CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Ce que l’on dénomme l’école des Annales qualifie une réalité plus composite que ne le laisse penser l’idée que deux pères fondateurs, Marc Bloch et Lucien Febvre, auraient jeté en 1929 les bases d’une nouvelle manière d’écrire l’histoire adoptée avec passion par leurs héritiers successifs. Le légendaire occulte nombre d’inflexions, de discontinuités entre ce qu’était la revue Annales d’histoire économique et sociale lors de sa création et ce qu’elle est devenue aujourd’hui sous le titre Annales, Histoire, Sciences sociales. Chaque génération a marqué de son empreinte un paradigme qui a subi de substantielles modifications, assumées publiquement lors du fameux « tournant critique » de 1988-1989 sous l’impulsion de Bernard Lepetit. Mais s’il est un trait qui établit un lien fort entre le projet initial et ce qu’il est devenu en 2013, c’est une attitude d’ouverture aux autres disciplines, aux sciences sociales en général qui ont nourri la démarche historienne portée par les Annales. L’interdisciplinarité revendiquée n’a pas été un vain mot ; elle a irrigué les horizons de la recherche historique, élargissant son lit jusqu’à ce que l’historien confonde son propre champ d’investigation avec celui des autres sciences sociales.

2Mais cette pratique constante de l’interdisciplinarité aura elle aussi subi des modifications dans le temps. Elle a d’abord été un moyen de conquête d’une position hégémonique, avec la volonté de faire de la discipline historique le creuset de toutes les sciences sociales, de faire de l’histoire « la » science sociale au singulier, fédératrice des jeunes pousses que représentaient ses sciences sœurs plus novices. Avec Fernand Braudel, ce rêve d’hégémonie a connu son temps fort. À partir de 1988-1989, la revue adopte une autre manière de gérer l’interdisciplinarité que je qualifierai plutôt de transdisciplinarité, soit non plus la tentative de captation sauvage des concepts utilisés par les sciences sœurs, mais l’adoption de leurs concepts dans les limites de leur opérationnalité à l’intérieur de la discipline qui les intègre.

Au berceau des Annales : un climat intellectuel d’ouverture

3Quand la revue de Marc Bloch et de Lucien Febvre naît en 1929, Strasbourg vient d’être récupéré par la France après une longue période d’occupation allemande. Le choix des enseignants pour l’université de Strasbourg marque la volonté du gouvernement d’en faire une vitrine de la reconquête française. Parmi les enseignants de la faculté des Lettres, il y a le géographe Henri Baulig, le psychologue Charles Blondel, le sociologue durkheimien Maurice Halbwachs et Gabriel Le Bras (sociologie religieuse) ; au nombre des historiens, outre Febvre et Bloch, on compte André Piganiol (Antiquité), Charles-Edmond Perrin (Moyen Âge), Georges Pariset et – plus tard – Georges Lefebvre. C’est le climat intellectuel de cette université qui en fait surtout l’originalité : l’accent y est mis sur la collaboration entre professeurs de différentes disciplines, sur la recherche interdisciplinaire. C’est pendant cette période strasbourgeoise que Febvre et Bloch affirment leur conception de l’histoire, produisent des œuvres clés comme La Terre et l’évolution humaine et Un destin : Martin Luther (Febvre) ou Les Rois thaumaturges (Bloch) et prennent ensemble les initiatives qui aboutissent à la création des Annales d’histoire économique et sociale. Cette école a conquis une position hégémonique au point d’incarner à elle seule la production historique française. On peut distinguer trois étapes dans cette conquête qui a permis aux Annales-militantes de devenir au cours des années 1970 les Annales-triomphantes avant de connaître la rançon du succès : une crise d’identité et une réinflexion des orientations fondatrices.

4Au début du xxe siècle domine encore en France l’école historique dite méthodique, qui fait progresser l’érudition et l’appareil critique des sources utilisées, mais dans l’objectif d’une histoire purement nationale qui doit permettre de reconquérir l’Alsace-Lorraine. La finalité est alors strictement patriotique et le petit Lavisse a pour mission de former les jeunes citoyens à leurs devoirs de futurs soldats qui auront à cœur de défendre leur patrie. Mais de nouvelles sciences sociales apparaissent, qui se retrouvent peu dans ce discours inféodé à l’État-Nation. Parmi celles-ci, la sociologie, par son dynamisme et sa proximité par rapport à la discipline historique, représente la concurrence la plus dangereuse. La jeune sociologie durkheimienne se donne pour ambition de réaliser, sous sa houlette, l’unification de toutes les sciences humaines. Elle dispose, depuis 1897, d’une revue pour faire valoir ses thèses, L’Année sociologique. La sociologie n’est d’ailleurs pas la seule à postuler une position centrale et fédératrice : c’est aussi le cas de la rayonnante géographie vidalienne regroupée autour des Annales de géographie (1891). Par ailleurs, en 1900, la rénovation et l’unification semblent réalisées avec le lancement par Henri Berr de sa Revue de synthèse historique. C’est à partir de cette dernière revue que le jeune sociologue durkheimien François Simiand lance un défi majeur aux historiens en 1903. Il s’en prend à l’ouvrage d’un des éminents représentants de l’école positive, Charles Seignobos, qui venait de faire paraître en 1901 La Méthode historique appliquée aux sciences sociales. Il les appelle au sursaut, à l’abandon de leurs oripeaux pour participer à la rénovation en cours, ce qui présuppose d’abandonner leurs trois idoles : l’idole politique, l’idole individuelle et l’idole chronologique. Les historiens sont invités à passer du singulier aux relations stables, aux phénomènes réguliers pour y dégager de véritables lois, des systèmes de causalité. Dans cette perspective, la sociologie s’offre comme fédératrice et pourvoyeuse de modèles. Ce défi aura la plus grande importance puisque les Annales reprendront l’essentiel du programme de François Simiand, mais lorsque Marc Bloch et Lucien Febvre réalisent ce programme en 1929, c’est au profit de l’histoire nouvelle qui devient la grande fédératrice de la modernité en sciences sociales. Les Annales proposent alors un élargissement du champ de l’histoire qui, désertant le terrain politique, déplace l’intérêt de l’historien vers d’autres horizons : la nature, le paysage, la démographie, les échanges, les mœurs…

5Les Annales rénovent donc le discours historique radicalement en lui donnant l’économique comme terrain d’investigation privilégié. Ce changement présuppose une tout autre conception du métier d’historien, qui ne peut plus se contenter des seules sources écrites. Les séries statistiques, les plans parcellaires, les flux monétaires, les grands trends démographiques deviennent autant d’objets nouveaux de cette histoire. Lucien Febvre et Marc Bloch invitent l’historien à s’inspirer des problèmes que pose le temps présent. Les Annales multiplient à ce moment les éclairages sur l’actualité avec des articles sur la crise mondiale, la collectivisation soviétique, l’expérience Roosevelt, etc.

6La volonté de Bloch et Febvre de collaborer avec les autres sciences sociales ne relève pas seulement d’une stratégie disciplinaire de « captation » et de distinction par rapport aux méthodiques. C’est cette ouverture aux sciences sociales qui alimente le renouvellement des outils, des notions, des questions et des méthodes. Pour assurer sa place au sein des sciences sociales, l’histoire doit elle-même se penser et se pratiquer comme une science sociale. Une bonne part de la légitimité de leur entreprise tient à l’échec des méthodiques à s’opposer aux sociologues durkheimiens qui, selon Febvre, au tournant du siècle, s’annexaient en maîtres l’histoire.

7S’il y a un enrichissement incontestable du territoire de l’historien, le rejet radical de l’histoire politique et événementielle a été si loin qu’il en résulte une certaine cécité face à des phénomènes aussi essentiels que la nature de l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS), le fascisme, le nazisme, mal compris dans ces années 1930, compte tenu d’une approche purement économiciste.

Le moment Braudel

8Lorsqu’il énonce son programme au Collège de France, en succédant en 1950 à son maître Lucien Febvre, Fernand Braudel veut promouvoir une histoire « quasi immobile ». Derrière cette inflexion majeure, on peut lire une réponse au défi lancé par un spectaculaire développement des sciences sociales. La croissance d’après-guerre a besoin d’indicateurs fournis par de nouveaux organismes dotés de puissants moyens. On crée l’Institut national d’études démographiques (Ined) en 1945 sous l’autorité du ministère de la Santé qui a sa propre revue Population, dirigée par Alfred Sauvy et l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) en 1946. La sociologie s’organise aussi et progresse grâce à la création par le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) en 1946 d’un Centre d’études sociologiques, présidé par Georges Gurvitch, qui lance la même année les Cahiers internationaux de sociologie. On peut même parler en 1958, avec la naissance de la Cinquième République, d’une véritable politique des sciences sociales débouchant sur leur institutionnalisation. Cet essor représente un nouveau challenge pour les historiens auquel il va falloir répondre tant sur le plan institutionnel, où la concurrence est âpre, que sur le plan théorique, pour montrer la faculté d’adaptation de l’écriture historique.

9Sur le plan institutionnel, les Annales réagissent en prenant la direction de la vie section de l’École pratique des hautes études (EPHE), qui se constitue en 1948 sous la présidence de Lucien Febvre, avec Fernand Braudel comme secrétaire et responsable du centre de recherche historique. Sur le plan théorique, le défi le plus radical aux historiens est lancé par Claude Lévi-Strauss dès 1949 dans un article, « Histoire et ethnologie », qui connaît un retentissement lorsqu’il est repris en 1958, en pleine vogue structuraliste, dans Anthropologie structurale. Lévi-Strauss assigne à l’anthropologie sociale une vocation hégémonique, à la manière de François Simiand en 1903 pour la sociologie durkheimienne. Pour lui, l’historien est condamné à l’empirisme, à l’observable, incapable de modéliser. Au contraire, l’anthropologie se situe du côté du conceptuel et accède à partir du matériau ethnographique aux expressions inconscientes de la vie sociale, alors que l’histoire est réduite à l’observation de ses manifestations conscientes. L’anthropologie réaliserait donc là un progrès du spécial au général, du contingent au nécessaire, de l’idiographique au nomothétique. C’est Fernand Braudel qui va répondre à ce défi particulièrement radical dans un article qui fait figure de manifeste et qui paraît dans les Annales, fin 1958, « Histoire et sciences sociales : La longue durée ». Il oppose à Claude Lévi-Strauss l’héritage de Marc Bloch et de Lucien Febvre, ses maîtres, mais ne s’en contente pas et innove en infléchissant les orientations premières des années 1930 pour enrayer l’offensive structuraliste. Il entreprend et réussit la même stratégie de captation que ses devanciers. À l’anthropologie qui a pour objet des sociétés froides au temps immobile, Braudel oppose la longue durée historique comme langage commun à toutes les sciences sociales, mais autour de la figure tutélaire de l’historien. La durée est structure, même si celle-ci est observable.

10L’histoire annaliste a trouvé en Braudel celui qui revitalisait la même stratégie, faisant de l’histoire la science fédératrice des sciences humaines en adoptant leur programme. Il reconnaît d’ailleurs l’héritage direct des sciences humaines dans sa manière d’écrire l’histoire, reprend leurs méthodologies pour mieux les absorber. Il y a d’abord l’influence de l’école géographique française : Demangeon, de Martonne. Braudel tire de leur enseignement l’intention de ralentir au maximum le rythme de l’histoire. Braudel retient surtout de la révolution des sciences sociales la nécessité d’ouvrir les frontières entre les disciplines, de briser les murailles édifiées par chacune d’elles. Il est partisan d’un libre-échange des idées et des personnes entre les diverses sciences humaines.

11Lors de sa leçon inaugurale au Collège de France, Braudel (1969) évoque ces concurrents : « Nous avons vu naître, renaître et s’épanouir, depuis cinquante ans, une série de sciences humaines impérialistes. » Il appelle l’histoire, dans la préface à sa thèse sur La Méditerranée, à se maintenir en liaison avec « les sciences si jeunes, mais si impérialistes de l’homme » (Ibid.).

12Le temps se qualitativise et chacun des plans de l’architecture braudélienne reçoit un domicile spécifique. Au grenier se situe l’histoire purement événementielle de l’individu, du politique ; au premier étage, on trouve l’histoire du temps conjoncturel, cyclique, interdécennal, de l’économique ; enfin, au rez-de-chaussée, la longue durée du temps géographique. Incontestablement, c’est cette dernière qui a un statut privilégié, elle est le socle, l’essentiel, aux côtés de l’écume événementielle. La double parade de Fernand Braudel au défi structuraliste a réussi dans la mesure où l’histoire est restée la pièce maîtresse dans le champ des sciences sociales, mais au prix d’une métamorphose qui a impliqué un changement radical. On peut alors se demander si en fait ce n’est pas l’anthropologie qui a complètement investi le discours historique de l’intérieur. Cheval de Troie, L’Homme Nu de Lévi-Strauss aurait réussi à dénuder Clio.

Les Annales triomphantes

13Un troisième défi est lancé aux historiens à la fin des années 1960, cette fois par les philosophes de la déconstruction, et notamment Michel Foucault qui va d’autant plus influer sur les orientations historiographiques qu’il s’installe par ses travaux sur le territoire même de l’historien. Dans L’Archéologie du savoir, il soutient l’œuvre de mutation épistémologique accomplie par les Annales et préconise d’aller plus loin. Cette fois, il convient de déconstruire l’unité temporelle qui reliait encore les trois étages de la construction braudélienne. Il est alors question de décrire un « espace de dispersion », de renoncer à toute synthèse globale, et Michel Foucault d’opposer les fragments du savoir, les multiples pratiques discursives appréhendées comme des isolats. Le renversement de la continuité et de la totalité historiques a comme corollaire le décentrement du sujet. La conscience de soi se dissout dans le discoursobjet, dans la multiplicité d’histoires hétérogènes. L’unité temporelle n’apparaît plus que comme un jeu factice, illusoire. Une histoire fragmentée s’impose où les histoires se substituent à l’Histoire. L’historien ne cherche plus alors la totalité du réel, mais le tout de l’histoire à travers son objet d’étude. Il n’y a plus d’histoire que régionale et l’histoire doit se limiter au descriptif de la série qu’il étudie. En cette même année 1969 qui voit paraître L’Archéologie du savoir, la revue des Annales se dote d’une nouvelle direction collégiale : Fernand Braudel abandonne son pouvoir à un directoire composé d’André Burguière, Marc Ferro, Jacques Le Goff, Emmanuel Le Roy Ladurie et Jacques Revel. Il en résulte une marginalisation du discours braudélien et l’accélération du mouvement d’éclatement de l’histoire.

14Pierre Nora et Jacques Le Goff dirigent ensuite une trilogie qui paraît dans la collection « Bibliothèque des histoires » sous le titre Faire de l’histoire. Cette énorme somme qui paraît en 1974 constitue une véritable charte pour la nouvelle histoire. C’est le moment de la contre-offensive et les historiens, après avoir fait le gros dos durant la période où les jeunes pousses des nouvelles sciences humaines monopolisaient l’attention, ont désormais l’intention de s’accaparer les orientations fécondes des francs-tireurs. Ils absorbent leurs méthodes afin de parfaire la rénovation d’une histoire qui doit payer le prix du renoncement à son unité pour réaliser la plus grande dilatation possible de son champ d’expérimentation. Les historiens répondent ici à un défi qui leur est lancé par les sciences sociales en général et le structuralisme de la seconde génération : « Le champ qu’elle occupait seule comme système d’explication des sociétés par le temps est envahi par d’autres sciences aux frontières mal définies qui risquent de l’aspirer et de la dissoudre. » (Le Goff et Nora, 1974) Pour les auteurs de cette trilogie, l’histoire doit se sauver en renonçant à sa vocation à la globalité.

15Emmanuel Le Roy Ladurie (1973) intitule la quatrième partie de son Territoire de l’historien I : « L’histoire sans les hommes ». Au contraire de la première génération des Annales qui ne concevait d’histoire qu’humaine et anthropologique, Le Roy Ladurie (1967) considère à partir d’une étude historique concrète, celle du climat depuis l’an 1000, que c’est mutiler l’historien que d’en faire seulement un spécialiste en humanité. Il qualifie ce décentrement de véritable révolution copernicienne dans la science historique. L’historien juge alors la richesse de son point de vue à proportion de cet excentrement, qui lui permet d’affirmer sa vocation scientifique. L’éclatement de la pratique historienne implique de réaliser, à la manière du programme structuraliste, le décentrement de ce qui unifiait le champ d’investigation, soit l’homme comme sujet transparent à lui-même et comme acteur pour déplacer le projecteur sur les conditions qui pèsent sur son action. Un tel déplacement permet à l’historien comme au linguiste ou à l’anthropologue de promouvoir un discours qui se donne comme scientifique dans la mesure où il marginalise sa variable la moins maniable pour une histoire quantitative.

16Prenant acte de ces transformations par rapport à la génération des fondateurs, tout en se réclamant toujours de l’innovation première de celle-ci, surtout à la veille de la célébration du cinquantième anniversaire de la création de la revue, les historiens des Annales se présentent au public comme les porteurs d’une « nouvelle histoire » dont les lignes frontières dépassent, et de loin, les limites de la revue et de son premier cercle. L’expression est officiellement lancée en 1978 avec la parution aux éditions Retz d’un ouvrage collectif à caractère encyclopédique dirigé par Jacques Le Goff et publié sous le titre La Nouvelle Histoire. Le caractère de dictionnaire, de somme récapitulative des renouvellements opérés depuis 1929, n’est pas le seul motif de cette publication. On est en pleine phase triomphaliste de cette école des Annales et le maître d’œuvre de l’entreprise, Jacques Le Goff, en appelle à de nouvelles conquêtes : « Parmi les conquêtes qu’il reste à l’histoire nouvelle à accomplir, il y a celle de la vulgarisation historique. Cette entreprise est en bonne voie » (Le Goff, 1978).

17Paradoxalement, le triomphe des thèses des Annales dans ces années 1970 se réalise alors même que le discours historique se vide de toute historicité. On passe alors imperceptiblement de l’histoire presque immobile à « l’histoire immobile » (titre de la leçon inaugurale de Le Roy Ladurie au Collège de France), négatrice de toutes les ruptures et transformations au seul profit d’un équilibre terminal régulateur et garant de la force des invariants. Une à une les grandes secousses historiques sont revisitées pour les expurger de ce qu’elles portent de novateur : des mouvements populaires de l’Ancien Régime jusqu’aux révolutions du xixe siècle en passant bien sûr par la Révolution française. Quant à l’homme, il se trouve décentré dans cette histoire au point de disparaître de l’horizon comme à la limite de la mer un visage de sable…

Le tournant critique

18Le contexte de crise et d’éclatement de la nouvelle histoire des Annales remonte au début des années 1980. Dès 1980, Pierre Nora prend quelques distances en lançant la revue Le Débat qui réintroduit une perspective politique dans le discours historien. De son côté, Pierre Chaunu évoque au même moment l’ère des rendements décroissants. Quant à François Furet, il quitte de son propre gré la présidence de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) en 1985 pour diriger un tout autre réseau d’historiens et de philosophes dans le cadre de l’Institut Raymond Aron, et promouvoir une histoire plus conceptuelle et détachée de son substrat économique et social. Quant à l’historien Georges Duby, il déclare en 1987 : « Nous sommes au bout de quelque chose […] J’ai le sentiment d’un essoufflement. »

19Après avoir soigneusement évité toute remise en cause, la revue des Annales prend spectaculairement en compte la nouvelle conjoncture en dramatisant l’éditorial de son numéro de mars-avril 1988 sous un titre imprimé en rouge, « Histoire et sciences sociales. Un tournant critique », qui évoque la nécessité d’une nouvelle donne, de nouvelles alliances et en appelle aux contributions sur une redéfinition de ce qu’est la spécificité de l’approche historique : « Aujourd’hui, le temps semble venu des incertitudes. […] Les paradigmes dominants, que l’on allait chercher dans les marxismes ou dans les structuralismes aussi bien que dans les usages confiants de la quantification, perdent de leur capacité structurante. » Tous les thèmes développés dans cet éditorial définissent une sorte de nouveau programme d’orientation de la recherche historique et annoncent un tournant radical et une critique des positions antérieures. En premier lieu, l’éditorial constate que le dialogue interdisciplinaire, tel qu’il a été mené, risque de faire perdre à l’historien ce qui fonde l’identité de sa discipline. En second lieu, on souligne les dangers de la prévalence accordée à la longue durée qui a eu tendance à effacer les ruptures, les changements historiques au profit des permanences. L’éditorial reconnaît par ailleurs avoir cédé à un certain scientisme et délaissé la dimension interprétative de l’histoire : « Un énorme matériel a été ainsi rassemblé et analysé. Mais dans le développement même de la recherche, l’accumulation des données a pris le pas sur l’ambition et parfois le souci même de l’interprétation. » Ce néo-positivisme a mis à l’écart la dimension humaine de l’histoire, la capacité d’autonomie de l’individu par rapport à tout ce qui le conditionne et qui lui permet de formuler et de s’inscrire dans le réel à partir de pratiques singulières : « La société n’est pas une chose. Il n’est pas indifférent que nombre de recherches actuelles convergent pour s’écarter des deux grands modèles qui ont dominé les sciences sociales, le modèle fonctionnaliste et le modèle structuraliste, pour se tourner vers des analyses en termes de stratégies. » Enfin, l’éditorial évoque les risques de l’éclatement de la discipline historique.

20L’historien Bernard Lepetit, alors secrétaire de la rédaction, joue un rôle majeur dans la définition de ces nouvelles orientations et dans la conception d’une nouvelle alliance : « Le moment est venu de rebattre les cartes. Il ne s’agit pas de dresser l’inventaire arrêté d’une situation qui ne cesse de changer sous nos yeux, moins encore de faire le constat global d’un échec. Il s’agit de tenter, à partir des expériences acquises et de celles qui sont en cours, de dégager quelques points de repères, de tracer quelques lignes de conduite pour des pratiques rigoureuses et novatrices en temps d’incertitude. […] Nouvelles méthodes. […] Nouvelles alliances. Ne revenons pas ici sur les relations traditionnelles qui ont permis à l’histoire de trouver successivement ou concurremment une inspiration dans la géographie, la sociologie ou l’anthropologie. […] Comment pratique-t-on – ou ne pratique-t-on pas – l’interdisciplinarité : sous quelles formes les interrogations croisées, avec quelles limites et pour quels résultats ? […] Ni bilan, ni examen de conscience. Le moment ne nous paraît pas venu d’une crise de l’histoire dont certains acceptent, trop commodément, l’hypothèse. Nous avons en revanche la conviction de participer à une nouvelle donne, encore confuse, et qu’il s’agit de définir pour exercer demain le métier d’historien. Nous avons l’ambition de saisir, sur le vif, un tournant critique. » (Annales, 1988)

21Un nouveau paradigme se cristallise et réalise une double conversion pragmatique et herméneutique qui rompt radicalement avec la période précédente, marquée par la prévalence exclusive des phénomènes de longue durée chez Braudel et d’une histoire immobile chez Le Roy Ladurie. Ce changement d’orientation affecte une grande partie des sciences humaines engagées dans un processus d’humanisation. La revue change significativement le sous-titre en usage depuis 1946, « Économies, Sociétés, Civilisations », qui devient à partir de 1994 « Histoire, Sciences sociales ».

22Le moment réflexif que traverse la discipline historique impose un regard interprétatif non seulement sur les objets du métier d’historien, mais aussi sur les évolutions de son écriture. La discipline historique se rappelle à une fonction liée à l’agir, à la dette éthique vis-à-vis du passé. Le régime d’historicité, toujours ouvert vers le devenir, n’est certes plus la projection d’un projet pleinement pensé, fermé sur lui-même. La logique même de l’action maintient ouvert le champ des possibles, dans une réouverture des potentialités du présent nourri des possibles non avérés du passé.

Français

En retraçant le parcours de l’école historique française, dite des Annales, on constate à quel point il y a un trait permanent qui consiste en une écoute de ce qui se passe dans les autres disciplines et en une appropriation des concepts portées par les sciences-sœurs. Cette transdisciplinarité est presque la carte d’identité des Annales. On peut néanmoins saisir une inflexion entre les premiers temps où la captation des notions extérieures à la discipline historique portait sur des notions les plus labiles, habillant au plus large et la période qui s’ouvre depuis 1988, celle du « tournant critique », où l’interdisciplinarité se pratique à partir de l’affirmation d’une identité historienne fondée sur la pluralité des logiques temporelles.

Mots-clés

  • histoire
  • Annales
  • sciences sociales
  • structures
  • longue durée
  • globalité
  • éclatement
  • nouvelle histoire
  • histoire immobile
  • tournant critique
  • moment réflexif

Références bibliographiques

  • En ligneAnnales, Économie, Sociétés, Civilisations, « Histoire et sciences sociales, un tournant critique ? », vol. 43, n° 2, 1988, p. 291-293.
  • Braudel, F., Écrits sur l’histoire, Paris, Flammarion, 1969.
  • Duby, G., « La formation de l’État », entretien avec François Ewald, Le magazine littéraire, n° 248, 1987.
  • Le Goff, J. (dir.), La Nouvelle Histoire, Paris, Retz, 1978.
  • Le Goff, J. et Nora, P. (dir.), Faire de l’histoire, tome I, Paris, Gallimard, 1974.
  • Le Roy Ladurie, E., Histoire du climat depuis l’an 1000, Paris, Flammarion, 1967.
  • Le Roy Ladurie, E., Le Territoire de l’historien, Paris, Gallimard, 1973.
François Dosse
François Dosse est historien, professeur des universités. Il enseigne à l’UPEC, à l’IEP de Paris, et est chercheur associé à l’Institut d’histoire du temps présent et au Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines de l’UVSQ. Il a notamment publié L’Histoire en miettes (La Découverte, 1987), Histoire du structuralisme, Le champ du signe, (tome 1, La Découverte, 1991 ; tome 2, La Découverte, 1992), Le pari biographique. Écrire une vie (La Découverte, 2005), Gilles Deleuze, Félix Guattari. Biographie croisée (La Découverte, 2007), Paul Ricœur. Un philosophe dans son siècle (Armand Colin, 2012).
Mis en ligne sur Cairn.info le 06/03/2014
https://doi.org/10.4267/2042/51895
Pour citer cet article
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