1Comment cartographier une notion que l’on a déjà du mal à définir ? Compte tenu des prétentions habituelles des cartes au réalisme, cela semble relever de la témérité, voire de l’imposture. Pourtant, si l’on accepte de voir dans ces cartes un point de vue partiel mais explicite sur les pratiques interdisciplinaires, on peut entretenir l’espoir que la cartographie permettra de mieux cerner ce phénomène complexe. Dans cet encart, je donne un exemple tiré d’un travail plus exhaustif de caractérisation de l’interdisciplinarité. Mené à la demande de la Mission pour l’interdisciplinarité du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), ce travail nous a conduit à utiliser les publications des laboratoires pour construire des indicateurs d’interdisciplinarité (Jensen & Paradzinets, 2014).
2La figure montre la carte « hétérogène » d’un laboratoire du CNRS, l’institut pluridisciplinaire Hubert Curien (IPHC) de Strasbourg. Sur la première page du site de cet institut, on peut lire : « Créé en 2006, l’IPHC est actuellement un exemple de réussite de la pluridisciplinarité : trois laboratoires de culture scientifique différente (éco-physiologie, chimie et physique subatomique) se sont en effet regroupés en un institut unique. » Notre approche quantitative permet-elle de commenter cette affirmation ? D’abord, notons que les articles publiés par l’IPHC couvrent en effet un spectre disciplinaire très étendu, allant de la physique des particules à la zoologie, en passant par la chimie analytique, ce qui est très rare dans le paysage français. Cependant, l’institut étant constitué par le rassemblement de trois laboratoires, on peut se demander si l’unité ainsi constituée est purement administrative ou si elle a abouti à une réelle interdisciplinarité au plan scientifique, c’est-à-dire à des collaborations étroites entre des chercheurs venus de ces trois entités. De ce point de vue, la carte suggère que les trois laboratoires ont gardé leur autonomie et que les liens tissés restaient assez ténus jusqu’en 2010, dernière année pour laquelle nous avons pu collecter les publications. En effet, la carte montre clairement trois pôles assez distants, dont les thématiques correspondent à celles des anciens laboratoires : physique des particules en haut, zoologie en bas, chimie et biochimie au centre. Si l’on ne s’intéresse qu’au réseau constitué par les références utilisées (non visualisées sur la figure), on constate qu’il n’existe aucun lien entre les différentes thématiques, ce qui correspond au fait que les équipes n’utilisent pas de référence commune, signe de leur distance cognitive. Cette absence relative de relations scientifiques entre les thématiques est confirmée par le fait que les articles publiés par l’institut sont, pris un à un, moins interdisciplinaires que la moyenne des articles publiés par les laboratoires du CNRS (Jensen & Paradzinets, 2014). Notre analyse suggère donc que jusqu’en 2010, l’IPHC reste une juxtaposition de trois équipes travaillant essentiellement chacune sur leur propre thématique (monodisciplinaire). Elle montre également qu’il existe quelques liens entre les équipes, à travers les groupes de chimie et biochimie qui sont au centre de la carte. Bien sûr, au vu de la jeunesse de cet institut et de la difficulté de la tâche, il serait intéressant de redessiner une carte actualisée, tenant compte des publications depuis 2010, pour juger de la réussite ou non de l’intégration disciplinaire mise en avant par la direction.
3Il ne s’agit là que d’un exemple de ce que la cartographie et, au-delà, les méthodes quantitatives peuvent apporter à la compréhension des pratiques interdisciplinaires. Notre approche permet d’amorcer la discussion entre une véritable intégration disciplinaire versus une simple juxtaposition (soit la distinction entre « inter » et « pluri » disciplinarité), grâce à la détection de l’utilisation de références communes ou la distance entre les thématiques.
4Mais cette approche, encore en développement, pose de nombreuses questions. D’abord, cette analyse automatique des métadonnées semble peu pertinente pour étudier les dimensions cognitives de l’interdisciplinarité (Marcovich & Shinn, 2011). Il serait intéressant d’étudier la manière dont les chercheurs des laboratoires analysés peuvent tirer parti de ces cartes. Ils sont vraisemblablement déjà conscients du degré d’interdisciplinarité de leur laboratoire, mais la comparaison avec les résultats obtenus par d’autres laboratoires permet de mettre en perspective leurs pratiques. Enfin, on peut se demander comment les directions des instituts du CNRS pourront utiliser ces analyses, qui se prêtent à une automatisation et à une centralisation, pour mieux connaître le terrain ou adapter leur politique.
