1« Messieurs les Anglais, encyclopédiez les premiers ! », pourrait-on entendre tonner en ce début de siècle des Lumières, à juste raison, puisqu’en 1704 paraît le Lexicon Technicum, or an Universal English Dictionary of Arts and Sciences de John Harris, suivi en 1735 par le New General English Dictionary de Thomas Dyche et à partir de 1728 par la Cyclopedia, or General Dictionary of Arts and Sciences d’Ephraïm Chambers. Ce dernier devait être traduit en français par D’Alembert et Diderot, mais ceux-ci finalement préfèrent se lancer dans une aventure éditoriale incroyable. L’Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers – qu’ils vont concevoir, superviser et dans lequel ils écriront abondamment – va les occuper de nombreuses années. De 1747 à 1752, ils collectent les données et répartissent les notices entre plusieurs collaborateurs. Les deux premiers tomes paraissent mais sont condamnés par la justice royale. De 1752 à 1759, la rédaction se poursuit et les tomes 3 à 7 peuvent sortir, non sans mal. En 1765, les tomes 8 à 17 sont imprimés à Neuchâtel (en fait, l’affaire est bien plus compliquée et les imprimeries sont aussi à Genève, Paris ou Lyon [1]).
2Entre temps, en 1757, D’Alembert s’est retiré. Il a néanmoins rédigé Le Discours préliminaire [2] et environ 1 600 articles, principalement ceux sur les sciences. Diderot, quant à lui, signe 5 250 articles et on lui en attribue plus de 5 000 non signés, sans oublier les améliorations, les compléments, les réécritures d’innombrables textes de collaborateurs. Le principal signataire est le chevalier de Jaucourt avec 17 395 articles ! D’autres se contentent de quelques notices, comme Buffon, Turgot, Quesnay, Helvétius, Condillac, Mably, La Harpe, Raynal, Morellet, Grimm, Saint-Lambert, etc. L’Encyclopédie tient en 28 volumes, dont 11 de planches (publiés de 1762 à 1772), auxquels il convient d’ajouter 5 volumes de Supplément (1776-1778) et une Table analytique et raisonnée (2 vol., 1780). C’est la classification proposée par Bacon avec les trois facultés de l’être humain que sont la mémoire, la raison et l’imagination qui préside à l’architecture d’ensemble. Bien sûr, la « mémoire » englobe toutes les histoires (des institutions, des États, des métiers, etc.) ; la « raison » traite de la religion et des philosophies ; quant à « l’imagination », elle se réserve les beaux-arts. Les entrées de l’Encyclopédie sont par ordre alphabétique, ce qui lui sera reproché : une Encyclopédie méthodique adoptant le classement thématique sera entreprise par Panckoucke, avec d’autres collaborateurs, de 1782 à 1832 en 157 volumes ! Compte tenu des démêlés avec la justice et la censure, l’Encyclopédie connaît plusieurs éditions chez des imprimeurs différents, avec à chaque fois des modifications dans le contenu et dans la tomaison. Des contrefaçons existent aussi, d’autant qu’à l’époque le plagiat est courant. L’Angleterre réagit à la parution de l’Encyclopédie de D’Alembert et Diderot en publiant l’Encyclopædia Britannica (Edimburg, à partir de 1768) et d’autres énormes recueils encyclopédiques avec des avis contradictoires pour une même « entrée ». L’Allemagne n’est pas en reste avec l’Allgemeines Lexicon der Kunste und Wissenschaften de Johann Theodor Jablonski (à partir de 1721, jusqu’en 1767), le Grosses vollständiges Universal Lexicon de J-A. Frankenstein et P.D. Longolius (1732-1750) ou encore la Deutsche Encyclopädie, sous la direction de Heinrich Martin Gottfried Köster, puis de Johann Friedrich Roos (1778-1807). En Italie, Gianfrancesco Pivati, lance depuis Venise, un Nuovo dizionario scientifico en 10 volumes avec des illustrations (1746-1751). Au siècle suivant, la Pologne, l’Espagne ou les États-Unis se dotent également d’encyclopédie(s)…
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3Dans la notice qu’il consacre au mot « encyclopédie » dans son Grand dictionnaire universel du xixe siècle, Pierre Larousse constate (tome septième, 1870) :
« L’idée de réunir dans un seul ouvrage toutes les connaissances humaines n’est pas absolument neuve. Sans remonter plus haut que le ve siècle, on trouve à cette époque un Marcianus Capella, qui réunit en un seul livre les sept sciences qui composaient alors tout le savoir humain : grammaire, dialectique, rhétorique, géométrie, astrologie, arithmétique et musique. En avançant dans le moyen âge, on rencontre des encyclopédies spécialement consacrées à telle ou telle science et connues sous le nom de summae ou specula, comme la somme de saint Thomas d’Aquin et plusieurs autres. Salomon, évêque de Constance, tenta même, au ixe siècle, un Dictionarium universale, et sous le règne de saint Louis, au xiiie siècle, le dominicain Vincent de Beauvais composa, à la demande du roi, son Speculum historiale, naturale, doctrinale et morale, vaste compilation destinée à reproduire les notions éparses dans les divers écrivains. Mais, dans tous ces travaux, l’idée d’une encyclopédie était vague et incomplète. Des tentatives plus précises furent faites dès le commencement du xviie siècle. En 1606, un professeur de Brême, Mathias Martins, traça le plan d’une encyclopédie complète ; Henri Alsted publia à Herborn (1620) une Encyclopoedia VII tomis distincta ; enfin Bacon, par sa classification méthodique des connaissances humaines, sema le germe fécond qui devait au siècle suivant, produire les véritables encyclopédies. »
… et ailleurs
5C’est dans Encyclopédies et dictionnaires [3] qu’Alain Rey fait état d’ouvrages encyclopédiques en langue arabe dès le ixe siècle de l’ère chrétienne par des auteurs comme Djâhiz, Ibn Qutayba, Ibn Abd Rabbih, Tabarî, Fârâbi ou encore, Khawârizmi. En Inde, les textes religieux les plus anciens regorgent de connaissances médicales, techniques, artistiques, comme le Mahâbhârata et les Purâna. Il en est de même en Chine où le Erh-ya, certainement de l’époque des Han (iie siècle av. J-C), est une sorte de dictionnaire de la langue idéographique à dimension encyclopédique. Le Huang lan, « miroir pour l’empereur », qui date des années 220 peut être considéré comme l’ancêtre de l’encyclopédie, dont le Pien-chu (viie siècle) en serait une des premières manifestations destinées à la sélection des administrateurs du royaume. Par la suite, c’est semble-t-il toujours l’empereur qui impulse la réalisation d’ouvrages à vocation encyclopédique, à base de bibliographie visant à l’exhaustivité ou d’anthologies les plus complètes possibles. Chen-Tsung commande à une quinzaine de lettrés le Ts’e-fu yüankwei (1013) ou « encyclopédie gouvernementale ». Au début du xve siècle, Ch’eng Tsu demande qu’on recueille toute les connaissances en médecine, astronomie, divination, religion, arts et techniques (Wen-hsien tach’eng). Mécontent, il exige une réécriture : 2 100 rédacteurs s’y mettent et en 1409, le Yung-le ta tien (« Grand dictionnaire de Yung-le ») est terminé en 11 000 volumes de 22 817 chapitres, qui seront réduits en cendres lors de la guerre des Boxers.
6Rabelais utilise le mot « encyclopédie » en 1532, en partant du latin encyclopedia qui est la traduction du grec enkuklopaideia, assemblage de deux éléments, kuklos (« cercle ») et paideia (« éducation », « instruction »). Une encyclopédie fait le tour d’une question, brasse l’ensemble des connaissances. Un esprit e ncyclopédique cherche à tout connaître et se refuse à l’ultraspécialisation qui bien souvent isole un savoir de ses propres constituants. Les partisans du savoir disciplinaire dénigrent « l’encyclopédiste » au nom de l’impossibilité de « tout connaître » et du « sérieux » qu’imposerait la discipline. Voilà un mot à double détente : il signifie « action d’apprendre », d’où « enseignement, doctrine, méthode » (c’est le sens de disciplina qui vient de discipulus, certainement rattaché à discere, « apprendre »), mais aussi « châtiment » (vers 1170). Par métonymie, une « discipline » sera un « instrument servant à la flagellation » (un fouet constitué de cordelettes), d’où le verbe « discipliner » pour « contraindre », « forcer » et même « châtier » – ce qui entraine éventuellement pour l’« indiscipliné » un passage dans un corps « disciplinaire » ou une « maison de correction » ! Certains « ordres » religieux revendiquent une « discipline », c’est-à-dire un « règlement », une « règle de conduite » qui exige bien souvent l’autodiscipline. Le mot « discipline » entendu comme « matière à enseigner » date de 1370 et va progressivement s’imposer dans les universités. Les disciplines constituent les pièces d’un gigantesque puzzle appelé « connaissance », et l’encyclopédie serait alors son « mode d’emploi »…
Notes
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[1]
Cf. Darnton, R., Gens de Lettres, gens du livre, Paris, Odile Jacob, 1992, et notamment le chapitre « Un imbroglio bibliographique. Les éditions de L’Encyclopédie », p. 245-270.
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[2]
Cf. D’Alembert, J., Discours préliminaire de l’Encyclopédie, Paris, Vrin, 2000. Cette édition comprend la reproduction du « Système figuré des connaissances humaines » inspiré par Bacon.
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[3]
Rey, A., Encyclopédies et dictionnaires, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 1982.