1L’histoire des sciences, écrit Latour (1985), est jalonnée par l’invention de dispositifs qui mobilisent les objets de connaissance. « Il faut pouvoir transporter des états quelconques du monde en quelques lieux... qu’il s’agisse des animaux du crétacé ou des gènes d’E. Coli ; tous doivent être rassemblés quelque part et se mettre en chemin pour ce recensement universel. » Et comme « la plupart des mobilisations entraîne une déformation », il faut ruser « pour fixer immuablement les formes ». Les cabinets de curiosités à partir de la Renaissance, mais surtout les musées à partir du xixe siècle vont œuvrer dans cette perspective en constituant et en conservant d’immenses collections d’animaux, de plantes et de minéraux, jusqu’à devenir la clé du progrès scientifique dans les domaines où ils font autorité, notamment dans l’histoire naturelle, la science reine de l’époque ; après avoir exploré et cartographié la planète, il faut maintenant s’intéresser à la diversité des formes de vie qui la peuplent.
2La taxinomie doit beaucoup aux musées, car l’accumulation d’une multitude de pièces amène très vite à se poser la question de leur rangement. Après avoir observé, décrit, identifié et nommé chaque élément, il faut les ordonnancer, les classer dans des catégories dont il convient d’établir la pertinence et de définir les frontières. Commence alors la compétition entre les différents systèmes de classement qui mobilise toutes les ressources de l’institution et nourrit d’interminables luttes par lesquelles se construit la vérité, si bien qu’ils constituent un bel objet pour réfléchir sur les processus et les enjeux de la taxinomie. Après une approche historique, nous verrons, comment le principe d’accumulation et de classification savante, « systématique », des collections fait maintenant obstacle à la rénovation des musées et à leur réagencement en dispositif de communication « systémique » plus significatif pour le grand public, car il privilégie les interactions communes évidentes entre les différents éléments exposés.
Des panoptiques pour l’histoire naturelle du monde
3Les cabinets de curiosité sont à l’origine des musées d’histoire naturelle. Ils se multiplient à partir de la Renaissance et au siècle des Lumières à l’initiative de princes, d’aristocrates ou même d’apothicaires et autres honnêtes hommes passionnés de sciences. Leurs collections hétéroclites accumulent fruits et fleurs exotiques, animaux monstrueux ou fabuleux, objets virtuoses d’orfèvrerie ou de mécanique, témoignages ethnographiques ramenés des contrées lointaines, pour que le collectionneur et les visiteurs – car le cabinet est un lieu de sociabilité – aient à portée du regard les confins du monde connu. Exciter leur curiosité, n’est-ce pas amener, déjà par la pensée et dans la conversation, à imaginer qu’il y a au-delà des frontières du savoir des nouveaux espaces à conquérir, à découvrir et à explorer (Rasse, 1999 ; Falguières, 2003). Les premières ébauches de taxinomie et d’organisation des collections privilégient les similitudes, les ressemblances souvent dévoilées par des spécimens rares, exceptionnels. Au début, par exemple, les sculptures antiques sont généralement rangées avec les fossiles, car on les trouve dans la terre lors de fouilles archéologiques et que le minéral aboutit à la statuaire, tandis que les peintures de paysage relèvent eux de la nature vivante dont ils sont les médiateurs (Bredkamp, 1997). Et chaque cabinet de curiosité d’inventer ses propres règles dans une confusion générale qui rend impossible toutes comparaisons et freine les progrès de la connaissance.
4À partir de la fin du xviiie siècle, l’épistémè change, les naturalistes engagent le grand recensement scientifique de la diversité du monde et renversent le point de vue. Chaque catégorie se caractérise par ce qui la différencie des autres, explique Foucault (1994), « un animal, ou une plante, n’est-ce pas ce qu’indique – ou trahit – le stigmate qu’on découvre imprimé en lui ; il est ce que ne sont pas les autres, il n’existe en lui-même qu’à la limite de ce qui s’en distingue… La connaissance des individus empiriques ne peut être acquise que sur le tableau continu, ordonné et universel de toutes les différences possibles ». Dès lors, les muséums deviennent le dispositif panoptique d’un vaste projet scientifique : faire l’inventaire exhaustif de la diversité du monde. Il s’agit de rassembler et d’organiser en un ensemble ordonné d’échantillons les éléments composant le règne des trois ordres (minéral, végétal et animal) de toute la terre pour les donner à étudier aux naturalistes. « C’est sans doute une entreprise hardie que celle d’élever à la nature un palais, ou plutôt un temple qui soit digne d’elle et qui puisse en quelque sorte la contenir toute entière », déclare l’architecte Jacques de Mollinos devant les représentants du peuple formant le Comité de salut public, le 3 messidor an II de la République française (Bezombes, 1994). Et le muséum de rassembler les collections royales et aristocratiques confisquées par la Révolution, mais surtout de missionner partout dans le monde des voyageurs, des marins et plus tard des administrateurs de l’Empire colonial chargés d’alimenter les collections. Ils ont pour recommandation de renoncer au merveilleux, de ne pas sélectionner les plus beaux spécimens, mais au contraire de collecter le commun, de ne jamais choisir, de façon à effectuer les prélèvements au hasard ainsi qu’on l’impose encore aujourd’hui aux enquêteurs des sondages d’opinions, dans leur random road. « La science se construit dans le cabinet des naturalistes et non sur le terrain », écrit Bourguet (1997). Le travail scientifique ne commence véritablement qu’au muséum, à partir des processus de classement et d’interprétation des données de terrain.
Classer pour nommer
5Cependant le projet de recensement universel de la diversité du monde a pour préalable incontournable d’imposer à tous les naturalistes de travailler avec les mêmes catégories, et d’abord de donner un nom savant, universel, à chaque plante et à chaque animal, par-delà les innombrables appellations vernaculaires (Boorstin, 1990). C’est ce que propose un naturaliste suédois, Linné, quand en 1735, il publie Systema naturæ sous la forme d’un opuscule ne comprenant au tout début que onze pages. Sa méthode a le mérite d’être relativement simple et de pouvoir organiser le travail de l’ensemble des naturalistes dispersés de par le monde. Pour classer chaque animal et chaque plante, il recommande de s’en tenir aux organes sexuels de reproduction, à partir desquels il devient possible de dresser un vaste tableau organisant un ensemble de catégories et de sous-catégories gigognes emboîtées les unes dans les autres en règnes, embranchements, classes, ordres, familles, genres, espèces, etc. Reste à définir les caractéristiques de chaque taxon, c’est-à-dire de chaque sous-groupe. Pour la catégorie la plus simple, il imagine une double dénomination savante (un nom de générique et une épithète spécifique) qui fera le nom savant de chaque plante et de chaque animal. Ses principes, à la fois commodes et rigoureux, connaissent un vaste succès en Europe et dans le monde, où se multiplient les sociétés linnéennes. En France, si des naturalistes de second plan, pour la plupart provinciaux, adoptent les concepts classificatoires linnéens, l’élite parisienne et en particulier celle travaillant au jardin du roi y est hostile (Duris, 1997). Buffon ouvre le feu et l’attaque violemment en 1749 dans le premier discours de son Histoire naturelle. Linné « a mis ensemble dans la même classe le mûrier et l’ortie, la tulipe et l’épine-vinettes, l’orme et la carotte, la rose et la fraise, le chêne et la Pimprenelle. N’est-ce pas se jouer de la nature et de ceux qui l’étudient ? Et si tout cela n’était pas donné avec une certaine apparence d’ordre mystérieux, et enveloppée de Grecs et d’érudition botanique, aurait-on tant tardé à faire apercevoir le ridicule d’une pareille méthode, ou plutôt à montrer la confusion qui résulte d’un assemblage si bizarre… ? Il faut bien avoir la manie de faire des classes pour mettre ensemble dans le premier ordre des mammifères des êtres aussi différents que l’homme et le paresseux ou le singe et le lézard écailleux » (cité par Barsanti, 1997). De par sa position académique d’intendant général du jardin du roi, Buffon est l’homme fort du moment et ne peut sans doute accepter que d’autres points de vue lui fassent de l’ombre. Lui défend la tradition aristocratique des cabinets de curiosités, privilégiant l’émerveillement. « L’art préside aux arrangements et il (Buffon) n’hésite pas, aux dépens d’une précision scientifique encore chimérique, à flatter l’imagination, négligeant en cela ce qu’il juge sans intérêt pour le public » (Bezombes, 1994). L’historiographie raconte aussi qu’en contrefond se jouent des conceptions plus fondamentales de l’histoire naturelle. Linné, profondément religieux, est fixiste, créationniste : le monde a été bâti une bonne fois pour toutes pendant la Genèse et il faut seulement s’efforcer d’en décrypter le grand ordre immobile conçu par Dieu. Les naturalistes français, imprégnés par l’esprit des Lumières, ne peuvent accepter cette conception. Buffon et bien d’autres ont eu l’intuition d’un évolutionnisme bien avant que The Origin of Species de Darwin, en 1859, ne mette le feu aux poudres (Foucault, 1994).
Imposer une même taxinomie
6À la révolution, le 10 juin 1793, le jardin royal des plantes est transformé en Muséum d’histoire naturelle. Douze et bientôt treize professeurs prestigieux sont appelés à élire leur directeur et à coopter leurs pairs. Des personnalités célèbres, établies, dont l’autorité est incontestée, prennent chacune en main une discipline : Daubenton la minéralogie, Fourcroy la chimie générale, Lamarck l’histoire naturelle des insectes, Desfontaines et Jussieu se partagent la botanique. Il en est de même pour l’iconographie naturelle, la géologie, l’anatomie humaine, celle des animaux, etc. Et Laissus de commenter, « les professeurs du Muséum règnent sans partage sur les sciences de la nature et sur l’enseignement de celles-ci. Ils sont à de rares exceptions tous membres de première classe de l’Institut, puis de l’Académie des sciences. Beaucoup d’entre eux appartiennent à l’Académie de médecine, plusieurs enseignent au Collège de France, à la faculté de médecine, à l’École centrale » (Laissus, 1995 ; Duris, 1997).
7Ainsi, par exemple, quand Antoine-Laurent de Jussieu prend la direction du Muséum en 1794, il dispose enfin d’une position qui va lui permettre d’approfondir et d’imposer un système de classification beaucoup plus complexe et sophistiqué, entrepris par son oncle Bernard de Jussieu. Lui multiplie les critères de discrimination quand Linné s’en tenait aux seuls organes de reproduction. La taxinomie qu’il s’efforce de développer avec sa méthode dite naturelle est basée sur l’étude de la morphologie des plantes. L’anatomie de la physiologie végétale est beaucoup plus exigeante et ne peut plus être menée par les naturalistes amateurs, habitués à une botanique descriptive et pratique, qu’elle écarte du jeu et marginalise alors qu’ils avaient jusque-là joué un rôle prépondérant dans la collecte et l’accumulation des collections (Duris, 1997). Les linnéens le dénoncent, la méthode est trop complexe, réservée à une élite savante, professionnelle, mais dont la technicité exclut la plupart des amateurs, jusqu’à vider de leur public les célèbres conférences du Muséum (Ibid.). Jussieu ne prend pas la peine de répondre aux nombreuses attaques dont il est l’objet, mais laisse de prestigieux partisans le défendre ; au final, il l’emporte parce qu’il est professeur au Muséum, à la tête d’immenses collections et d’une équipe conséquente d’assistants, de peintres animaliers, de taxidermistes, de voyageurs pensionnés par le gouvernement, financée par l’État impérial de Napoléon III, quand les autres naturalistes dispersées de par le monde ne disposent pas de tels moyens et doivent, pour la plupart d’entre eux, gagner leur vie avec d’autres occupations. Pour conforter sa position, Jussieu siège dans de nombreuses instances du pouvoir académique à la faculté de médecine et à l’Académie des sciences comme la plupart des autres professeurs du Muséum ; il est aussi grand maître de l’université et membre de diverses commissions, dont celle chargée d’améliorer l’enseignement et les publications des ouvrages scolaires au ministère de l’Instruction publique. Si bien qu’à sa mort, sa taxinomie est la seule enseignée dans les cours d’histoire naturelle (Ibid.).
Une position hégémonique indispensable au progrès de l’histoire naturelle, mais au risque de figer l’institution
8Il n’y a pas de grand ordre de la nature, mais seulement des conventions discutables, reprises, critiquées au fur et à mesure que les collections s’étendent et que les progrès de la science permettent d’approfondir l’investigation des éléments composant chaque catégorie. Dans ce domaine, la vérité n’est pas à découvrir, mais à construire. Il est donc indispensable d’imposer à tous les naturalistes de parler la même langue, de travailler avec les mêmes catégories, le même système de dénomination et de classement. L’unification des méthodes est une des conditions du progrès de la science comme processus d’intelligence collective à vocation planétaire.
9Le xixe siècle, sa première moitié surtout, est considéré comme le siècle d’or du Muséum d’histoire naturelle de Paris. Le prestige de bâtiments majestueux, édifiés en temple de la connaissance, en basilique, corrobore le poids institutionnel de l’établissement. La vocation « nationale » du Muséum s’entend au sens de « centrale », au sein du pays le plus puissant du moment. L’institution confère aux professeurs du Muséum l’autorité nécessaire pour imposer à tous les naturalistes d’adopter les mêmes règles du jeu, les mêmes méthodes ou, à défaut, d’être rejetés dans la catégorie d’amateurs dilettantes.
10En contrefond se joue l’influence décisive des grandes puissances impériales, colonisatrices sur la planète toute entière. L’inventaire de la diversité du monde, son classement en catégories imaginées par les savants européens contribue aussi, comme l’explique Corbey (1997), à « l’établissement de l’hégémonie européenne sur le monde par des États nations en rapide expansion ». Chaque collecte de naturaliste accompagnant chaque expédition contribue à l’appropriation symbolique de nouveaux territoires jusque-là inconnus, désormais non seulement cartographiés, mais appropriés de l’intérieur, phagocytés, exocannibalisés au fur et à mesure de la mise en catégories de tous les éléments qui le constituent et de leur intégration dans le dispositif de connaissance mis en œuvre par les muséums. S’y ajoutent bien sûr les hommes qui les peuplent et que de nouvelles sciences – la phrénologie, la craniologie, la physiognomonie et l’anthropométrie – s’efforcent aussi d’établir en collections avant de les catégoriser, sinon de les hiérarchiser (Gonseth, Hainard et Kaehr, 2002).
11Mais la position hégémonique du Muséum se retourne finalement contre lui. Obligé d’investir l’essentiel de ses forces là où il fait autorité, il s’épuise dans un processus sans fin d’accroissement et de conservation de ses collections (220 millions d’objets en 1990), puis de classifications essentiellement descriptives. Si bien que dès le xixe siècle, les professeurs se livrent à une guerre interne acharnée pour défendre la place nécessaire à l’installation de leurs propres collections qu’ils ne cessent d’enrichir. L’ensemble de l’institution ne peut se remettre en question, prendre la mesure des mutations qui s’annoncent avec l’émergence de la biologie et de l’expérimentation. Aussi peut-on se demander si le fait d’avoir fait cesser le débat avec l’extérieur n’a pas contribué à fossiliser le débat à l’intérieur, au sein de la communauté scientifique, jusqu’à vitrifier tout ferment de crise régénératrice.
12Le Muséum n’a pas vu non plus que les fonctions du musée évoluaient et que pour perdurer, l’institution devait non seulement convaincre le pouvoir en place, mais gagner aussi l’assentiment du grand public, quant à son utilité pour la connaissance et l’éducation.
Difficile mutation
13Dans les muséums où la muséographie est inféodée à la logique de la taxinomie, le principe conduit à l’accumulation des objets ou, au mieux, à leur ordonnancement en catégories qui, le plus souvent et faute de place, s’enchevêtrent et deviennent inintelligibles. Mais plus que cela encore, explique Montpetit (1996), les objets sont disposés et montrés en fonction d’un ordre préalable référant aux notions et aux catégories d’un savoir particulier, la systématique. Pour comprendre le propos et trouver un quelconque intérêt à l’exposition, il faut que les visiteurs soient détenteurs des connaissances qui sont au fondement de la sélection et de l’ordonnance spatiale des objets. Dans ce cas, seul le spécialiste, chercheur ou érudit, a une culture, des connaissances suffisantes pour défaire l’écheveau et faire sens, c’est-à-dire pour relier les objets exposés entre eux, en décodant les principes de leur ordonnancement. Et même, en admettant qu’ils deviennent évidents, la collection n’a finalement d’intérêt que pour les scientifiques, les conservateurs, les spécialistes ou les amateurs éclairés passionnés de botanique ou de zoologie (Rasse, 1997).
14Inversement, dans les pays scandinaves et l’Amérique du Nord, où l’institution muséale s’est développée plus tard, à la fin du xixe siècle, les conservateurs moins hostiles aux nouvelles disciplines ont développé une muséographie plus sensible et plus accessible. Ils ont notamment mis au point le principe de dioramas, qui consistent à mettre en scène des animaux naturalisés dans leur environnement (Desvallées et Mairesse, 2011). Des éléments tridimensionnels (végétation, sable, rocher, étendue d’eau), situés au premier plan, se fondent imperceptiblement dans un paysage peint en trompe-l’œil pour donner l’impression de profondeur, d’espace infini. Ce mode de présentation, proche de la vérité écologique, est immédiatement accessible au grand public dans la mesure où il mobilise l’expérience commune et les savoirs acquis par n’importe quel profane à l’égard de la nature et de l’environnement ; en contrefond, il rend visible les relations systémiques entre les animaux et leur environnement (leur adaptation au milieu, la chaîne alimentaire, etc.). En arrière-plan, expliquent Davallon et al. (1992), un savoir scientifique assure la cohérence du point de vue. « Reconstitution d’un habitat ou d’une scène, il rend visible par là même un savoir sur cet habitat où cette scène ainsi que les éléments qui les composent. »
15Les dioramas rencontrent un grand succès populaire et se multiplient. « À la fin du xixe siècle, remarquent Van Praët et Fromont (1995), ils deviennent alors un mode exclusif de présentation de la nature dans les musées scandinaves et d’Amérique du Nord, mais à l’inverse, ne remplacent pas les présentations à finalité systématique dans les musées anglais ou français » (seulement 10 % de ces derniers avaient créé au moins un diorama avant la Seconde Guerre mondiale).
16De même que les musées des Beaux-arts, repliés sur leurs exigences académiques, étaient passés à côté de mouvements artistiques majeurs, les musées d’histoire naturelle sont passés à côté des révolutions survenues dans leurs champs disciplinaires : les théories de l’évolution d’abord, puis l’écologie. Ayant perdu leur aura scientifique, ils n’intéressaient plus personne. Le public qui n’y avait jamais été admis que pour s’y recueillir, soumis qu’il était à une liturgie qu’il ne comprenait pas, s’en désintéressa. Et Van Praet et Fromont de conclure : « retranchés sur leur discipline d’excellence, en particulier la taxinomie, les musées d’histoire naturelle ont vécu jusqu’à la fin des années 1980 une telle période de torpeur, que la communauté scientifique, quand elle rechercha des vitrines culturelles de ses savoirs, se tourna vers d’autres institutions comme les parcs naturels ou les centres de culture scientifique. »
17Finalement, l’actualité des problématiques environnementales et le retour en grâce de l’institution muséale transformée par la communication, de même aussi que la nostalgie pour le patrimoine, ont sauvé la plupart des musées (Rasse et Girault, 2012 ; Rasse, 2011). La rénovation de la grande galerie du Muséum engagée sous l’égide du président François Mitterrand a imposé de reléguer au second plan l’esprit systématique qui y régnait. Pour commencer, décision symbolique s’il en est, les collections ont été enterrées dans de nouvelles réserves creusées sous l’entrée de la grande galerie. La nouvelle muséographie s’efforce de mettre en évidence les théories de l’évolution et la dynamique d’adaptation des animaux aux milieux environnants. Le principe de diorama, jugé dépassé en tant que reconstitution factice donnant une illusion de la réalité, a été remplacé par une muséographie suggestive, qualifiée par Chemetov, l’architecte en charge de la rénovation, d’allusive. On peut sans doute regretter qu’elle fasse si peu de place à l’histoire de la systématique, devenue cladistique (résumée en quelques vitrines), comme à l’histoire du Muséum, à son rôle au temps de sa puissance, dans l’émergence de la taxinomie.
Que faut-il retenir de cette histoire ?
18La vérité scientifique est construite. La taxinomie, si elle est indispensable aux progrès de la science conçue comme dispositif d’intelligence collective, repose sur des conventions ; pour cela, elle n’a d’intérêt que si elle est adoptée par les parties en présence. Pour croiser les recherches, diviser le travail d’investigation, confronter et accumuler les résultats, il faut unifier les méthodes. Dans ce jeu, ce sont les catégories et les points de vue des institutions scientifiques les plus puissantes qui s’imposent. Elles font autorité, comme en attestent l’ampleur et le prestige de bâtiments monumentaux qui les abrite, érigés en temples du savoir. Elles mobilisent des moyens comme nulle autre, parce qu’elles sont financées par les nations les plus riches du moment qui y voient une façon de rayonner et d’étendre leur puissance. Elles captent les meilleurs talents, les scientifiques les plus réputés qui par leur position institutionnelle peuvent accéder à toutes les instances de pouvoir académique où ils défendent leur point de vue et la place de l’institution, étendent et maintiennent sa suprématie. Si bien qu’elles deviennent hégémoniques, fixent les règles du jeu, celles qui les valorisent et les renforcent encore davantage. Cela est sans doute nécessaire, mais écrase les autres alternatives, indispensables elles aussi au progrès de la connaissance.