), fondé en 1961 dans le but de modérer l’enthousiasme de jeunes Américains, Canadiens et Européens confondant la charité chrétienne avec le projet de développement économique et de les inviter à se demander s’ils ne feraient pas mieux de rester chez eux plutôt que de « descendre » sur l’Amérique latine pour la coloniser culturellement.

2Le Cidoc fut fondé dans une petite ville de la province mexicaine, Cuernavaca, à quatre-vingts kilomètres au sud-ouest de la capitale, peuplée d’une centaine de milliers d’habitants à l’époque. Il fut en activité de 1968 à 1976. En politique intérieure mexicaine, c’était une époque d’affrontements, avec par exemple la répression extrêmement violente d’un mouvement étudiant et citoyen en 1968, juste avant l’ouverture des jeux Olympiques de Mexico, ou de divers soulèvements dans les montagnes. C’est aussi l’époque d’une polarisation sans précédent entre une droite dominée par les « fils de la révolution mexicaine » de 1910 et une gauche inspirée par la révolution soviétique de 1917. Au plan international : âge des premiers doutes sur le bien-fondé de l’aventure du développement lancée par Truman en 1948 et des premières analyses publiques des dégâts causés à la nature par la croissance économique.

3Dans une ère polarisée par la guerre froide entre un bloc socialiste dogmatique et un bloc libéral promouvant un capitalisme d’exportation qualifié de « développement », il s’agissait de formuler une critique radicale, non du socialisme d’État ni du capitalisme de marché en soi, mais du modèle social – de l’ethos – commun à ces deux « systèmes ». Il s’agissait donc d’examiner de façon critique ce qui, dans chacun des deux camps, était considéré comme « le meilleur » et ne pouvait être que corrompu. « Le meilleur » prôné tant à l’Est qu’à l’Ouest du rideau de fer pouvait être défini selon les canons d’un idéal commun aux deux bords, l’ethos professionnel. Les professionnels sont des producteurs de services [2]. Une « bonne société » serait donc une société de croissance des services capable de supplanter la croissance des marchandises dont les écologistes étaient en train de démontrer qu’elle détruisait la nature.

4En 1971, Ivan Illich, animateur mais non directeur du Cidoc, influant sans exercer de pouvoir, prononça une phrase qui condensait le programme de ses « années de Cuernavaca » : « Au-delà de certains seuils, la production de services fera plus de mal à la culture que la production de bien matériels n’en a déjà fait à la nature. » Et, à partir de là, de centrer ses séminaires sur la notion de limites : limites bien sûr à la production de marchandises, comme le voulaient les écologistes, mais également à la production de services, le summum bonum tant du capitalisme que du socialisme d’État, ce « meilleur » qui, inévitablement corrompu, devient le pire.

Que voulaient les hôtes du Cidoc, quelle était leur discipline ?

5La plupart des hommes et des femmes qui se réunissaient au Cidoc recherchaient des alternatives – tel était le mot qui était dans l’air. Parmi eux toutefois, un petit groupe voulait se consacrer à préparer « les grands débats qui devaient accompagner la fin du xxe siècle ». Il s’agissait de deux projets différents bien que marginalement complémentaires. Illich – qui abusait parfois des métaphores mathématiques – demandait seulement aux uns et aux autres d’être sensibles à une différence semblable à celle qui existe entre les axiomes de la géométrie et les théorèmes qu’ils fondent. Les chercheurs d’alternatives voulaient corriger des « théorèmes » sans mettre en question les « axiomes » sous-jacents, c’est-à-dire les certitudes qui les fondent. Au contraire, ceux qui se préparaient aux débats qu’ils savaient urgents mettaient en question ces certitudes. Deux textes d’Illich laissent entrevoir une possible complémentarité entre la recherche d’alternatives et la préparation de débats fondamentaux. Énergie et équité (cf. note 4) met radicalement en question l’axiome selon lequel l’homme a intrinsèquement besoin d’esclaves mécaniques. Au contraire, sans mettre en cause cette certitude axiomatique de la société industrielle, l’article « Auto-stop » propose une mesure corrective immédiatement applicable à l’esclavage de la circulation véhiculaire (Illich, 2004b).

6Parler de discipline – ou de son absence – au Cidoc revient à parler de style, un concept auquel Illich donnait une grande importance. Son style, extrêmement discipliné sans être disciplinaire, était au service de l’incarnation des idées. Celles-ci, disait-il, ne sont pas des excréments inodores de cerveaux isolés, mais naissent comme des voix, des conversations, des actes de courage – ou de lâcheté – incarnés dans des personnes concrètes. Souvent, Illich tenait à présenter à ses amis la ou les personne(s) à l’origine de l’idée qui les intéressaient sur le moment, et je témoigne qu’il en était souvent capable.

7Le Cidoc ferma ses portes après une somptueuse célébration au cours de l’été de 1976. La raison invoquée fut qu’il avait accompli sa mission [3]. Après cela, Illich se voudra « philosophe itinérant ». A-t-il jamais été autre chose qu’un pèlerin et le Cidoc, un lieu de pèlerinage d’esprits inquiets ne se satisfaisant d’aucuns poncifs ?

Notes

  • [1]
    Pour le lecteur curieux, je me permets de proposer quelques pistes. En français, la meilleure source me paraît être Illich et Cayley (2007), dont les commentaires lient intimement la teneur des débats au Cidoc avec les œuvres de l’auteur qui s’exprime dans ce livre. Les préfaces d’Illich (2004 ; 2005), respectivement par Jean Robert et Valentine Borremans et par Thierry Paquot, constituent aussi des sources utiles. Différents centres répondant au nom de Cidoc sont répertoriés sur la Toile, comme le Centro de Investigación de la Casa (Mexique), le Centro de Información y Documentación Científica (Argentine) ou le CIDOC Conceptual Reference Model (Hollande), et d’autres. Ces dénominations sont des abus. Pour toute recherche, s’assurer que le Cidoc soit bien celui établi en 1968 à Cuernavaca comme centre indépendant de hautes études.
  • [2]
    Tant le service – latin : servitium – que la profession – professio (confession) – sont des notions résultant de la corruption d’idées chrétiennes d’origine.
  • [3]
    Les textes qui constituèrent l’armature des séminaires d’Illich au Cidoc et y furent commentés sous forme de brouillons ont été réunis dans le premier volume des Œuvres complètes d’Ivan Illich (2004) : Une Société sans école, Énergie et Équité, Némésis médicale. Les ouvrages de cette trilogie constituent les essais « économiques » d’Illich, qu’il appellera ses « pamphlets ». Chacun d’eux peut être lu comme une illustration ponctuelle de l’idée émise en 1971 à propos de la destructivité culturelle des services, respectivement d’éducation, de transports et de soins médicaux.

Références bibliographiques

  • Illich, I., Œuvres complètes, 2 vol., Paris, Fayard, 2004 et 2005.
  • Illich, I., Une Société sans école, in Illich, I., Œuvres complètes, vol. 1, Paris, Fayard, 2004, p. 203-377.
  • Illich, I., Énergie et Équité, in Illich, I., Œuvres complètes, vol. 1, Paris, Fayard, 2004, p. 379-447.
  • Illich, I., Némésis médicale, in Illich, I., Œuvres complètes, vol. 1, Paris, Fayard, 2004, p. 581-786.
  • Illich, I., La Perte des sens, Paris, Fayard, 2004b.
  • Illich, I. et Cayley, D., La Corruption du meilleur engendre le pire, Arles, Actes Sud, 2007.
Jean Robert
Architecte et urbaniste, Jean Robert a rencontré Ivan Illich au Mexique dans les années 1970. S’engagea entre eux une conversation qui ne se termina qu’avec sa mort en 2002. La chair de la ville, la prolifération sans limites de ses entrailles souterraines, la croissance des temps de transport obligatoires, l’esclavage des migrations pendulaires quotidiennes, la déportation vers les « aubergenvilles » concentrationnaires loin des centres et, malgré tout, la possibilité toujours ouverte d’un urbanisme qui partirait de la marche et autres formes autonomes de mobilité plutôt que de se soumettre aux exigences des flux mécaniques furent au centre de leurs conversations.
Jean Robert publie et a publié sur ces sujets en espagnol, en français, en anglais et en allemand. En français, outre de nombreux articles, La Trahison de l’opulence (avec J.-P. Dupuy, PUF, 1976), Le Temps qu’on nous vole. Contre la société chronophage (Seuil, 1980) ou La Puissance des pauvres (avec Majid Rahnema, Actes Sud, 2008).
Courriel : <jeanrobert37@gmail.com>.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 06/03/2014
https://doi.org/10.4267/2042/51903
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