CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’esprit d’aventure, c’est le besoin de liberté, le goût du risque, le non-conformisme et l’appétit de savoir (Chaliand, Franceschi et Guilbert, 2003). Cet esprit d’aventure aura été l’agent invisible de la création des sciences de l’information et de la communication (SIC). Aujourd’hui, il est délaissé par les SIC au profit d’une quête de légitimation. À la liberté qui se nourrissait de la revendication du risque, d’une interdiscipline en SIC, se substitue aujourd’hui l’envie de la reconnaissance institutionnelle et la protection de la discipline définie comme une interdiscipline. Celle-ci tend à s’objectiver avec une logique comptable et des critères qui ont remplacé la carte aux trésors des premiers pionniers. L’esprit d’aventure a cédé peu à peu la place à la procédure et au mode d’emploi, délaissant de fait le conflit, la controverse, le débat théorique.

2À la suite de Jean-Paul Resweber (2011) qui fournit des précisions à l’article de Patrice Charaudeau (2010), nous allons tenter de comprendre comment un mouvement d’émancipation se sclérose dès lors que le statut de la différence n’est pas suffisamment pris en compte et que sont gommées les zones de conflits qui entourent la question de l’interdisciplinarité.

3Notre hypothèse principale est que l’absence de reconnaissance et d’évocation du conflit – conflit inhérent à l’interdisciplinarité –, comme agent d’émancipation et de liberté de pensée, promeut en creux le verrou, la fermeture. La courte histoire des SIC en constitue une illustration exemplaire en focalisant sur deux moments : celui de l’origine et la constitution de la discipline et la période actuelle.

L’esprit d’aventure des pionniers en SIC comme boussole

4Au commencement de l’aventure qui conduit en 1975 à la création des sciences de l’information et de la communication par l’État, ce sont des rencontres entre des chercheurs, des intellectuels indisciplinés. « Comme dans toute l’histoire des sciences, tout a commencé par de l’interdisciplinarité, c’est-à-dire fondamentalement par de “l’indiscipline”. Seuls des esprits originaux, en marge ou rebelles, s’occupaient des questions comme l’information et la communication qui n’intéressaient personne et ne semblaient guère porteuses d’avenir » (Wolton, 2012). Des hommes que leurs recherches ont conduits aux frontières de leurs disciplines d’origine, dans un espace interstitiel, un entre-deux instable, n’obéissant plus aux chemins tracés par les paradigmes de leur propre discipline.

5Les « pionniers de la transgression », selon Michel Mathien (1995), sont marqués par des parcours universitaires iconoclastes et figurent parmi les acteurs emblématiques d’un mouvement d’émancipation à la recherche du hors-champ. Le cadre disciplinaire d’origine ressenti comme réducteur favorisera l’esprit d’aventure. Abraham Moles (1920-1992) est titulaire d’un doctorat en physique (1952) qui porte sur le signal acoustique (Mathien, 2007). Jean Meyriat (1921-2010), agrégé de lettres, est connu pour ses travaux pionniers à l’École pratique des hautes études (EPHE) sur les sciences de l’information et sur la documentation. Jean Devèze (1934-2003), « physicien ayant mal tourné pour avoir lu trop rapidement l’œuvre de Galilée [1] » a soutenu une thèse de doctorat ès Lettres et sciences humaines et participe à la création du groupe Org&Co (Organisation et Communication). Jacques Ellul (1912-1994), professeur de droit romain, auteur d’une œuvre considérable, est surtout reconnu pour l’importance qu’il accorde au fait technique, mais aussi pour la grande variété de son œuvre qui aborde l’art contemporain, la réflexion théologique et la communication. Jean-Claude Gardin (1925-2013), tourné vers l’archéologie après une formation hétéroclite, s’est surtout intéressé à l’analyse du document.

6Peu parmi eux participèrent à la bataille institutionnelle pour la création des SIC (à l’exception notable de Jean Meyriat, qui a joué un rôle important). Jean-François Tétu (2002) fait d’ailleurs remarquer que si les différentes figures littéraires présentes à l’origine des SIC – comme Roland Barthes, Algirdas Julien Greimas ou Oswald Ducrot – ont été d’une grande fécondité intellectuelle et ont nettement inspiré les recherches initiales, elles sont toutefois restées dans leur discipline d’origine. Leurs motivations étaient autres : la soif de connaissance, le goût de l’aventure intellectuelle attisé par un objet de recherche aux contours et aux fondements en devenir, très certainement. Si l’on s’en réfère à Anne-Marie Laulan (2007) et à l’ouvrage dirigé par Robert Boure (2002), une figure incontournable apparaît sur le devant de la scène au moment de la création des SIC : celle de Robert Escarpit (1918-2000).

7Robert Escarpit, professeur en littérature comparée à l’université de Bordeaux, fait lui aussi figure dans sa propre discipline de chercheur iconoclaste animé par une forme « d’insatisfaction intellectuelle » le conduisant à s’aventurer vers des champs d’étude vierges de réflexion théorique et à s’éloigner de ce qu’il nomme lui-même son « baratin sur la littérature comparée » (Escarpit, 1992). Introduire la dimension de communication dans les études littéraires est pour le moins innovant sur un plan conceptuel et ouvre des perspectives de recherches inédites mais l’oblige à s’aventurer en terre inconnue. Comme Escarpit le dit lui-même, il n’est « ni sociologue ni communicologue » (Ibid.), en référence à la discipline qui étudiait, depuis un certain temps déjà, les questions de communication (il fait référence en particulier aux travaux de Lazarsfeld). C’est ailleurs qu’il ira puiser les fondements de sa Théorie générale de la communication écrite quelques années plus tard, en 1976, influencé par le physicien Roubine qui a traduit l’ouvrage américain de Shannon (1948) sur la théorie mathématique de l’information et de la communication.

8C’est aussi sa qualité d’homme d’action et de personnage non conformiste dans l’univers universitaire qui l’amène à tracer ce chemin qui va rapidement aboutir à la naissance des SIC. L’interdiscipline déjà « éprouvée » par ces indisciplinés, avant qu’elle ne soit décrétée par l’institutionnalisation des SIC, n’existe et ne se nourrit que de conflits déclarés, de rapports de force établis et de compagnons de voyage à trouver. Escarpit et ses complices, dont la quête est interdisciplinaire, participent au comité des SIC en 1972 – dont l’objectif, rappelle-t-il en 1992, « était de parler ensemble, de faire connaître les champs de la recherche que l’on explorait » mais aussi de constituer un « groupe de pression » en vue d’obtenir la création d’une discipline (Meyriat et Miège, 2002) : rencontre entre des intellectuels, universitaires et professionnels issus d’horizons différents – le physicien Elie Roubine, l’expert en information-documentation Jean Meyriat, le linguiste Bernard Quemada, le sémiologue Roland Barthes, la sociologue Anne-Marie Laulan, l’historien et expert des médias africains André-Jean Tudesq – réunis dans un même but, mais aussi avec des ancrages disciplinaires différents.

9L’enjeu de ces moments fondateurs est le statut de la différence. Quand ce statut perd son naturel pour être décrété comme le sera ensuite l’interdisciplinarité, il devient un mot d’ordre et gomme les différences. Les conflits idéologiques théoriques de ces années-là marquent ces différences et les valorisent. Ils se manifestent par l’avènement de la formation professionnelle au sein de l’université, le rapport à la technique vécue par les disciplines anciennes, mais aussi par une époque de lutte : 1968 contre les cadres institutionnels. Edgar Morin (1968) annonce pour le futur le rôle croissant de l’Université, de la jeunesse, de l’intelligentsia, dont la « triple alliance permettra de dépasser la société bourgeoise ». Lutte contre un pouvoir établi, lutte contre les cadres, mais lutte aussi pour prendre le pouvoir. Ces mouvements ont pour conséquence la réorganisation des facultés françaises dont l’« un des méfaits […] a été en effet de séparer les disciplines et de créer des chapelles » (Flichy, 2007).

10Robert Escarpit accompagne la naissance des instituts universitaires de technologie (IUT) en 1967 et crée, sur le territoire bordelais, le premier diplôme universitaire de technologie (DUT) en tertiaire, dédié aux « métiers de l’information ». Conscient du risque d’engager dans une impasse professionnelle – les spécialités des enseignements n’étant pas reconnues par les instances d’évaluation de l’époque (le comité consultatif des universités, CCU) – et soulignant que « les sections disciplinaires n’ont guère de considération pour les postulants qui se sont engagés dans des sentiers trop excentrés » (Meyriat, 1994), il mène un combat, en tant que président du comité des IUT en France (Ibid.), pour leur reconnaissance institutionnelle. Sa réussite fut rapide car à peine cinq ans après la création des premières formations en information, les SIC sont officiellement reconnues par les instances universitaires au travers de la section 52 (ancêtre de la 71e section du Conseil national des universités [CNU]).

11Dans les entretiens de la Société française des sciences de l’information et de la communication (SFSIC), le compagnon de route dans cette bataille institutionnelle, Jean Meyriat (1994), souligne que l’information et la communication sont aux fondements de la vie sociale ; bien qu’ayant souvent retenu l’attention d’historiens, de sociologues, de linguistes et de bien d’autres, elles n’ont été considérées que comme un phénomène parmi d’autres qui, à ce titre, « n’appelait pas la définition d’une science particulière ». En outre, leur intrication forte avec la technique « les [rendait] suspectes aux représentants patentés de la Science » et de titrer « une université ignorante de la communication ». En même temps, comme le souligne Jacques Perriault (2007a ; 2007b), le rôle de la technique est pourtant essentiel pour comprendre le pont entre des disciplines très différentes comme celles touchant les arts ou l’esthétique.

12La conquête d’un territoire au niveau académique, signe manifeste de la victoire de ces pionniers indisciplinés, a permis d’accueillir en son sein des chercheurs jusqu’alors éparpillés, solitaires et surtout considérés comme étant en marge de leur propre discipline. Cette sédentarisation victorieuse, mais aussi l’esprit d’aventure des pionniers, ne vont pas de soi et suscitent, comme Jean Meyriat (1994) le fait remarquer, une « courtoise méfiance » devant cette soif d’innovations, et de la part d’autres sections une hostilité avérée car elles considèrent que l’info et la com relevaient de leur domaine de prédilection et qu’« il n’y avait pas lieu de venir chasser sur nos terres ».

13Il faut dire que ce champ de recherche, bien qu’institutionnel, n’avait pas encore une identité affirmée au niveau épistémologique. Ceci est particulièrement le cas de l’union des deux notions d’information et de communication. Ce qui a présidé au choix de cette union était un présupposé simple et qui faisait l’objet d’un consensus : l’information est le contenu dont la communication est le processus (Ibid.).

14Information et communication : voilà deux mots, deux notions, unis au détour de l’institutionnalisation des SIC et qui depuis lors ont un destin commun, au cœur du projet interdisciplinaire tant intellectuel qu’institutionnel. Rappelons toutefois que ce n’est pas le cas dans toutes les communautés universitaires au niveau international, certaines ayant préféré séparer (aux États-Unis ou au Canada par exemple) ce que d’autres avaient souhaité unir. Les débats ne sont pas encore clos pour savoir si cette opération était judicieuse. Sur un plan institutionnel, aujourd’hui, un chercheur en SIC a des affinités soit du côté de la rive informationnelle soit de l’autre rive, côté communication. Et même si un pont les relie, permettant des échanges au quotidien (ils appartiennent au même laboratoire de recherche), les deux rives restent des entités bien distinctes quand l’activité de recherche conduit à publier et à participer à des colloques sur l’une d’elles. Un premier constat partagé par les pionniers : l’union de l’information et de la communication est un « mariage opportuniste » (Meyriat, 1994) répondant plus à des enjeux institutionnels qu’épistémologiques. Un mariage sous tension : informer n’est pas communiquer (Wolton, 2009).

15On retiendra de cette aventure intellectuelle d’indisciplinés, des regards convergents, une période intellectuelle propice à ces croisements de regards. L’Interdisciplinarité est à cette époque dans l’air du temps, avec des projets de désenclavement des enseignements des spécialités à partir des disciplines déjà constituées. On retiendra aussi le poème de Machado qu’Edgar Morin affectionne : « Caminante, no hay camino, se hace camino al andar » (« Toi qui chemines, il n’y a pas de chemin, le chemin se fait en marchant »).

40 ans après. Une interdiscipline sous le joug de tensions et de désirs contradictoires

16Les aventuriers indisciplinés ont conquis un territoire mais ils ont laissé à leurs fidèles le soin de l’édifier. Chemin faisant, les complices intellectuels ont, pour leur grande majorité, poursuivi leur route et leur quête intellectuelle. Une fois la conquête territoriale acquise avec la création de la 52e section au CCU, l’enjeu, pour ces fidèles, est de consolider cet édifice embryonnaire en lui donnant des fondations solides face à une « hostilité » de la part de disciplines voisines (comme la sociologie et les sciences du langage) qui nient la légitimité scientifique de ce champ de recherche nouveau. On cherche à « fonder les conditions de possibilité d’une science de la communication unifiée[2] » (Sfez, 2001). À cela, il faut ajouter l’ignorance des instances du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) qui refusent obstinément, dès le départ, la création d’une section reconnaissant les SIC et, enfin, du ministère lui-même, qui menace à plusieurs reprises de fermer les sections appartenant au groupe « pluridisciplinaire » du CNU. Dans leur contribution à l’ouvrage collectif sur L’Origine des sciences de l’information et de la communication (Boure, 2002), Bernard Miège et Jean Meyriat, deux figures emblématiques de ces bâtisseurs qui ont lutté pour la reconnaissance des SIC dans le paysage universitaire, affirment que si, « à la fin des années 1980, certains continuent encore à la contester ou à l’ignorer, ils ne peuvent même plus espérer la remettre en cause : les SIC sont devenues une discipline comme les autres » (2002). Cette conclusion est intéressante car elle tend à révéler que, dans cette quête permanente de légitimité académique, le signe ostentatoire de la victoire se traduit avant tout par la conquête d’un territoire. Cela induit-il indirectement une forme de renoncement au statut originel d’interdiscipline des SIC ?

17Ce statut institutionnel particulier d’« interdiscipline » qui a été attribué aux SIC, comme à d’autres champs de savoir (sciences de l’éducation en particulier) dès sa création en 1972, rarement questionné, mérite que l’on s’y attarde ici car il est, selon nous, au cœur des tensions intrinsèques qui perdurent depuis la naissance officielle de cet édifice intellectuel. Cette particularité est soit ignorée soit considérée comme un non-événement. Prenons pour exemple les propos de Robert Boure pour qui ce statut d’interdiscipline, s’il assigne aux SIC une place du côté des frontières définies comme des zones de contact, interface et lieux d’échange (avec qui et à propos de quoi, cela reste bien entendu à préciser), « ne change guère car il est évident qu’une interdiscipline académiquement reconnue fonctionne comme une discipline au niveau de la production des normes scientifiques, sociales, institutionnelles, des processus de socialisation et de représentation et de la reproduction de ses membres » (2002).

18Ce « désir de disciplinarité » révèle, pour Jean-Baptiste Perret (2004), un trouble d’identité répandu chez les chercheurs en SIC. Effectivement on peut comprendre ce « désir » dans la mesure où pour un chercheur l’appartenance à une discipline apporte le confort douillet d’une identité qui n’est plus à forger. Mais alors, qu’advient-il de cette posture interdisciplinaire brandie comme un étendard par certains représentants des SIC ? À ce niveau, il est pour le moins surprenant que les mêmes qui rêvent de faire porter aux SIC les habits d’une authentique discipline se positionnent en faveur d’un « plaidoyer pour l’interdisciplinarité » au niveau épistémologique (de l’objet même des connaissances produites). Ceci est particulièrement manifeste chez Bernard Miège pour qui l’interdisciplinarité « est la perspective qui s’est progressivement imposée à une majorité de chercheurs en SIC » et qui « permet de relier, autour d’axes de recherche, si possible bien spécifiés, des méthodologies provenant de disciplines différentes et de les faires interagir ». Et de citer comme le cas le plus exemplaire, mais aussi le plus fréquent, le rapprochement entre les sciences du langage et des discours et les problématiques de sciences sociales par « la mise en correspondance de l’analyse de discours sociaux avec celle des stratégies ou de pratiques d’acteurs sociaux » (2004). Que cette posture interdisciplinaire en soit véritablement une ou pas (Boure, 2006) [3], on peut s’interroger sur la cohérence entre le fait de revendiquer l’interdisciplinarité au niveau de l’objet de recherche et, en même temps, d’entreprendre des démarches récurrentes de clôture à l’instar d’une discipline traditionnelle. Dans la même veine, la section CNU entretient une certaine confusion des genres. Dans un rapport de 1993, les SIC sont formellement identifiées comme « interdiscipline » et sont définies comme s’appuyant « sur un noyau dur de savoirs acquis et des perspectives de recherche unificatrices et ne recourant qu’à titre secondaire à des résultats ou des méthodes empruntées ailleurs » (1993). Dans cette perspective, il est stipulé « qu’elle accueille désormais avec plus de prudence le ralliement de collègues originaires d’autres sections » (Ibid.). On ne peut que remarquer l’ambiguïté de cette assertion qui laisse entendre que tout chercheur issu d’une discipline voisine ne pourra avoir un rôle fécond dans la construction de théories en sciences de l’information communication. On voit là une évolution notoire de la conception de l’interdisciplinarité.

19Cette ambivalence entretenue tacitement conduit certains de ses représentants à émettre de vives critiques à l’encontre de l’état actuel du savoir produit en SIC qui témoigne de cette position inconfortable dans laquelle se trouve le chercheur, coincé entre un désir d’exploration au-delà de frontières théoriquement poreuses et une invitation à rester dans le périmètre de ce qui a été défini par le CNU comme faisant partie du territoire des SIC. Des revues associées à des directeurs de revue, loin d’être oubliées, sont trop rarement citées ou marginalisées. On pense à La revue européenne des médias et à Francis Balle ou Medium et à Regis Debray. Daniel Bougnoux s’interroge sur la capacité de l’interdiscipline à finalement émettre ou engendrer un véritable savoir : « le danger pour les SIC est de ressembler au vestibule d’une grande maison ou à quelque salle des pas perdus : des passants s’y croisent et discutent, mais personne ne vient pour y travailler ou y résider durablement, les choses sérieuses se font ailleurs » (2001).

20Nous pensons à l’instar de Bruno Ollivier qu’il y a une rupture dans la conception même de l’interdisciplinarité en SIC. Il faut distinguer la première génération des enseignants-chercheurs en SIC qui possède une double identité (celle des SIC, acquise, et celle d’une discipline d’origine : linguiste, sociologue, sémioticien, philosophe, etc.) et la seconde génération qui n’a plus de discipline d’origine extérieure car formée en SIC : « Si leur intégration, puisqu’ils sont nés dans le cadre du territoire actuel, ne pose pas de problème, leur méconnaissance des disciplines pleinement reconnues peut en poser. Elle remet en jeu le sens premier de l’interdiscipline » (2001).

21Si l’interdisciplinarité à l’origine se justifie surtout par des actes qui se traduisent par des rencontres, dialogues et débats entre des intellectuels d’horizon disciplinaires variés, la situation actuelle a évolué et l’interdisciplinarité revêt aujourd’hui des significations différentes, voire divergentes parmi les chercheurs. Pour une grande majorité, les jeunes docteurs ont reçu une formation officielle en SIC et n’ont plus de port d’attache comme leurs prédécesseurs. Que signifie pour eux l’interdisciplinarité alors même que, dans leur travail de thèse puis de constitution du dossier de qualification dans la section 71, ils ont reçu une injonction forte de construire un état de l’art faisant état de leur connaissance dans le champ des auteurs en SIC et permettant ainsi d’attester de leur appartenance à cette « discipline » à l’instar de ce qui se pratique dans les disciplines voisines. Enfin, comme le soulignent Béatrice Fleury et Jacques Walter, l’invocation de l’interdisciplinarité comme quête d’une unité n’a pas réussi et l’enjeu est de dépasser en SIC l’invocation de l’interdisciplinarité comme « un slogan qui peut aussi masquer une certaine vacuité conceptuelle et/ou une forme de bricolage » (2011).

22Les pionniers ne sont plus là, ils ont laissé place à une communauté de chercheurs qui se trouve face à des tensions inextricables en apparence. En conférant aux SIC un statut institutionnel avant même d’avoir des fondements théoriques identifiés, cela a entraîné une mise en tension inévitable entre une logique disciplinaire collective de fermeture qui prend le dessus par rapport à une posture individuelle d’ouverture au nom de l’interdisciplinarité.

23Même si en dépit de son statut d’interdiscipline, la logique disciplinaire l’emporte, n’est-il pas important et salutaire de « lutter » contre cet enfermement et de permettre, au-delà d’une cohabitation entre des îlots territoriaux qui tendent à vouloir s’ériger en cathédrales, de faire jaillir les rencontres, les débats et de continuer à laisser une ouverture possible en prenant en compte, le plus souvent possible « simultanément, ces trois ordres » : le politique, l’économique, le symbolique (Dacheux, 2009). Edgar Morin dans son texte célèbre sur l’interdisciplinarité a bien montré que toute discipline a toujours besoin d’une ouverture : « ce qui est au-delà de la discipline est nécessaire à la discipline pour qu’elle ne soit pas automatisée et finalement stérilisée » (1990). Comme le propose Bernard Valade (1999), « l’intelligence interdisciplinaire est issue d’une épistémologie de la complémentarité opposant une fin de non-recevoir à toutes les épistémologies de la dissociation ». Dans la même veine, Georges Gusdorf (1983) souligne que « vouloir à tout prix faire entrer [d]es logiques les unes dans les autres, en les soumettant à l’autorité d’un langage unitaire, c’est présupposer ce qui est en question, c’est nier la pluridimensionnalité de l’être humain ». Le risque pour les SIC pourrait être la recherche d’un langage commun sous « une vulgate constructiviste » (Chevalier, 2004). Renouer avec l’état d’esprit d’aventurier qui était celui des pionniers en SIC attirés par la différence, c’est aussi ériger un principe conducteur dans la vie professionnelle du chercheur car c’est « en entrant dans l’espace de la contestation, chaque discipline se trouve heureusement réinterrogée dans ses fondements et ses options méthodologiques par d’autres disciplines concurrentes. » (Resweber, 2011) Mais pour éviter le nœud gordien longuement évoqué, il faudrait aussi, de la part des instances académiques qui régissent le fonctionnement des sections disciplinaires, une reconnaissance de cette posture.

24Nous avons évoqué comment l’esprit d’aventure caractérisant les pionniers et leurs disciplines d’origine trop souvent oubliées, a servi de tremplin pour transgresser les frontières et tracer de nouveaux chemins. Ce n’est pas tant la nature interdisciplinaire de l’objet de recherche (souvent soulignée) que la posture de ces pionniers indisciplinés qui a présidé à la naissance des SIC, qualifiée ensuite sur un plan institutionnel d’interdiscipline. Quarante ans après, ce statut interdisciplinaire est présenté comme une évidence, sans conflit apparent. Or cette interdisciplinarité est sous l’emprise de désirs contradictoires générateurs de tensions inévitables pour celui qui inscrit ses recherches dans ce domaine. On a repris les textes marquants qui abordent la question de l’interdiscipline en soulignant que la plupart d’entre eux restent muets sur la question des conflits et débats d’idées.

25Une discipline s’est constituée en forgeant le cadre de l’interdiscipline pour asseoir une position scientifique (Couzinet, 2002) ou préserver son existence, sa légitimation (Jeanneret, 2002). Or, « la signification fondamentale de l’interdiscipline est celle d’un rappel à l’ordre humain » (Gusdorf, 1983). Ainsi, « les logiques disciplinaires [qui] visent fondamentalement à l’institutionnalisation et à la normalisation des discours et des pratiques » (Jeanneret et Ollivier, 2004) pourraient neutraliser une logique de la découverte qui émerge d’une interdiscipline fondée « sur le mode du débat et de la confrontation entre les savoirs » (Bougnoux, 2001).

26On souhaiterait que les SIC, à l’instar de l’Institut des sciences de la communication du CNRS (ISCC), deviennent un « creuset d’émancipation », et que s’opère par la parole un trou dans ce qui s’est figé. Les quatre temps de l’esprit d’aventure ont permis de souligner l’intérêt émancipatoire du conflit et de soutenir l’existence d’un lieu « creuset herméneutique et critique aux autres savoirs » (Resweber, 2011).

27Nous voudrions finir sur note positive, en évoquant une ironie de cette petite « histoire » sur la question de l’interdisciplinarité en SIC. En effet, aujourd’hui c’est la même instance qui, dès le départ était farouchement opposée à la création des SIC, le CNRS, qui a autorisé la création d’une structure interdisciplinaire, l’ISCC [4] et a déployé une politique scientifique interdisciplinaire en terme de recrutement en particulier. À l’inverse de la 71e section, l’ISCC est un espace qui, tant sur le plan institutionnel qu’épistémologique, appréhende la communication dans une perspective interdisciplinaire sans tomber à ce jour dans les tensions précédemment évoquées.

Notes

  • [1]
    Selon son autobiographie rédigée en mai 2003. Disponible sur : <www.jean-deveze.fr>.
  • [2]
    Souligné par l’auteur.
  • [3]
    Son approche de l’interdisciplinarité et les exemples convoquées pour l’illustrer ne font pas l’unanimité chez les chercheurs en SIC.
  • [4]
    Créé par Dominique Wolton en 2007. Il en fut le directeur jus qu’à août 2013.
Français

L’esprit d’aventure aura été l’agent invisible de la création des Sciences de l’information et de la communication (SIC). À la liberté qui se nourrissait de la revendication du risque, d’une interdiscipline en SIC, se substitue aujourd’hui l’envie de la reconnaissance institutionnelle et la protection de la discipline définie comme une interdiscipline. Ce n’est pas tant la nature interdisciplinaire de l’objet de recherche que la posture de ces pionniers indisciplinés qui a présidé à la naissance des SIC, qualifiée ensuite sur un plan institutionnel d’interdiscipline. Quarante ans après, ce statut interdisciplinaire est présenté comme une évidence, sans conflit apparent. Or cette interdisciplinarité est sous l’emprise de désirs contradictoires générateurs de tensions inévitables pour celui qui inscrit ses recherches dans ce domaine.

Mots-clés

  • interdisciplinarité
  • SIC
  • conflit
  • esprit d’aventure
  • aventure
  • discipline
  • indiscipline
  • institutionalisation
  • émancipation

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Franck Renucci
Franck Renucci est chercheur en délégation à l’ISCC, directeur honoraire de l’institut Ingémédia, UFR en SIC de l’université du Sud Toulon-Var. Au moment où les frontières de l’humain s’estompent avec la technique, la nature, les animaux, il interroge la communication humaine à travers les figures du corps, de l’altérité et de la création.
Maud Pélissier
Maud Pélissier est maître de conférences à l’université de Toulon et membre du laboratoire I3M.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 06/03/2014
https://doi.org/10.4267/2042/51896
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