1Catégoriser, classer, déclasser, classifier : les activités de mise en ordre du monde impliquent l’exercice d’un pouvoir intellectuel et politique. Ainsi, imposer un classement, ou s’en servir, c’est hiérarchiser les phénomènes et les êtres selon des logiques d’acteurs et d’institutions, des idéologies, des cadres normatifs. Les outils de classement et de classification, qui prennent des formes diverses (telle édition de la Dewey, telle page de résultats d’une recherche Google, tel palmarès des grandes écoles publié dans la presse, ou encore tel parcours muséal) matérialisent un ensemble de valeurs et de stratégies, les mettent en circulation, les naturalisent. À l’époque actuelle des « big data », ces hiérarchisations et classements, générés par des algorithmes ou soutenus par des normes et des standards techniques internationaux, s’ils déshumanisent les opérations d’ordonnancement, n’en forgent pas moins des rapports de force et jouent un rôle de plus en plus visible dans le monde politique et social.
Classement et classification : entre consensus et controverse
2L’objectif de ce numéro est d’analyser la nature du pouvoir exercé par les acteurs du classement et de la classification, et de décrypter la manière dont l’emprise classificatoire peut se voir contestée, débattue et renégociée dans l’espace public. Entre représentants d’une intelligence universelle rêvée et acteurs d’un consensus souvent fragile, quel est le rôle social joué par les « classificateurs » historiques ou ordinaires, qu’il s’agisse d’hommes ou de machines ? L’intérêt d’étudier les classements et classifications est qu’ils aimantent des moyens, des démarches et une chaîne d’acteurs, nous permettant de repérer des logiques collectives dominantes. Le classement engage des activités, structure un ordre social et révèle des modes d’organisation des acteurs et des sociétés. Les divers ajustements, mises à jour, réaménagements des classifications et des modes de classements sont révélateurs des espaces de négociations par lesquels différents acteurs tentent d’infléchir les principes et les normes de classement et ainsi renforcer leurs positionnements sociaux et politiques. Cette dimension délibérative devient visible à travers l’examen des controverses suscitées, notamment au cours des processus de validation et d’intégration des normes (techniques, sociaux, politiques [1]) dans les pratiques formelles et informelles de classification. Ainsi, interroger des langages de classifications, des modes de rangement et de classement des savoirs, revient à questionner les logiques délibératives en activité, et à tenter de comprendre les pouvoirs et contre-pouvoirs en jeu.
3Cependant cette régulation par le débat ne signifie pas toujours que les instruments de classement et de classification finiront par communiquer les points de vue de tous : l’hégémonie classificatoire fonctionne par l’implicite des critères mis en œuvre et définis par certains pays ou groupes d’intérêts. Comment rester vigilant face à des logiques (commerciales, politiques) qui, s’appuyant sur des valeurs de scientificité, de neutralité, d’universalité, arrivent à gagner l’adhésion du plus grand nombre, ou soulèvent peu d’opposants ? Cette « lutte des classements » (Barreyre, 2000 [2]) peut sembler un phénomène purement sectoriel aujourd’hui (débats au sein des groupes de normalisation, repositionnements des classifications médicales), mais elle mérite d’être étudiée de façon interdisciplinaire et globale : autant que des outils intellectuels, le classement et la classification sont des objets décisionnels, performatifs, dont l’impact n’a pas été suffisamment pris en compte par la recherche en sciences humaines et sociales. C’est donc vers une pragmatique du classement que nous souhaitons orienter ce numéro, en prenant en compte les intentions véhiculées, et les effets produits par la communication, la trivialisation des instruments de classement.
4Depuis la seconde moitié du xxe siècle, des travaux ponctuels, de nature anthropologique, historique, bibliothéconomique ou médiatique, ont déjà convoqué des approches critiques de la question des classements et des classifications de savoir. Par exemple, les classifications des sciences qui cherchent à délimiter des frontières, à partager des territoires et des épistémologies de référence, ont entraîné historiquement des perturbations, notamment lors de l’émergence d’une nouvelle science (comme les sciences de la vie et de la terre, les sciences de l’environnement ou les sciences de la gestion).
5Jean-Claude Gardin [3] nous alertait, dès 1966, sur le fait que derrière la supposée objectivité des langages documentaires et de leurs conditions d’utilisation par les professionnels de l’information, chaque langage hiérarchise et met en lumière telle ou telle thématique au détriment d’autres. Dans ce sens, les systèmes de classifications peuvent être définis autant par les notions qu’ils excluent ou qu’ils marginalisent que par celles qu’ils privilégient, selon les valeurs socioculturelles et idéologiques qui les sous-tendent (Olson, 1998). Si de nombreux systèmes de classification recherchent en permanence le principe d’un partage universel des savoirs, ils ont tendance à gommer et lisser les différences ou à minorer d’autres approches, comme il a été montré pour les pratiques de classement de l’actualité dans le monde de la presse ou encore en bibliothéconomie (Palmer, 2006 ; de Grolier, 1988). Et pourtant, face à l’inertie et aux coûts impliqués par la modernisation et le changement, face au poids des représentations sociales des ordres du monde, la pérennisation de ces systèmes résiste au changement.
6Cette dualité, entre l’universalisme classificatoire recherché et les repositionnements revendiqués a surtout été mise en avant par les études historiques. Comme ces travaux l’ont montré, les rigidifications des grandes traditions classificatoires positivistes (scientifiques, disciplinaires) perpétuent des préjugés, assoient des inégalités. Les classifications mises en œuvre au milieu du xviiie siècle notamment « artificialisent » le réel et le vivant (Rochhausen, 1968). Les logiques de classement des espèces du vivant atteindront leur sommet, lorsque Linné impulse le « racisme scientifique », en introduisant un classement de différentes espèces humaines, de l’homme blanc (Homo europaeus) en haut de l’échelle de positionnement à l’homme noir (Homo afer) en bas de celle-ci. S’intéresser à la question du classement revient à considérer l’ambivalence de ces outils et ces méthodes qui peuvent atteindre un stade d’émancipation (classement de populations dites à risque, politique de vaccination massive des populations au xixe siècle, etc.) ou chercher, au contraire, à hiérarchiser les groupes sociaux et ethniques entre eux [4]. Par son approche, Comte relativise l’approche individuelle des espèces, en rappelant la nécessaire inclusion d’une lecture collective fondée sur un « corps d’observations directes ».
7Dans quelle mesure l’influence de la tradition positiviste se maintient-elle de nos jours ? Les démarches scientifiques de la seconde moitié du xxe siècle, prenant appui sur la trans- et la pluridisciplinarité, ont progressivement affaibli les modes d’organisation autour des systèmes de classification et de rangement des sciences et des savoirs, du moins en apparence. Face à l’univocité des classifications dites universelles, on voit également l’émergence d’acteurs préférant des modes d’organisation plus intuitifs, ouverts, par centres d’intérêts, par approche heuristique, laissant toute leur part aux stratégies individuelles des usagers, aux logiques de chacun et aux démarches déductives. En même temps, nous voyons l’importance grandissante accordée à l’ordonnancement et au classement des données du grand nombre, à travers des palmarès, des hiérarchisations (classement des universités les plus performantes, classement dit de Shanghai, des meilleurs hôpitaux, des compagnies aériennes les plus sûres, des zones à risque, etc.) relayés dans l’espace public par le biais d’une forte médiatisation. En quoi ces classements contemporains montrent-ils la domination de la sphère marchande sur les façons de penser le monde, malgré la concurrence de modèles et taxinomies informels construits par des communautés et des individus ?
Classement, classification : outils cognitifs et outils de médiation entre connaissance et communication
8L’approche critique des classements et classifications que nous poursuivons ici s’appuie donc sur un ensemble de travaux précurseurs inscrits dans des disciplines ou secteurs professionnels variés. Notre objectif est de réunir ces différents domaines d’application de la classification et du classement autour d’un regard anthropologique et communicationnel. Anthropologique, car le classement et la classification constituent des pratiques sociales et humaines par excellence, s’appuyant sur des processus cognitifs fondamentaux comme la catégorisation (cf. encadré). Ces pratiques sont révélatrices des normativités et des principes qui sous-tendent et régulent la vie d’une communauté, d’une culture, à une période donnée, dans un lieu donné. Communicationnel, car, en tant que faits sociaux, les outils de classement et de classification sont légitimés par et dans les processus de mise en forme, diffusion, validation, et adaptation qui les font vivre et perdurer dans des contextes variés, ou qui suscitent polémique ou opposition (Bowker et Star, 1997 ; 1999). Structurés et structurants, les outils de classement et de classification sont donc des formes de médiation, s’interposant entre la connaissance et la communication : partant des procédés élaborés pour ordonner les savoirs (classement alphabétique, thématique, classification systémique, etc.), les classements et classifications sont communiqués en tant qu’inscriptions, élaborés selon des formes sociales très variables de visualisation et diffusion (de la gravure monumentale des listes des héros dans la Grèce antique, aux ontologies prenant la forme de cartographies de liens interrogeables sur écran). C’est ce rôle de médiation que nous interrogeons ici, afin de mettre au jour les processus de transposition des principes d’organisation du monde en objets culturels ordonnateurs, chargés politiquement et idéologiquement.
9Si on a tendance à différencier les outils ou procédés selon leur aspect soit intellectuel (la classification, la taxinomie, l’ontologie touchent à des opérations intellectuelles d’organisation des connaissances) soit matériel (l’agencement, le regroupement, le rangement, le classement concernent l’ordonnancement des objets ou phénomènes), il faut reconnaître que même des systématisations conceptuelles sont matérialisées, spatialisées, et objectivées, prenant la forme de listes alphanumériques imprimées, d’arborescences, de cartographies, etc., ou rendues visibles à travers leurs applications, au sein des institutions (musées, bibliothèques) et des supports qui les portent. C’est à travers l’analyse de ces textualisations que nous pouvons considérer les classements et classifications comme outils sociotechniques et politiques visant une certaine maîtrise du monde, face à l’infini, à l’incommensurable et à l’inclassable. La domination exercée par le classement et la classification revient à définir pour circonscrire, à assigner une place, un statut, aux savoirs, aux objets, aux êtres. Pour Eco (2009), l’entreprise du classement tente d’accomplir l’impossible ; la liste « est un moyen pour dire l’indicible […]. L’énumération, la compilation, la classification ne s’achèvent jamais : elles ouvrent vers l’infini… Si la liste peut être comprise comme l’expérience de l’infini, elle s’achève toujours par un échec. Sauf pour les mystiques qui disent, eux, avoir vu quelque chose. »
Les classements et classifications : hégémonies, normes, appropriations
10Comment caractériser le pouvoir exercé par les acteurs de ces instruments de classement, de classification et de normalisation ? Nous avons souhaité analyser les stratégies et positionnements discursifs des acteurs de la « lutte des classements » au sein de cultures socioprofessionnelles variées, en nous intéressant en particulier aux pratiques des nouveaux publics qui tentent d’élaborer, de diffuser et d’utiliser des systèmes concurrentiels relevant parfois de bricolage, de réinvention, de formes de pratiques sauvages et d’opposition aux systèmes de classement et de rangement dominants.
11Le numéro est organisé autour de quatre parties qui développent ce mouvement, du pouvoir vers la renégociation des outils de classement, de l’imposition des normes classificatoires vers la redéfinition des contours et des modalités d’usage. La première partie regroupe un ensemble de textes mettant en lumière le versant idéologique des classifications et des classements à travers une double perspective historique et épistémologique. Les contributions, s’appuyant sur des domaines variés, démontrent avant tout le caractère hégémonique des classifications, ainsi que les logiques politiques cachées. Ainsi, Y. Maury montre, selon une approche anthropologique et « archéologique » – dans le sens foucauldien –, que toute opération de classement, si elle est profondément humaine, implique l’exercice d’un pouvoir, visant à simplifier, et surtout à agir sur le monde. Ce pouvoir se manifeste dans des contextes variés de la construction des savoirs de la période post-Lumières : à travers la hiérarchisation des « races » par les anthropologues européens du xixe siècle, qui connaît une large diffusion et qui soutient les idéologies du colonialisme (Pathou-Mathis). Ou encore, à travers la position dominante des classifications savantes systématiques héritées du xviiie siècle, qui explique en partie la sclérose des musées d’histoire naturelle en France, longtemps imperméables à l’influence des nouvelles mises en ordre lisibles par le grand public (Rasse). Un autre héritage lourd, celui du mouvement de la philosophie des sciences du début du xxe siècle, préconise un principe d’universalisme anti-contextualiste dans le travail de classification et se voit intégré dans certaines classifications encore en usage qui ont un impact économique et social potentiellement désastreux sur des populations (Olson, Beak et Choi). Dans le domaine des classifications disciplinaires, et notamment l’univers de l’art (Régimbeau), la classification des grands domaines à travers l’histoire reste tributaire des hiérarchisations assignant un statut social différencié aux métiers et aux activités intellectuelles et créatrices ; les conséquences sont durables dans les modes du traitement du patrimoine. Ces hiérarchisations disciplinaires, vécues comme une évidence, et en particulier dans le monde de l’enseignement (Chartier), sont longtemps représentées (et légitimées) par la figure de « l’arbre des sciences » (Letonturier) ; la fixité et la nature totalisante des métaphores arborescentes du savoir commencent à subir la concurrence, à partir du travail des encyclopédistes, d’un nouveau modèle d’organisation des connaissances plus mobile, dynamique et variable : celui du réseau.
12Mais cette utopie a-t-elle permis de faire évoluer la structuration traditionnelle des classifications, et les normativités qui les sous-tendent ? Du monologue vers le pluralisme et la polyphonie, l’idée du réseau mise en avant par Diderot et d’Alembert promet une nouvelle ouverture par la découverte, la communication et l’échange. La seconde partie du numéro, cherche en effet à montrer que de nos jours, les classifications et les modes de classement constituent parfois des espaces de dialogue et de confrontations nous permettant de nous dégager d’une lecture déterministe. Dans cette partie sont interrogés des situations et des moments clés où les modes de classement, les outils de classification et de quantification ont été remis en question, refondus, redélimités par différents acteurs et groupes d’intérêts. La délibération et la négociation politique peuvent effectivement porter leurs fruits, et permettre d’exposer les iniquités des classements sociopolitiques, médicaux ou juridiques qui marginalisent certains pays ou certaines cultures (Laulan). À condition d’être considérés comme des « objets-frontières », suivant les travaux de S. Star et G. Bowker, les outils de classification sont susceptibles de donner lieu à des échanges, et à des croisements de points de vue, utiles notamment pour l’appréhension de nouveaux domaines d’enseignement transversaux tels que le « développement durable », qui reste un champ difficilement compatible avec la cartographie notionnelle créée par les langages et systèmes documentaires hérités du passé (Lehmans). Dans certains cas, des catégorisations se voient effectivement infléchies et révisées sous l’influence d’un discours scientifique émergent ou des mesures politiques anti-discriminatoires ; c’est le cas des modifications dans la notion de « genre » dans les grands systèmes de classification occidentaux (Courbières). L’adoption d’un système de classification peut constituer une véritable mesure politique et stratégique, comme le montrent Lespinet-Najib et Bélio à propos de la classification internationale du fonctionnement (CIF), qui présente une avancée importante dans la conception du handicap, et qui aide à combler – au moins en partie – un retard causé par l’organisation des secteurs sanitaires et sociaux en France. Malgré l’effet positif du remaniement et de la négociation autour de ces outils, certaines classifications montrent l’insuffisance du débat à réguler les conflits d’intérêts et à protéger le public des effets potentiellement dangereux de l’application de ces classements. Deux contributions consacrées à la classification américaine des maladies mentales (DSM) montrent que cet outil, tout en suscitant des controverses quant à sa légitimité scientifique, n’est pas moins responsable d’une médicalisation augmentée des maladies et d’une inflation diagnostique alarmante de certaines pathologies notamment chez l’enfant (Chamak et Cohen) ; malgré cela, le DSM reste un instrument très répandu, considéré par beaucoup comme une classification de type « universel » (Di Vittorio, Minard et Gonon).
13Les exemples du DSM et de la CIF posent en outre le problème, et les dangers, du traitement statistique de l’humain et de la catégorisation de l’individu à travers une grille de lecture fournie par le grand nombre. La troisième partie de ce numéro approfondit la question du classement face aux « Big Data » et s’interroge sur les effets politiques, culturels et sociaux des nouvelles infrastructures informationnelles du classement, surtout face à l’élaboration de normes et de standards internationaux par des instances devenues de nouvelles forces dans l’économie mondiale. Les processus de normalisation, dans les domaines bibliographique et archivistique, suscitent actuellement tensions et désaccords en France et en Europe (Angjeli) notamment suite aux tentatives d’imposer une norme nord-américaine au niveau international. Le besoin de la norme ne fait pourtant plus débat ; comme le suggèrent M. Ben Henda et H. Hudrisier à propos du e-learning, la normalisation doit permettre aux institutions de garantir la mise en ordre, l’échange et l’appropriation de savoirs dans la diversité des contextes culturels et linguistiques, au risque justement de voir l’imposition unilatérale de normes par la sphère marchande. Les normes deviennent d’autant plus indispensables que c’est désormais l’apprenant, et plus généralement l’internaute, qui se trouve dans la nécessité de classer les savoirs auxquels il cherche à accéder. En effet, avec l’avènement d’Internet et des outils du Web 2.0, on assiste à un émiettement des structures du savoir et des formats de connaissance (Morandi) qui met chaque individu dans la posture de « classificateur » à travers une démarche d’anthologisation et de mise en circulation de fragments qui relèvent d’une nouvelle activité connaissante. L’accès aux savoirs par l’internaute dépend pourtant de dispositifs de classement et d’indexation dont les logiques lui échappent : c’est le cas de Google et son principe du page rank qui reste la force dominante sur le marché des moteurs, malgré la concurrence de formes d’indexation informelles dans les réseaux sociaux (Farchy et Méadel). Cependant, de nouvelles formes de classement des contenus sur le Web permettent à l’internaute d’enrichir son travail de recherche et de navigation, et de participer activement au travail de classification (Ihadjadene, Kembellec et Szoniecky), par le biais d’outils permettant d’explorer ou de visualiser un domaine de recherche, ou encore, d’accéder à des catégorisations des résultats ou à des caractérisations de sites web (Pinède et Reymond), ce qui réduit considérablement le travail individuel de décryptage et de classement des contenus sur le Web.
14Comment les individus d’hier et d’aujourd’hui réagissent-ils face aux outils de classement qui leur sont proposés ? La quatrième et dernière partie du numéro aborde la question des modalités de réception impliquées ou induites par les outils de classement ou mises en place par les individus ou des réseaux, dans une tentative de contourner ou de redéfinir les outils et les normes à leur disposition. Un moment clé dans l’autonomisation des lecteurs face à la recherche documentaire vient avec la mise en place du libre accès dans les bibliothèques (Delamotte) ; à partir du moment où la classification devient non plus seulement un outil de mise en ordre, mais un outil de découverte et de localisation des ressources, le lecteur se retrouve dans une nouvelle posture d’acteur ; la classification devient prémice à une activité d’exploration et de créativité, qu’on peut associer à un processus d’« instrumentalisation ». Cependant, paradoxalement, l’acculturation aux outils de classification à l’école met rarement l’accent sur ces potentialités créatrices (Fabre et Veyrac) ; l’outil classificatoire tel qu’il est vu à l’école se réduit à un ensemble des règles à appliquer plutôt que des formes de médiation permettant une construction de sens par l’élève (Cordier et Soumagnac). Dans un cadre informel hors scolaire, les pratiques d’indexation des adolescents montrent en revanche des pratiques sociales et « performatives » de classement qui servent à construire des liens de sociabilité (Schneider). Cette dimension pragmatique et identitaire du classement reconnue et mise en œuvre par les jeunes (communiquer, c’est classer) est-elle une sorte de mimesis dans la sphère privée de la médiatisation des classements en tous genres aujourd’hui, et qui tiennent lieu d’une évaluation consensuelle, et négociée, des phénomènes ? La communication sur les classements des universités intégrée dans la démarche auto-promotionnelle des institutions de l’enseignement supérieur (Bouchard) n’est qu’un exemple de cette « mise en discours » des classements (opérés à partir de critères malheureusement peu débattus) à des fins de marketing et de gestion de l’image d’une organisation.
15Quelles leçons tirer de cet ensemble de contributions ? La perspective critique, sur le classement et la classification ne cherche pas ici à miner les apports d’une ingénierie des classifications, notamment en ce qu’elle fournit aux individus des modèles alternatifs à ceux imposés par le monde marchand. Appliquée à des domaines organisationnels variés, y compris l’organisation des connaissances de l’entreprise (Brunel et Leblanc), la création de taxinomies participatives ou de nouvelles infrastructures informationnelles continue de renforcer des contre-modèles concurrentiels puissants (Farchy et Méadel). L’utopie universaliste du xviiie siècle – et les biais qu’elle autorise ou qu’elle génère encore aujourd’hui – se voit en effet partiellement remise en question par le tournant contextualiste au sein des sciences humaines et sociales ; cependant, le monde de la recherche contribue à la pérennisation de modèles classificatoires ayant des effets très réels, et parfois dévastateurs, sur les individus (Gonon). La manie des classements qui envahit l’espace public montre un autre type de paradoxe qui devrait nous faire réagir, celui des critères de classement, validés par l’usage tout en restant peu connus et peu contestés. Pour promouvoir une journée consacrée aux classements des écoles et des universités, le site educpros.fr nous invite à acquiescer à ce paradoxe : « Alors qu’ils [les classements] plaisent ou non, comment en tirer le meilleur profit ? » [30 mai 2013]. Les contributions réunies dans ce numéro d’Hermès nous incitent, en revanche, à ne pas être complices d’une telle posture de renoncement intellectuel.
Notes
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[1]
Nous pensons par exemple, à l’intégration progressive des normes internationales dans les espaces d’e-learning, ou l’entrée du standard de description LOM (Learning Object Metadata) dans le secteur documentaire français avec le LOM.fr.
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[2]
Les références renvoient ici à la bibliographie sélective.
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[3]
Au moment de la rédaction de cette introduction générale, nous apprenons le décès de Jean-Claude Gardin, le 8 avril 2013 : nous lui rendons par la même occasion hommage.
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[4]
Rappelons notamment comment les nazis, pour chaque détenu appliquaient non seulement un système de numérotation, mais également, un classement par figure géométrique et code couleur afin de rendre explicite la raison de la déportation : un triangle de tissus de couleur cousu sur sa veste : un triangle rouge pour les prisonniers politiques, un vert pour les criminels, un bleu pour les apatrides, un violet pour les témoins de Jehova, un rose pour les homosexuels, un noir pour les « associaux », un marron pour les tsiganes et enfin deux jaunes formant l’étoile de David pour les Juifs.