1L’océanographie, terme issu de la géographie vers 1850, a évolué à la fin du xxe siècle vers une conception holistique de ses activités, celle d’une science-carrefour mêlant disciplines et interdisciplinarité. L’océan est analysé comme un milieu résilient, qui interagit à toutes les échelles de temps et d’espace avec les autres composants de la planète : plancher océanique et croûte terrestre, atmosphère et biosphère. Il régule le climat de la planète. Il est exploité par les hommes pour se nourrir et participe à la construction de leurs cultures. Cette réalité appelle à l’évidence la pluridisciplinarité scientifique – y compris la présence des sciences de l’homme – une approche complexe reconnue extrêmement productive pour la compréhension de notre planète.
2Dans les années 1960, de jeunes scientifiques français comme Roger Chesselet, Jean Francheteau, Yves Lancelot, Xavier Le Pichon, pour ne citer qu’eux, ont fait de longs séjours dans de grands laboratoires nord-américains comme le Lamont (université Columbia) ou la Scripps Institution of Oceanography (université de Californie à San Diego) et y ont collaboré avec des scientifiques américains et anglais. Ils ont été immergés dans un travail coopératif nouveau, en mer comme à terre, et ils forgeront le projet de développer en France un état d’esprit et des pratiques analogues.
Une organisation française trop fractionnée
3Mais la dispersion des institutions est la règle et se révèle un frein à une progression coordonnée des connaissances. Des recensements sont alors lancés par les autorités scientifiques – notamment le Comité des recherches marines, les universités et le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) – pour y remédier. Les documents convergent vers l’intérêt pour les secteurs suivants, où émerge l’interdisciplinarité :
- biologie et ressources vivantes (écosystèmes naturels et perturbés par la pollution/biologie des organismes marins/des modèles originaux) ;
- géologie, géophysique et ressources minérales (marges, croûte océanique, environnement et paléoenvironnement et Ipod [1]) ;
- chimie et géochimie, aux interfaces, bases géochimiques des paléo-environnements ;
- océanographie physique, climatologie à grande échelle, phénomènes d’échelle intermédiaire, petite échelle, échange d’énergie et de matière.
4Quelques programmes pluridisciplinaires sont affichés dans lesquels on discerne l’intrication entre disciplines : production pélagique et phénomènes physiques, étude intégrée d’un écosystème côtier.
5La volonté commune d’agir entre le CNRS et les universités et leur coopération vont permettre la création du Programme interdisciplinaire de recherche océanographique (Piro) dès 1980.
1980-1986 : le Pirocéan, incubateur des grands projets interdisciplinaires
6Le Pirocéan – nom plus symbolique, rapidement adopté – propose une doctrine :
7L’océan recouvre la majeure partie du globe. Ce caractère unique de la Terre par rapport aux planètes les plus proches, Mars et Vénus, fait du milieu océanique un maillon essentiel pour la compréhension de l’environnement planétaire, de la dynamique du climat et des mouvements de la croûte terrestre. Dans ce sens, le concept de PLANETE-OCEAN permet de situer d’une façon extrêmement fructueuse l’océanographie dans les sciences modernes. Mais l’océan est aussi un formidable conservatoire de la vie, dans lequel elle a pris naissance. L’ensemble du vivant en porte encore la trace… Les questions suscitées par l’océan sont diverses et imbriquées ; les vocations des chercheurs en océanographie sont à cette image. La plupart des thèmes d’un chercheur sont renouvelés en moins de dix ans… Cela requiert une organisation fédérative, fondée sur une gestion mobile où la règle est avant tout celle de la concertation… La dimension planétaire de l’océan favorise la coopération et la compétition internationale.
8Pour mener les opérations, un physicien nucléaire de formation, Roger Chesselet est choisi. En étudiant la radioactivité artificielle du milieu marin, il a mis en évidence une nouvelle approche du système-océan, celle des cycles biogéochimiques globaux.
9La période 1980-1986 voit apparaître quelques résultats marquants.
10En océanologie côtière (qui couvre le plateau continental, les estuaires et les 200 milles nautiques), un Livre bleu est proposé dès 1982 par Pierre Lasserre [2] et Jean-Marie Martin. Dès 1981-1982, les campagnes Mediprod et Phycemed montreront en Méditerranée les interactions entre la biomasse et la circulation océanique.
11– Création des 3 « Comités scientifiques de façade » dès 1982, où s’instaurera une coopération scientifique fructueuse entre stations marines, d’abord à l’échelle française, puis avec nos voisins européens.
12– Renouvellement des navires côtiers, considérés comme des laboratoires ancrés sur toutes les côtes françaises. Leur conception intègre toutes les nouvelles fonctions de recueil du matériel et des données à la mer.
13– Création du laboratoire commun CNRS-Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer) de l’Houmeau en Charente-Maritime pour développer les bases scientifiques de l’aquaculture.
14À l’international :
- les campagnes communes entre pays vont se développer, comme sur le point triple voisin de l’île de Pâques avec la NSF ; entre le laboratoire d’océanographie physique du Muséum national d’Histoire naturelle et ses équivalents du nord de l’Europe sur le navire brise-glace allemand Polarstern dans l’Arctique ; en Chine, Donghai, une coopération franco-chinoise caractérisera les flux particulaires dans l’estuaire du Yangzi Jiang (1986-1988), après ceux de la Loire et de l’Orénoque.
- le programme international Ipod a réalisé 1 000 forages de la croûte terrestre sous-marine, et se poursuit, afin de reconstituer l’histoire de l’océan et de la Terre depuis plus de 200 millions d’années, comme le souligne Yves Lancelot.
15L’océanographie spatiale [3] devient dans les années 1980 un outil très puissant d’étude du climat à l’échelle internationale, par l’analyse de la circulation générale, plus globale que les expériences sur les navires. C’est grâce aux travaux des équipes de géodésie, que l’on pourra déconvoluer houle, marée, circulation générale, etc. et montrer que le couplage océan-atmosphère repose sur un océan fortement turbulent.
16Les sciences humaines et sociales (spécialement la géographie, l’anthropologie, le droit [4]) proposent de comprendre l’interaction entre l’homme et les milieux naturels, particulièrement au niveau du littoral ; plusieurs projets seront lancés, comme celui de la baie de Bourgneuf, d’une revue d’anthropologie maritime ou encore la création de la revue Espaces et ressources maritimes.
17Les institutions françaises : l’« accord de paix » avec le Centre national pour l’exploitation des océans (Cnexo) est signé en 1983 par Yves Sillard, Bernard Decomps et Pierre Papon. Il permettra de nombreuses coopérations, dont le périple mondial du navire hauturier Charcot ; ainsi sera réalisé le programme Kaiko, un programme emblématique sur la subduction au large du Japon qui utilisera pour la première fois le Nautile, capable d’atteindre 6 000 m de profondeur.
Après 1986
18Le Pirocéan a œuvré comme un catalyseur de l’interdisciplinarité. Le mandat initial était de restructurer les stations marines, de développer des programmes fédérateurs, d’être l’interlocuteur du Cnexo, de développer une prospective. Sa suppression se fait à un moment où les problèmes scientifiques restent intacts, en raison du temps long nécessaire à leur résolution. L’insertion se fera dans l’Institut national des sciences de l’univers (Insu). La coopération entre la biologie et les autres sciences engendrera un débat d’orientation important, même si l’Insu présente l’avantage d’une perspective commune astronomie-géophysique-océanographie pour une compréhension globale de la planète Terre [5] [6].
Sur l’interdisciplinarité
19Les développements de l’océanographie en cette fin de xxe siècle ont pu survenir avec l’émergence puis l’adoption par les scientifiques d’une approche disciplinaire et interdisciplinaire, adaptée à la connaissance d’un milieu parce qu’elle en éclaire peu à peu la complexité. On doit souligner l’indiscipline et la liberté en permanence nécessaires pour franchir les anciennes frontières du savoir, et tout particulièrement celles des disciplines. Il faut également mettre en avant le rôle positif joué par les hommes dans les institutions. Les années 1980-1986 ont vu une heureuse conjonction entre politique, administration et recherche, ce qui a permis d’augmenter la performance de l’ensemble. Le Pirocéan en fut l’un des acteurs, porteur infatigable de l’idée d’interdisciplinarité.
Notes
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[1]
International Programme for Ocean Drilling, qui reconstitue l’histoire dynamique du sédiment et de la croûte océanique à partir de campagnes de forage sur un navire spécialisé.
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[2]
Pierre Lasserre, futur directeur de la station marine de Roscoff, puis responsable des sciences de l’environnement à l’Unesco, se trouve alors à l’Université de Bordeaux, station marine d’Arcachon ; il a été très actif dans la prospective scientifique du programme côtier et dans la définition du navire côtier « Côte d’Aquitaine ».
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[3]
Mené en commun entre le CNRS, le Cnes et l’Ifremer.
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[4]
Entretien avec Zaher Massoud.
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[5]
Décision adoptée par le CA du CNRS le 10 avril 1986.
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[6]
Entretien avec Pierre Papon.