1À l’école primaire, on trouve sept disciplines, enseignées par un seul maître ; à l’université, on trouve 77 spécialités, « disciplines et sciences universitaires » numérotées de 1 à 77. Au fur et à mesure qu’un élève avance dans le curriculum, apparaissent de nouveaux intitulés, absents des petites classes mais présents au collège – comme sciences de la vie et de la terre (64-68 et 35-37), physique-chimie (28-33), informatique (27) – ou découverts au lycée – comme économie (05), sociologie (19), philosophie (17). La majorité des « savoirs savants » est cependant l’apanage des études supérieures : astronomie (34), neurosciences (69), etc. Cette démultiplication évoque inévitablement une arborescence : du tronc commun originaire partent des branches et des ramifications toujours plus fines et nombreuses, correspondant à des savoirs de niveau de plus en plus élevé (on se rapproche des hautes sphères) et de plus en plus pointus. Ainsi, à la discipline scolaire intitulée « français » correspondent quatre grandes branches à l’université – sciences du langage (07), langues et littératures anciennes (08), langue et littérature françaises (09), littératures comparées (10) – comportant chacune de multiples rameaux. Petite énigme : qu’est-ce que le domaine « langues et littératures anciennes » (latin, grec, mais aussi hébreu, sanskrit, persan, etc.) a à voir avec le français ? C’est que l’enseignement des lettres (françaises) fut longtemps réservé aux professeurs de français-latin-grec (Jey, 1998), même dans les classes sans latin (pas d’agrégation de lettres modernes avant 1959 ; cf. Cardon-Quint, 2011). Derrière la logique apparente d’un classement persistent les traces d’une fabrique classificatoire d’un autre ordre.
L’arbre de la connaissance, un modèle ordonnant la multiplicité des savoirs
2Une fois qu’une spécialité figure au palmarès, elle se sent légitime depuis toujours, oublie les conjonctures, les combats, les alliances qui lui ont permis de croître et prospérer, tandis que d’autres s’étiolaient. Sous la neutralité de l’énumération, la classification arborescente refoule les héritages historiques. Cette amnésie conforte la validité globale de l’arbre, d’autant plus que l’image bien enracinée du monde foisonnant des savoirs (les branches poussent, de nouveaux rameaux apparaissent) donne sens au parcours séquencé des études, dont chacun a une expérience indélébile. Enfant, on a découvert avec sa maîtresse (ou son maître) des savoirs élémentaires étiquetés sous leur nom savant dès les lois Ferry (histoire, géographie, sciences physique et naturelle). Adolescent, on les a retrouvés et on en a découvert d’autres avec de multiples professeurs ; puis, il a fallu « choisir une spécialisation ». Choisir est l’euphémisme consacré, mais en pratique, chacun sait que les spécialisations choisissent leurs élèves et non l’inverse. Quand on monte dans l’arbre, chaque bifurcation est sans retour : prendre une voie, c’est renoncer à toutes les autres. L’expérience de ces orientations/sélections enseigne ainsi que (dans l’arbre) tous les savoirs sont égaux en droit, mais que (dans la vie scolaire) certains « sont plus égaux que les autres ».
3Les Encyclopédistes ont fait de l’arbre de la connaissance le symbole de la modernité. L’arbre en croissance continue a périmé la roue médiévale des sept arts libéraux, qui figurait depuis Quintilien la clôture d’une éducation accomplie. La science est une œuvre collective, personne n’en maîtrise la totalité, mais la cohésion entre le tronc et les branches garantit la cohérence organique de l’édifice. « Son plan est toujours sous les yeux des hommes qui se consacrent à cette noble entreprise », écrit Cuvier en 1810 (Blanckaert, 2006). Au contraire du dictionnaire, qui aligne tout selon l’arbitraire alphabétique des langues de Babel, le terme d’encyclopédie suppose cette vision totalisante, logiquement ordonnée et hiérarchisée, fondée sur l’ordre du monde lui-même. C’est un dictionnaire « raisonné », selon le titre retenu par Diderot. Du xviiie au xxe siècle, quels que soient l’état des savoirs, les positions épistémologiques, les postulats métaphysiques de chacun, cette totalisation ordonnée semble une nécessité logique, dont l’évidence est partagée par les philosophes (Hegel, Comte) et les savants. Ceux-ci repèrent des « frontières naturelles » sur le territoire du connaissable, et une cartographie des disciplines nomme les grands domaines, allant de l’univers vers l’homme (sciences physiques, biologiques, sociales), chacun comportant ses provinces et ses départements. Ainsi, pour Lamarck le transformiste, la branche « physique de la terre » se décompose naturellement en trois rameaux : météorologie (l’atmosphère), hydrogéologie (la croûte terrestre) et biologie (les organismes vivants). Pour Piaget le constructiviste, les sciences se succèdent dans l’histoire selon un ordre qui relève de la même logique que la succession des stades chez l’enfant (Piaget, 1967). Dans les deux cas, chaque science particulière contribue à renforcer l’édifice d’ensemble. La science se construit lentement, comme l’arbre, mais n’en reste pas moins une.
4Les classifications scientifiques contemporaines ont renoncé à l’arbre des connaissances, qui totalise dans une même vision toutes les réalités du monde connaissable et tous les savoirs construits par les hommes. C’était déjà le choix de Panckoucke, proche de Diderot, mais dont l’Encyclopédie méthodique avait abandonné à la fois l’ordre alphabétique et l’arbre de la connaissance pour présenter, par entrée thématique, un état descriptif des savoirs existants : « En lisant les titres de ses volumes (Histoire naturelle, Médecine, Jurisprudence, Botanique, Mathématique, Grammaire et Littérature, etc.), nous ne sommes pas dépaysés. On dirait le campus d’une université moderne, où les bâtiments représentent des sujets et où les disciplines sont organisées en départements. Nous sommes entrés dans un monde que nous pouvons reconnaître, celui du “savoir professionnalisé”. » (Darnton, 2002)
Savoirs, sciences, disciplines : des modes de classification hétérogènes
5Savoir, science, discipline : l’arbre de la connaissance suppose les trois termes synonymes, et c’est là l’erreur d’où découlent toutes les illusions. Il entretient la confusion entre des classements non superposables, laissant croire que marchent d’un même pas les acquis (les savoirs produits), les recherches (la production scientifique en cours), les transmissions (l’édition et l’enseignement). Chaque expérience d’ancien élève semble confirmer l’adéquation entre la capitalisation progressive des savoirs et les cursus d’individus, allant de l’élémentaire au complexe (de l’école à l’université) et du général au particulier (du socle commun aux spécialisations). La représentation arborescente continue donc d’être un inconscient partagé, en particulier par les professeurs du secondaire, ces anciens étudiants « spécialistes », puisqu’elle leur permet de camper sur « leur » territoire et de le distinguer de ceux des collègues. Réfléchir à des projets « interdisciplinaires » conforte la pérennité des frontières, comme on l’a vu dans l’expérience récente des travaux personnels encadrés (Etevé et Liquète, 2004). Pour les historiens des sciences et des disciplines scolaires, cette croyance identitaire constitue l’obstacle majeur aux réformes qui imagineraient, par exemple, des professeurs de lettres-langue, maths-physique, biochimie, ou encore des enseignements transdisciplinaires. Pourtant, disciplines scolaires et savoirs scientifiques sont des objets hétérogènes, comme le montre l’empirie des genèses.
6« La discipline n’est jamais réductible à un savoir ou à une science, dans la mesure où elle est indissociable d’un système d’enseignement particulier » (Fabiani, 2006), destiné à un discipulus, ce qui veut dire des textes, des programmes, des gradations, des exercices, des examens. S’il s’agit d’une matière d’enseignement, pourquoi est-ce seulement à partir des années 1930 que l’expression « discipline scolaire » entre dans l’usage ? C’est qu’il faut alors désigner de façon neutre les nouvelles matières qui caractérisent les différentes sections (latin-grec, latin-sciences, langues-sciences) instaurées par les réformes modernistes de 1902 et 1925. Elles mettent fin au règne des humanités, matière unique des collèges d’Ancien Régime (Chervel, 1988 ; 1998) dans tous les pays d’Europe. Le régent y enseigne alors le latin avec ou sans grec, mais aussi le français, la grammaire, la poésie, la rhétorique, l’histoire, la géographie, la mythologie. En France, la Révolution échoue à scolariser le modèle encyclopédique dans les écoles centrales qui remplacent brièvement les collèges ; l’Empire et la Restauration consacrent le retour triomphant des thèmes et des versions à travers lesquels les élèves apprennent la langue française écrite, la pratique (utile) du discours et les références élitaires de la culture classique. Le contenu des humanités latines est sans frontière, mais les curricula se sécularisent tout au long du xixe siècle, faisant place aux sciences, aux littératures et histoires nationales. Les mêmes étiquettes disciplinaires se mettent à désigner des enseignements qui varient d’un pays à l’autre, imposant leur marque aux cultures et aux identités nationales.
7L’enseignement primaire a également subi cette sécularisation. En France, les lois laïques imposent six ans de scolarité obligatoire, sans prières ni catéchisme. Cela libère du temps pour consolider le « lire-écrire-compter » (lecture, écriture, orthographe, grammaire, rédaction, arithmétique, géométrie). L’histoire sainte disparaît, reste l’histoire de France, couplée à la géographie de la patrie. Les nouveautés sont la morale et les sciences. Dans l’école, les sciences s’appellent « leçons de choses », combinant observations (la noix, la balance Robertval), lectures instructives dans le manuel, dessins et schémas sur le cahier. La morale apprend aux écoliers la « science des devoirs », qui ne dépend ni de la variété des mœurs (comme les us et coutumes) ni des croyances familiales (comme les religions). Mais comme les progrès se notent moins aisément en morale qu’en calcul, elle peine à devenir une véritable discipline : l’école de Ferry ne parvient pas à scolariser l’examen de conscience. Alors que la morale imprègne les lectures, les leçons d’histoire et d’instruction civique, la matière recule dès les années 1900 dans les cahiers d’écoliers (Baubérot, 1997), devient occasionnelle, psychologique, dans les années 1930 et elle s’efface bien avant de disparaître des programmes en 1969. Un contenu d’enseignement ne peut donc devenir une discipline scolaire qu’en trouvant, pour mettre les enfants au travail, des formes compatibles avec les contraintes de situation (enseignement collectif, exercices réitérables, appréciations, examens).
La hiérarchie des disciplines entre visées sociales et pratiques scolaires
8L’éventail disciplinaire des savoirs scolaires fonctionne ainsi sous une triple contrainte sociale, pédagogique et curriculaire.
- Évolution des visées politiques et/ou de la demande sociale : Ferry fait de la morale laïque la base d’une éducation républicaine pour former des citoyens (le patriotisme fera consensus, mais ce n’est pas une « discipline »). Durkheim explique dans son cours de 1904 aux agrégatifs (Durkheim, 1990) que si les jésuites ont inventé l’humanisme chrétien du Grand Siècle, ils doivent inventer à leur tour une nouvelle culture scolaire en phase avec le présent (la littérature française, les sciences et les langues vivantes).
- Essaimages (ou rejets) curriculaires verticaux : lors des réformes des années 1970 pour adapter l’école au collège devenu obligatoire, des jeux ensemblistes inspirés des mathématiques modernes « descendent » en maternelle ; des professeurs de lettres « font monter » au collège la pédagogie de l’expression orale et écrite pratiquée à l’école, elle-même inspirée par les didacticiens du français langue étrangère (FLE) (Cortier et Papette, 2006).
- Contrainte pédagogique horizontale : les nouveaux savoirs à enseigner exigent souvent des savoir-faire encore non disponibles, à inventer. En 1902, les professeurs de lettres ne savent pas encore enseigner la langue française sans thèmes ni versions latines.
9Reste que pour les élèves et les anciens élèves, les disciplines neuves ou anciennes sont des données d’évidence, acquises spontanément du fait du découpage du temps, de l’étiquetage des activités, du poids que l’école leur accorde (ou non : chanter faux ne fait redoubler personne). Inscrits dans l’organisation du travail et dans les manuels, des couplages (langue et littérature, histoire et géographie, physique et chimie) et des frontières (entre mathématique et physique) semblent naturels. Découvrir que des pays voisins font autrement met toujours mal à l’aise (dissocier l’histoire de la géographie ? C’est absurde !). Le recrutement par concours, les corps d’inspection, les associations professionnelles consolident ces identités disciplinaires pour le collège et le lycée, alors que la culture de la polyvalence est la marque souvent disqualifiée du primaire. Les disciplines naissent et meurent (technologie vs travaux manuels), évoluent (français sans latin-grec), résistent au savoir savant. Les étudiants devenus professeurs essaient de transposer leurs acquis universitaires (Chevallard, 1991), non sans bricolages didactiques. Cadres durables de la représentation (arborescente) des savoirs, les disciplines laissent évidemment hors champ tous les savoirs pratiques des métiers, étrangers au projet livresque de scolarisation qui reconnaît la botanique, mais pas le jardinage. Elles modèlent les cultures nationales, puisque selon les pays, sont ou non jugées enseignables la philosophie, la morale, la religion, l’art, l’hygiène, l’écologie ou « l’info-com ».