1La certitude rime souvent avec l’intransigeance, elles sont filles d’arrogance. L’Histoire charrie en permanence le déni, la transformation, l’écroulement parfois, de « certitudes » dûment établies. Emmanuel Kant qualifiait ces « changements », qu’il saluait, de « révolutions coperniciennes », sans pour autant en minimiser la difficulté mentale et sociétale. Mettre l’accent sur les incertitudes du Temple de la connaissance, au fil des siècles, au gré des cultures, c’est ne jamais oublier « l’inscription sociale de la science [1] », l’incertitude disciplinaire, l’ambiguïté posturale du scientist.
2Dans l’Antiquité grecque, Aristophane raillait ceux qui ramassaient des cailloux ou recueillaient des coquillages sur les plages. À cette époque, les disciplines reines étaient « mentales » : mathématiques, astronomie, philosophie. L’organisation sociale (fort peu démocratique d’ailleurs) réservait à l’élite fortunée (et donc oisive) le soin du travail intellectuel, assorti d’un mépris condescendant envers les réalités matérielles, empiriques, réservées aux artisans, confinées en zone suburbaine. Il faudra attendre Gaston Bachelard, deux millénaires plus tard, pour réhabiliter le rôle heuristique de l’observation, la place éminente de l’induction dans la démarche scientifique – même si Descartes avait auparavant souligné le caractère indissolublement couplé de tout raisonnement : induction/déduction.
3On doit à la brillante civilisation orientale (contemporaine de notre obscur Moyen Âge) d’importantes découvertes, liées aux nécessités économiques de ce temps. Le commerce, les navigations, les conquêtes territoriales, puis la gestion des empires ont favorisé le développement d’un registre de savoirs utiles au développement et à l’expansion : les instruments de mesure indispensables aux navigateurs. La ville de Samarcande, dans l’actuel Ouzbékistan, conserve une version améliorée de l’astrolabe (de Ptolémée) ainsi que du compas de navigation, dans un laboratoire d’astronomie fondé par Ouloug Beg, qui fréquentait le grand écrivain Ibn Khaldoun. Dans les quatre monumentales medersas s’enseignaient la théologie, les sciences et la littérature ; on y venait de toute l’Asie. À cette époque, les conquérants allaient jusqu’à Delhi et entretenaient des relations avec la Chine (route de la soie). Les ambitions économiques s’appuyaient sur les récits des explorateurs, encourageaient les recherches « empiriques », développaient les infrastructures que nous appellerions « logistiques ». Il en va de même pour la route des épices, contrôlée par les grands navigateurs portugais. La science, l’économie et le pouvoir faisaient bon ménage, hors l’Occident.
4À peu près à la même époque, mais en un tout autre continent, la pérennité de la civilisation maya par rapport aux autres civilisations amérindiennes est due au système ingénieux de calcul et au maillage contrôlant les ressources et la levée des impôts sur le vaste empire. L’inscription « sociale » de la science passe ici aussi par l’économie, le commerce, les conquêtes. Peut-être (hypothèse hasardeuse) le caractère longtemps lié à la religion catholique des « clercs » (les savants) a-t-il entravé l’indispensable daimôn cher à Socrate (la curiosité), tenue en laisse par les interdits et la censure ecclésiastique. Il faudra attendre la volonté de Louis XIV, secondé par Colbert, pour voir s’épanouir les « manufactures », puis la soif de connaissances étendue à la société civile, soutenue par les Encyclopédistes : le savoir découplé de la religion et du pouvoir royal : encore une révolution copernicienne (rappelons que Descartes dut s’exiler). Selon Max Weber, l’essor industriel de l’Europe du Nord, appuyé sur des conquêtes technologiques empiriques (vapeur, transports, électricité), serait lié à l’éthique austère du protestantisme, favorisant l’investissement.
5La connaissance, pour se développer, a parcouru une longue gestation de « matérialisation », loin de la spéculation purement mentale ; or le souci de pureté caractérise le mépris récurrent, de nos jours encore, envers les enseignements technologiques de la part des spécialistes des « humanités ». Un professeur du Conservatoire national des arts et métiers, Norbert Alter, a su analyser ces remontées prestigieuses (informatique) et la descente aux oubliettes d’autres disciplines (chimie, la mal aimée de l’opinion publique, responsable des dégâts environ-nementaux).
6La mondialisation de l’information modifie elle aussi les frontières disciplinaires : les informaticiens indiens sont massivement accueillis dans les universités américaines ; les pays émergents (auxquels s’ajoute désormais l’Afrique du Sud) disposent désormais d’un capital de jeunes chercheurs éduqués, conquérants, face à un Occident décadent démographiquement. Le savoir médical traditionnel regagne lui aussi ses lettres de noblesse, la connaissance des plantes pharmaceutiques aussi, et une guerre des brevets s’engage pour les nations jusqu’ici « exploitées » économiquement par les multinationales. Le combat pour le droit à la diversité culturelle (couronné par l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture, Unesco) vient certes renforcer celui pour la diversité biologique. Mais il bouleverse (incidemment) la cartographie « impérialiste » du savoir, prétendue « universaliste ».
7L’appropriation croissante d’Internet sape les « forteresses des tenants du savoir » en matière de droit, de médecine, d’écologie. La société civile est désormais capable de se procurer bien des informations, elle n’est plus en situation de faiblesse. Au sein des institutions traditionnelles elles-mêmes s’instaure une concurrence parfois exacerbée : les progrès de l’investigation scientifique criminelle viennent contrarier le pouvoir décisionnaire des juges ; les prouesses de la biologie en matière de fécondation heurtent les « lois naturelles », elles-mêmes définies par les différentes religions. L’économie venue des pays émergents interpelle l’économie libérale classique.
8À ces guerres intestines s’ajoute la complexité des problèmes posés à la science dans notre époque : l’environnement ne connaît pas de frontières, l’économie, le droit sont mondialisés, les conflits armés « régionaux » suscitent des réactions au niveau international.
9De plus en plus souvent, les décideurs sollicitent les disciplines scientifiques pour résoudre les problèmes de survie, de surpopulation, de famine, de pollution. Les réponses de « la science » supposent un travail collaboratif, pluridisciplinaire, largement contextualisé. Ainsi se boucle le circuit d’inscription de la science, née, financée, par une demande sociale ou étatique et retournant déontologiquement à ses origines – même si, dans l’intervalle, les frontières et les distinctions s’en trouvent modifiées.
10Descartes prônait le doute méthodique ; Hermès s’interroge depuis longtemps sur l’utilité des querelles frontalières.
Note
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[1]
Intitulé d’un colloque européen organisé en 1975 au ministère de la Recherche à Paris par la Commission française pour l’Unesco par A.-M. Laulan et J. Audouze.