CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Sans revenir ici sur les tenants philosophiques d’un art échappant à l’histoire et d’un art qui serait document, ou sur le paradoxe énoncé par Gérard Bras (2008) à propos de Hegel – « L’art [...] n’est pas pensable indépendamment de l’esprit d’où il tire son contenu. Inséparable de l’histoire, il ne se laisse pas réduire pour autant au statut de document » –, on n’évite pas la nécessité, avec la question des classifications, d’admettre les spécificités anthropologiques de l’art (y compris celles des temps et des espaces où il n’en est pas, au sens où nous l’entendons aujourd’hui) et de ses inscriptions multiples, réitératives ou inédites, dans des moments de l’histoire. Car quelle que soit l’interrogation que l’on pose au sujet de l’art, les œuvres, même temporairement, prennent un statut documentaire, sans pour autant nier que cette approche contient ses propres limites et sans leur dénier un pouvoir (esthétique, religieux, politique ou autre) et une signification toujours en genèse. L’intérêt, à ce stade, est de ne pas refermer les principes d’approche, d’observation ou d’analyse sur eux-mêmes mais de comprendre que l’œuvre dont on souhaite rendre compte nécessite, à un moment donné, d’être perçue comme un objet de connaissance pour de multiples disciplines scientifiques.

2Si l’art, pour lui-même, n’appelle pas de classification, le procès de la connaissance étayé par l’organisation des savoirs suppose, lui, de recourir à des outils et des cadres intellectuels de différenciation intervenant comme autant de médiations nécessaires à la compréhension d’un champ perceptuel (celui des images, des sons, des sensations) et, plus largement, engageant le sensible. Et encore faudrait-il nuancer la dimension d’extériorité de ce recours en soulignant que par une attitude réflexive liée au questionnement des créateurs, ces cadres sont pris à leur tour dans les matériaux de l’art pour en interroger les frontières ou en tester les validités. C’est notamment le cas des œuvres contemporaines assimilant les valeurs et la symbolique documentaires pour réactiver l’acte créatif dans le sens d’une pratique sociale (Bénichou (dir.), 2011). Mais cette dimension documentaire de la question, qui suppose des mises au point, n’est pas seule à entrer en scène quand il s’agit de classification ; cette dernière entraîne avec elle des conceptions qui ont sans cesse occupé la théorisation des valeurs avec le topos esthétique de la hiérarchie des arts.

3Ainsi, de la catégorisation des périodes à celle des écoles, de la dénomination des esthétiques aux baptêmes des courants, de la répartition des genres à la typologie des œuvres, de la qualification des sujets à la thématisation des contenus, ou encore de la séparation des techniques au classement des disciplines, l’art présente un domaine ouvert aux principes, tentatives et systèmes de classifications ayant pour ambition de clarifier un champ de la connaissance tout en se voyant confrontés à des obstacles et des impossibilités parmi lesquels on retrouvera essentiellement la difficulté de représentation ou les concordances arbitraires entre les mots et les choses, l’intention interprétative ou la recherche d’un registre d’énonciation à la fois pertinent et partagé, la polysémie active de la fiction dont le sens est toujours recommencé, et pour la hiérarchisation, à une remise en cause permanente des critères débouchant sur une forme d’aporie théorique. Ajoutons enfin aux limites classificatoires celles qui sont nées précisément de la transgression des genres avec, en arts plastiques par exemple, la photographie en tant que sculpture ou le dessin en tant que peinture.

4Mais si on peut souscrire à l’idée que « penser, c’est classer », on peut aussi concevoir que « classer, c’est penser ». Les efforts taxinomiques, analytiques, logiques déployés dans la construction des savoirs engagent des éclairages sur les capacités heuristiques des classifications. Pour approcher le domaine, on remarquera tour à tour différentes orientations et modalités des classifications, du classement à l’indexation, quand elles prennent l’art pour objet, non sans accompagner l’approche du phénomène de ses enjeux cognitifs dans l’histoire de l’organisation des savoirs.

Savoir, désignation et mise à disposition

5Si le terme n’introduisait pas un sens péjoratif dans le langage commun, « discriminer » synthétiserait bien ce que classer suppose, au sens littéral : « Action, fait de différencier en vue d’un traitement séparé (des éléments) les uns des autres en (les) identifiant comme distincts [1]. » Classer et classifier supposent une organisation de critères dans le but de saisir les particularités d’unités discrètes soit dans une optique de rangement, soit dans celle d’établir des liens et des relations d’inclusion, d’exclusion et d’appariement entre ces unités en fonction de valeurs attribuées à chacune d’elles. Ces termes choisis pour désigner deux opérations documentaires et leur théorisation dans l’organisation des savoirs pourraient aussi, par rapprochements sémantiques, nous amener à penser les particularités d’autres opérations telles que repérer, catégoriser, ordonner, etc. Autant de termes recouvrant des réalités voisines qui s’appuient sur une faculté : celle de la différenciation inhérente à toute saisie du réel. Faire la différence entre situations favorables et dangereuses, entre informations vraies et fausses, entre remèdes et poisons, etc. engage notre vie et notre survie.

6Ces opérations intellectuelles et techniques, qui prennent aussi la forme d’activités, ont des conséquences jusque dans la définition des lieux d’exercice de la diffusion des savoirs ou de la culture, des moyens matériels, des accès à l’information physique ou numérique, des accès au document, occupant – pour ne pas dire absorbant – parfois toutes les fonctions de certains professionnels : en un mot, elles définissent des dispositifs ayant des incidences majeures sur les services aux usagers. Elles engagent le partage des savoirs, dans son organisation et sa répartition. La disposition du savoir (dans tous les sens : forme, organisation, posture, disponibilité, etc.) dans ses composantes intellectuelles, techniques, sémiotiques, définit aussi un rapport au savoir particulier dans la distance, l’appropriation, le bricolage ou le rejet (Verón, 1990). Et en arrière-plan ou en projection, résident ces deux clés du traitement documentaire : classer et indexer. Il est difficile, en effet, de séparer les principes du classement, de la classification et de l’indexation car ils sont, intellectuellement, techniquement et historiquement liés. Un autre écueil de sens rencontré concerne la séparation des notions de classification et de classement en documentation. La première repose sur un système de différenciation des sujets, de la matière ou des contenus selon un point de vue d’organisation des savoirs ; la seconde suppose une organisation physique ou spatiale d’objets, sans être obligatoirement liée à une distinction intellectuelle des contenus. Ainsi, il peut y avoir totale séparation entre indexer et classer, mais il ne saurait y en avoir entre indexer et classifier, ces deux opérations se générant et se reliant sans cesse. Si on classifie un champ de savoir, c’est que l’on nomme, définit, ordonne, hiérarchise tel ou tel élément des contenus qui le composent ; si on indexe un sujet, c’est qu’on le nomme et le définit également en fonction d’un champ de savoir. Mais comme il ne sera pas question, ou très marginalement, de classement au sens matériel de rangement dans cette approche, classer renverra donc essentiellement à classifier.

La hiérarchisation des arts ou la classification en matière esthétique

7La classification intéresse les arts sous de multiples aspects qui ont reçu différentes réponses au cours de l’histoire. Sans engager une énumération trop longue de ces révélateurs d’une histoire ou une archéologie de la mise en ordre, pour reprendre la terminologie foucaldienne, on ne saurait manquer d’évoquer la variation des classes et catégories de l’art et la liste actuelle des arts retenus.

8Dans l’Antiquité, la catégorisation des savoir-faire humains inspirés par les muses met en scène la danse, la poésie, la musique, etc. (neuf muses, en tout) sans faire intervenir, dans ce rapport entre tekhne (réunissant savoir, expression et travail) et inspiration, la peinture, l’architecture, le dessin ou la sculpture. Cette classification, dite « des arts » de façon approximative, a connu différentes versions dont les principes directeurs répondent, selon les époques, à des préoccupations esthétiques témoignant des liens et hiérarchies entre certaines valeurs philosophiques et la place accordée aux techniques. La partition médiévale entre « arts libéraux » et « arts mécaniques » illustrera cette tendance à placer les qualités positives de la pensée, capable de répondre à la mission religieuse conférée à l’art, du côté du langage, de l’écrit, du calcul et du nombre, en élisant parmi les « arts libéraux » la rhétorique, l’astronomie, les mathématiques ou la musique et en réservant l’adjectif « mécanique » à des disciplines telles que la peinture, l’architecture ou la sculpture, ainsi rassemblées avec les activités manuelles destinées à transformer la matière.

9Valeurs esthétiques et considérations sociales, mais aussi représentations sociales des auteurs, philosophes et théologiens ont ainsi teinté ces catégorisations d’une hiérarchie dans l’ordre idéel des préférences qui sont restées gravées dans les marbres de la transmission des savoirs. Elles formaient des repères intellectuels, en rapport avec une certaine vision de la phylogénèse des activités du corps et de l’esprit. Ces listes ne signifient pas que les autres formes d’expression ne prospéraient pas ou ne recevaient aucune considération sociale ; la liste des sept merveilles du monde, par exemple, vient ainsi tempérer l’exclusion de l’architecture, des jardins ou de la sculpture du « panthéon » des muses. En tant que témoignage d’une théorisation des valeurs, la liste suppose un choix : classement intellectuel qui nous indique ce qui comptait aux yeux des lettrés. Lister ces préférences, c’était les classer parmi les choses remarquables, mais selon deux principes : celui d’une énumération, d’un listage sans volonté de hiérarchisation, ou celui d’une hiérarchisation, et donc d’un classement, à l’intérieur même de la liste.

10Si la recherche historique et la sociologie (Verdrager, 2012) tendent maintenant à considérer que la condition d’artiste n’a pas été aussi dépréciée qu’on le pense en Grèce antique mais a ensuite connu des vicissitudes, à Rome, par exemple, il fallut cependant quelques siècles pour que la revendication du travail artistique en tant que création inspirée, intellectuelle autant que technique, soit reconnue selon ses dimensions singulières dans la pensée des activités humaines.

Arts et métiers d’art

11Vint alors un autre plan de différenciation qui sépara les beaux-arts de l’artisanat ou les arts majeurs des arts mineurs ou enfin les beaux-arts des arts appliqués (dits aussi décoratifs et industriels) pour déboucher au tournant du xixe et xxe siècles sur d’autres types de distinctions cherchant à dépasser les hiérarchies de valeurs par des approches sectorielles – approches qui supposaient en même temps une synthèse des arts, ainsi que l’expérimentèrent avec les arts plastiques, le design et l’architecture, des mouvements tels que Arts and Crafts ou le Bauhaus. Et si parallèlement des classifications avaient vu le jour, reliées à des théories esthétiques séparant tantôt les genres (du portrait à la nature morte), tantôt les arts du temps (musique, danse) comparés aux arts de l’espace (peinture, sculpture, architecture), elles se virent bientôt dépassées par des classifications moins hiérarchiques que typologiques élargissant comme jamais l’affirmation des médiums et des techniques : de la peinture au numérique, de la céramique à la vidéo, de la performance au textile, etc. Ainsi, des classifications cherchant à ordonner par degrés d’importance des codes plus ou moins attendus de la célébration d’un dieu ou d’une idée, on est passé à des classifications tentant de caractériser l’inscription d’un médium dans le champ vaste et interférent de la créativité.

12Le débat toujours entretenu d’une liste des dix arts après l’adjonction du cinéma en tant que septième art par Canudo, en 1923 – qui rejoignait les six arts canoniques (architecture, sculpture, peinture, musique, poésie, danse) et faisait éclater par là même cette classification en ouvrant la liste à d’autres types de disciplines – témoigne de cette orientation des classifications vers une recherche des spécificités expressives de chaque domaine artistique plus que d’une théorisation illustrée de valeurs esthétiques. Un consensus s’est ainsi plus ou moins établi sur un neuvième art avec la bande dessinée et un dixième avec les arts numériques, tandis que le huitième art pour la télévision est encore discuté.

13Cependant, malgré les tentatives modernistes d’intégration de tous les arts dans la grande cathédrale de l’architecture, il demeure des différences affirmées dans le champ général de l’art qui tiennent encore à cette distinction entre art et artisanat ou entre arts et métiers d’art (Melot, 2012) et dont on perçoit les conséquences dans les formes de pratiques, de collection et de manifestations socialement marquées. Chaque monde, au sens d’Howard Becker (1988), est traversé de référents qui supposent encore une hiérarchie des arts, mais celle-ci se conçoit alors dans des jeux différentiels extrêmement variés : invoquant l’art contemporain pour légitimer telle démarche d’art brut ou invoquant la tradition spécifique d’un métier d’art pour telle pratique créative. Ici, la catégorisation s’est déplacée vers la demande de légitimation de champs professionnels avec leurs hiérarchisations internes (arts de la scène, arts de la rue, arts plastiques, arts graphiques, arts musicaux, arts visuels, etc.). Les mélanges pratiques et disciplinaires tendent à rassembler sous des catégories tantôt contextuelles, tantôt techniques, des terrains d’expérience dont les configurations sont déplacées sans cesse dans leurs structures et leurs contours, ce dont témoigne la médiation de l’information (Régimbeau, 2006).

L’indexation des arts ou la classification en matière documentaire

14La partie liée qui se joue entre classification et indexation n’épuise pas toute la question documentaire, mais la détermination du thème ou du sujet d’un document en représente une clé majeure soulignée par Jacques Maniez (1987) : « On conçoit […] l’importance du thème dans la communication documentaire. Il est le lieu de rencontre privilégié entre celui qui cherche l’information et celui qui la détient. » Le thème a pour particularité en matière d’art de poser d’emblée une problématique essentielle en indexation : celle de l’interprétation. Il s’agit en effet de passer du registre du sensible à celui des mots, contrairement à l’indexation du texte qui demeure dans le domaine des mots. Qu’on l’aborde par le biais de la nature des signes, celui de la traduction ou de la représentation, on est inévitablement renvoyé vers un phénomène de transformation. L’indexation oblige en outre à procéder à des effets de réduction et de sélection quand on suppose de restreindre à quelques mots-clés le contenu d’une œuvre. Ainsi, par changement de registre, par contraction, par analogie, par échantillonnage, par approximation, on procède à une interprétation qui, selon les systèmes et les conditions, établit une qualité particulière d’indexation : modalités concrètes d’une médiation qui dépend d’un lieu (médiathèque et musée publics, service spécialisé, banque d’images, etc.), d’une mission, d’un contexte ou de ressources humaines ; automatique ou non (voir, à ce sujet, les capacités et limites des systèmes d’indexation automatique dans les domaines de l’image), avec ses contraintes et ses possibilités, impliquant une prise en compte ou non de l’usager.

15Une des questions récurrentes des problèmes inhérents aux classifications tient à leur adaptation aux sujets, tant du point de vue ontologique que pragmatique. Les classes et divisions de la classification décimale de Dewey (CDD), de la classification décimale universelle (CDU) ou de la Library of Congress Classification (LCC) ont été ainsi transformées au fil des décennies pour pouvoir accueillir des techniques et des courants nouveaux. Les avantages constatés des subdivisions moins longues pour les périodes et mouvements qu’on rencontre dans la CDU par rapport à la CDD, sous les indices développés à partir de 7.03, ne font que témoigner de la systématisation des catégorisations par styles et mouvements qui ont fortement marqué l’art lui-même et l’histoire de l’art à la fin du xixe et au début du xxe siècle, au moment de l’élaboration de cette classification par Otlet et La Fontaine entre 1899 et 1905, date de sa première édition.

16Mais, en dépit de ces ajustements, les classifications conservent l’empreinte de leurs conceptions originelles. La séparation dans la CDD des sciences appliquées, des arts et de la littérature reprend ainsi le schéma d’organisation des savoirs de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert en confrontant l’indexeur au dilemme incessant de la séparation des techniques, des styles et des esthétiques. Par exemple : le travail actuel sur la lumière urbaine devra-t-il rejoindre les techniques, les arts appliqués ou l’art contemporain ? Comme le souligne encore Anders Ørom (2003) à propos des sujets de l’art : « […] la terminologie du paradigme iconographique forme une partie intégrale du “bricolage” de la DDC [2] ». Même si des commissions se réunissent et travaillent à l’actualisation des indices en fonction notamment des changements technologiques et de l’apparition de nouvelles disciplines comme les arts numériques (rattachés pour leur part à la subdivision de la photographie), il demeure que les cadres intellectuels et idéologiques de départ obligent par endroits à des bricolages classificatoires avec des conséquences, parfois déroutantes, dans les espaces de rangement (Granger, 2003).

Codes et vocabulaires pour classer

17La description des œuvres et la détermination des sujets rejoignent en certains points l’expérience de la collection si l’on en croit les vestiges de la littérature antique où sont consignées à la fois esthétique et pédagogie de l’art. Dans l’ouvrage de référence de Philostrate, Eikones (« Les images »), mieux connu sous le titre de la Galerie de tableaux, c’est une transmission de la mythologie autant qu’une rhétorique appliquée aux images qui nous sont données : l’épique, le tragique, le merveilleux, portraits, paysages, scène de batailles, vie, échecs et exploits des héros et des dieux attestent des principes et modalités de l’énonciation des sujets. Et le texte déroule les images marquantes d’une culture, venues au fil du temps augmenter un musée virtuel toujours actuel. Premières pierres d’une indexation dont on sait qu’elle peut concerner une mise en relation avec une organisation classificatrice des savoirs. En attribuant des codes à des sujets donnés du répertoire iconographique de l’art – prolongeant par là le souhait de Paul Otlet (1934) pour la réalisation d’un « Index iconographique universel » – le système hollandais Iconclass [3] a poussé l’indexation systématique des sujets aussi loin qu’une classification de ce genre – reposant sur une codification hiérarchique alphanumérique – peut le faire : le caducée d’Hermès y sera ainsi représenté par l’indice « 92B58 » et le salut entre deux personnes par « 33A1 ». Par ailleurs, des thésaurus ont formalisé la définition des sujets sans pour autant en dégager, comme Iconclass, une classification. C’est le cas du Art and Architecture Thesaurus (AAT) [4], originaire des États-Unis, qui compte maintenant 131 000 termes d’indexation ou du Thésaurus iconographique : système descriptif des représentations de François Garnier (1984), en France, qui guide notamment l’indexation des œuvres répertoriées dans la base Joconde.

18Enfin, on ne pouvait saisir les diverses implications de la classification sans évoquer ses relations avec le patrimoine. Claude Chirollet (1998) en a synthétisé les enjeux dans une formule qui dénote toute l’attention et la passion de ceux qui en furent les instigateurs professionnels ou bénévoles : « L’inventaire, la classification, le catalogage systématique, la restauration et la conservation muséale s’imposèrent dès la fin du xviiie siècle comme une pressante exigence morale ». Cette prise de conscience avivée par la constitution d’un patrimoine national, puis progressivement mondial à travers les instances de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco), s’est donc appuyée sur le travail de mise en ordre des monuments et des documents dans des cadres classificatoires et indexatoires dont on a hérité de plusieurs manières ; 1) dans la définition des listes de priorités pour la sauvegarde du patrimoine selon des critères qui ont permis de « classer » (au sens de distinguer, mais aussi d’instruire un dossier pour classer une affaire) les monuments, les objets, puis les biens matériels et immatériels patrimoniaux ; 2) dans le travail de recherche et d’harmonisation des termes en une formalisation lexicale et sémantique, notamment à travers les vocabulaires et thésaurus qui ont servi à dresser les notices des identités physiques et symboliques de ces biens (collection des « Vocabulaires » de l’Inventaire général du patrimoine culturel) [5] ; 3) dans l’élaboration de repères identifiant et caractérisant les œuvres et les documents sur l’art en rejoignant parfois les classifications générales ou en proposant des classifications spécifiques.

Ontologies et valeurs

19De l’acte de nommer à celui de classer, la liste seule ne suffit pas ; il lui faut d’autres opérateurs et une forme de critériologie pour organiser des matériaux intellectuels en un système cladistique ou de divisions. Progressivement, la constitution de banques de données, de sites, de bibliothèques numériques et de portails sur l’art permet de saisir avec plus d’acuité ce que les classifications impliquent en amont pour la définition des termes et des catégories qui réunissent et séparent les œuvres. Même s’il peut paraître prématuré de parvenir à une interopérabilité efficace, le travail sur les ontologies peut prendre en compte ici avec pertinence l’histoire de l’organisation des savoirs quand ceci se précise avec le Web sémantique. Quant à la classification des arts qui procède d’une hiérarchisation esthétique dépendante de codifications et de valeurs sociales, elle ne peut que renvoyer à une approche pragmatique établissant l’objectivation dans chaque cas des conditions de son élaboration.

20Aussi bien du côté de la classification documentaire de l’art que du côté de la classification des arts, la nécessité d’organiser l’information s’impose plus aujourd’hui comme un moyen cognitif de constituer des repères que de tracer un cadre interprétatif ordonnant des valeurs, mais cette tendance est elle-même confrontée aux déplacements des repères théoriques d’une approche critique de l’art et de l’histoire de l’art. La remise en cause des structures hiérarchiques aux structures polyhiérarchiques à facettes des classifications en témoigne mais, au-delà de leurs capacités combinatoires, ces dernières témoignent aussi des développements d’un double mouvement critique dans la conception des classifications : l’un, interne, qui interroge les conventions (terminologiques, conceptuelles) des critères classificatoires face aux sciences de l’art, et l’autre, externe qui provient de la prise en charge des questions classificatoires par les sciences de l’art. L’épistémologie des savoirs demeure dans l’approche des classifications un des axes à privilégier si l’on ne souhaite pas accorder trop de crédit à des évidences temporaires.

Notes

  • [1]
    Selon le Trésor de la Langue Française informatisé (TLFi). Disponible en ligne sur : <atilf.atilf.fr/tlf.htm>, consulté le 26/04/2013.
  • [2]
    « […] the terminology of the iconographical paradigm forms an integral part of the “bricolage” of the DDC ».
  • [3]
    Disponible en ligne sur : <www.iconclass.nl/home>, consulté le 26/04/2013.
  • [4]
    Disponible en ligne sur : <www.getty.edu/research/tools/vocabularies/aat/index.html>, consulté le 26/04/2013.
  • [5]
    Collection comprenant douze ouvrages – parmi lesquels Architecture, Céramique, Métal, Peinture et dessin –, publiée par Les éditions du Patrimoine, Centre des monuments nationaux, éditeur délégué des services patrimoniaux du ministère de la Culture et de la Communication.
Français

La classification des œuvres d’art engage à reprendre d’une part la question de la hiérarchisation des arts et d’autre part à comprendre l’intérêt et les limites des classifications documentaires. Dans cette optique sont abordées les différentes orientations et modalités des classifications analysant comment l’esthétique et la documentation sont confrontées à des enjeux idéologiques et cognitifs dans l’histoire de l’organisation des savoirs.

Mots-clés

  • classification des arts
  • classification des œuvres d’art
  • organisation des savoirs
  • indexation des œuvres d’art
  • documentation de l’art

Références bibliographiques

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  • Chirollet, J.-C., Les Mémoires de l’art, Paris, Presses universitaires de France, 1998.
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Gérard Régimbeau
Gérard Régimbeau est professeur des universités en SIC à l’université Montpellier 3, Institut des technosciences de l’information et de la communication (ITIC) et chercheur au Laboratoire de recherches appliquées en sciences sociales – centre d’étude et de recherche en information et communication (LERASS-CERIC).
Mis en ligne sur Cairn.info le 25/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/51553
Pour citer cet article
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