1En France et en Allemagne, les disciplines portant sur la communication sont récentes [1] et s’inscrivent, de par la nature même de leurs objets, dans une interdisciplinarité qui leur est constitutive. Elles sont ainsi un terrain d’observation pertinent pour analyser des formes d’appartenance, de contrainte ou de créativité disciplinaires, d’autant que leurs délimitations (objet propre, méthodes spécifiques, etc., qui ne se recoupent pas dans les deux pays) et leur institutionnalisation sont perçues comme problématiques, comme cela est fréquemment souligné dans des manuels, ouvrages épistémologiques, déclarations des sociétés savantes.
2Des entretiens menés auprès de chercheurs appartenant à des disciplines portant sur la communication en France et en Allemagne permettent d’opérer une comparaison du rôle de la discipline, de son importance ou de son indétermination telles que perçues par les chercheurs, tout en respectant la complexité des contextes pluriels dans lesquels se déploie leur activité, qui contribue à la structurer et/ou à la modifier [2].
3Dans ces entretiens, le recours à la discipline permet de rendre son propre parcours intelligible (ne serait-ce qu’en l’opposant à une « tradition disciplinaire », souvent évoquée au titre d’un ailleurs réifié, d’une chambre d’enregistrement), notamment dans la restitution des fondements intellectuels d’une trajectoire de recherche [3], même chez les enquêtés réticents à reconnaître une appartenance disciplinaire actuelle. Cela signale l’importance de « la discipline » comme topos ou comme catégorie dans les entretiens.
4Cependant, dans l’expérience vécue, le registre disciplinaire n’en est qu’un parmi d’autres : important certes, surtout dans certaines occasions de la trajectoire personnelle (thèse, habilitation) ou collective (fondation d’une structure, reconnaissance d’un thème de recherche, etc.), mais en tension avec d’autres registres qui éclairent le fait que « la discipline » est perçue et restituée comme plus ou moins normative, rigide, contraignante, souple et pouvant être modifiée (voire créée), stimulante ou insatisfaisante. En situant l’analyse au niveau de l’expérience vécue, les entretiens permettent d’interroger au plus près les rôles pluriels de la discipline, de l’appartenance disciplinaire et de leurs effets perçus, dans les trajectoires et dans leur restitution lors des entretiens.
5La mobilisation de différents registres (institutionnel, interdisciplinaire [4], international, théorique, épistémologique, méthodologique, thématique, etc.) et le versant pratique des activités, tels qu’ils s’organisent spécifiquement dans chaque situation locale et dans chaque circonstance biographique, apparaissent de manière saillante lorsqu’il est question des activités internationales des chercheurs. Selon leurs attentes et la latitude dont ils disposent (ou qu’ils se donnent), celles-ci peuvent être un espace créatif de mise à distance des contraintes disciplinaires ou un rappel puissant de ces contraintes. Trois cas contrastés montrent que l’inscription et/ou les activités internationales des chercheurs opèrent comme révélateur du rapport à la discipline.
61. Les activités internationales peuvent être des rappels forts du rapport contraint à la discipline tout en imposant une prise de conscience de sa contingence historique. Ainsi, pour l’un des enquêtés, une collaboration construite autour d’un objet commun est présentée comme peu fructueuse car elle rend à ses yeux d’autant plus saillantes les différences de démarches, de références et plus généralement de « styles de pensée ». Cela l’amène finalement à s’ancrer plus fermement dans sa discipline (vis-à-vis de laquelle il éprouve pourtant de l’insatisfaction) et dans son environnement institutionnel local, qui lui est stable et valorisant.
72. Pour deux autres enquêtés, le travail sur un objet extranational ou la découverte et la diffusion d’une théorie étrangère s’accompagne de réaffirmations marquées d’appartenance à la discipline nationale, rendues nécessaires par la nécessité d’attester de cette appartenance pour accéder à un poste. Par contraste un troisième enquêté voit dans sa « découverte » d’une théorie étrangère un signe distinctif d’originalité dans la construction de son parcours intellectuel qu’il présente comme minoritaire au sein d’une discipline où il affirme par ailleurs son rôle innovant, au sein de collectifs auxquels il a contribué à donner un cadre institutionnel.
83. Les formes « réussies » de l’activité internationale permettant à la fois une prise de distance avec les cadres nationaux (institutionnels, disciplinaires) et une valorisation locale de l’activité reposent sur des compétences communicationnelles non savantes (capacité à nouer des relations interpersonnelles, acceptation du « temps perdu », de l’incompréhension, du bricolage, de l’intervention dans les négociations avec diverses administrations, etc.). Pour deux des enquêtés, l’hybridation des activités (au niveau international mais aussi local et disciplinaire, par la création de laboratoires, de facultés, de revues scientifiques) est liée à la pensée stratégique de l’activité internationale comme outil de diffusion d’une pratique scientifique nationale ou locale (recherches menées au sein d’une faculté), ou comme levier pour consolider à ces différentes échelles une discipline, une thématique ou un territoire de recherche. Ainsi, l’un des enquêtés est parvenu à obtenir des financements destinés à créer un collège international dont le prestige rejaillit sur son université ; ce collège confère de plus une visibilité internationale à la discipline telle qu’elle y est pratiquée car les chercheurs étrangers invités, très reconnus, sont thématisés en ambassadeurs de cette discipline à laquelle ils donnent en retour du crédit par leur présence ; il octroie, pour finir, une position académique confortable à notre enquêté, créateur, promoteur et codirecteur de ce collège international et de sa charge d’enseignement.
9La possibilité de penser conjointement les registres liés à la situation personnelle et à la trajectoire dans un contexte institutionnel, permet de différencier les enquêtés, quelle que soit leur nationalité. En agissant simultanément dans plusieurs de ces registres, ils s’affranchissent des cadres. À l’inverse, en distinguant le versant scientifique de leur activité des autres aspects, ils s’avèrent, volontairement ou non, plus soumis à une norme disciplinaire.
Notes
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[1]
Les sciences de l’information et de la communication (SIC) sont créées en 1975, la Kommunikationswissenschaft allemande est vivace depuis le début du xxe siècle mais connaît une profonde crise après la Seconde Guerre mondiale du fait de ses liens avec le régime nazi (Hardt, H., « Am Vergessen Scheitern : Essay zur historischen Identität der Publizistikwissenschaft », Medien & Zeit, n° 17(2/3), 2002, p. 34-39) ; la Medienwissenschaft se développe sous cette appellation depuis les années 1980 ou 1990.
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[2]
Enquête menée dans le cadre d’un Projet exploratoire premier soutien (Peps) soutenu par l’Institut des sciences de la communication du CNRS (ISCC), par entretiens longs (trois Français et trois Allemands). Les enquêtés sont sollicités au titre de leur position significative dans la discipline, les institutions nationales et/ou la mise en place de coopérations internationales, y compris hors du domaine franco-allemand.
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[3]
En particulier la description des études qui ont été réalisées au sein de cursus dont l’appellation ne fait pas problème pour les enquêtés, même si tous précisent avoir suivi les enseignements de plusieurs disciplines (dans le système universitaire allemand, on étudie de toute façon deux matières, une principale et une secondaire). Certains décrivent plus en détail le contexte et les contenus de ces études, en particulier pour en souligner le caractère pluridisciplinaire, ouvert, « tolérant », et/ou pour restituer dans sa complexité le contexte théorique d’une époque et d’un lieu (telle université, avec telles facultés, tels professeurs).
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[4]
Qui apparaît doublement comme un idéal de la connaissance humaniste et comme une contrainte induite par les politiques nationales comme l’Exzellenzinitiative en Allemagne.