CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Le problème des relations qu’entretiennent les diverses branches du savoir se pose depuis l’Antiquité. Soucieux de fixer la place de la connaissance spéculative dans les activités humaines, Aristote l’a abordé plus précisément que Platon – chez qui prime l’unité de la pensée – en distribuant les sciences en poétiques, pratiques et théorétiques. Cette question a été reprise au Moyen Âge sous la forme d’un plan d’études fondé sur la distinction des sept arts libéraux. Au xviie siècle, on trouve chez Francis Bacon (The Advancement of Learning, 1603) une partition du savoir associée à la métaphore de l’arbre aux ramifications successives plus ou moins développées puis, chez Descartes, la même figure avec ses racines (la métaphysique), un tronc (la physique), les branches principales (la médecine, la mécanique et la morale) – l’accent étant mis ici sur l’unité de la méthode. Un siècle plus tard, le programme encyclopédique exposé par D’Alembert dans le Discours préliminaire (1751) perpétue la distinction baconienne des trois facultés de l’âme (mémoire, imagination, raison), auxquelles sont respectivement ordonnées l’histoire, la poésie et la philosophie. Même si des principes plus rationnels y sont mis en œuvre, notamment dans le rangement des sciences de la nature, l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert relève davantage d’un plan d’exposition que d’une classification raisonnée.

2La classification des sciences – répartition systématique en catégories de l’ensemble des connaissances acquises dans une discipline – trouve dans le Cours de philosophie positive (1830-1842) d’Auguste Comte son expression la plus répandue. Six groupes de sciences théoriques, accompagnées d’études concrètes descriptives ou narratives, sont distingués : mathématique, astronomie, physique, chimie, biologie, physique sociale ou sociologie. Un principe d’abstraction décroissante et de complexité croissante préside à cette distribution hiérarchisée qui, combinant rapport naturel et ordre de succession, est inséparable de la loi des trois états. Sa simplicité tranche avec les divisions en deux règnes, sciences cosmologiques/sciences noologiques, sous-règnes, embranchements/sous-embranchements, etc., exposées dans l’Essai sur la philosophie des sciences (1834) d’André-Marie Ampère ; cette vaste entreprise, calquée sur ce qu’avait fait Bernard de Jussieu pour les végétaux, n’a pas acquis la notoriété attachée à la classification comtienne, en dépit de son grand intérêt pour l’histoire des idées. Le même constat peut être fait au sujet de The Classification of the Sciences (1864) d’Herbert Spencer, dirigée contre l’« ordre sériaire » de Comte, mais dans laquelle le regroupement des sciences en « abstraites », « abstraites-concrètes », « concrètes », portant respectivement sur les formes, les éléments, l’unité des phénomènes, est d’une pertinence discutable.

3À côté d’autres classifications des sciences, comme celles d’Antoine-Augustin Cournot et de Charles Renouvier, il en est une qui intéresse plus particulièrement les sciences sociales. On la doit à Edmond Goblot (1858-1935), logicien et sociologue, auteur d’un Traité de logique (1918) bien connu des philosophes, et d’une étude sur la stratification sociale La Barrière et le Niveau (1925) longtemps ignorée des sociologues. Deux autres ouvrages, l’Essai sur la classification des sciences (1898) et Le Système des sciences (1930), développent une réflexion originale sur la « position systématique » des différents domaines du savoir. Le point de départ en est la recherche de ce qui est premier dans chaque ordre de connaissances, c’est-à-dire la « notion fondamentale » qui constitue son objet propre et son véritable commencement. S’il n’y a pas, en effet, de principe unique, de « loi suprême », de lois générales contenant des lois spéciales, il existe « un nombre défini de notions fondamentales et irréductibles » (1898).

4Avant d’identifier ces concepts élémentaires, Goblot s’applique à montrer l’unité formelle de la science : méthode expérimentale et méthode démonstrative ne correspondent pas à deux sortes de sciences différentes, mais à deux moments du travail scientifique. Le dualisme logique une fois reconnu entre sciences de raisonnement et sciences d’observation, on aperçoit qu’à partir de « pôles extrêmes », la mathématique et la science de la nature marchent en sens inverse l’une vers l’autre : la première « analyse et développe des lois de l’esprit pour les rendre applicables à la diversité et à la complexité des faits ; [la seconde] rassemble les faits et les coordonne en des conceptions de plus en plus conformes aux lois de l’esprit » (Ibid.). D’où l’accent mis sur les lois communes du développement des sciences, la place de l’induction en mathématiques, de la déduction dans les sciences de la nature, la démonstration déductive comme forme définitive de toutes les sciences qui se différencient donc non par leurs méthodes, mais par leurs notions fondamentales.

5Ainsi introduit, le système des sciences de Goblot comprend trois « sciences pures » : l’arithmétique et l’algèbre, avec pour objet la quantité, expression de la mesure en général ; la géométrie, qui traite de l’espace comme possibilité indéfinie des formes, grandeurs et situations ; la mécanique, qui étudie le mouvement : dégagée de l’expérience pour se faire de plus en plus rationnelle, c’est la science qui offre le meilleur exemple d’une évolution de l’inductif vers le déductif. Ces « notions irréductibles » reçoivent des appellations variables : dans leur récapitulation finale, la géométrie devient science de l’étendue et le « concept fondamental » de la mécanique est non plus le mouvement mais la vitesse, « c’est-à-dire la notion du temps ajoutée à celle de l’espace et la mesure de l’un par l’autre » (Ibid.). Il reste que chacune d’elles, propre à servir de « vrai commencement » à des séries déductives, marque l’entrée dans une science nouvelle aux frontières nettement tracées. Tel n’est pas le cas pour les sciences qui suivent. Il s’agit de trois « sciences empiriques » qui ne sont qu’imparfaitement parvenues à dégager leurs notions fondamentales et initiales. Ce sont la cosmologie, incluant la physique, centrée sur la matière, la biologie, à laquelle la psychologie est associée, qui s’applique à établir les lois de la vie, la sociologie conçue comme la science des services. Pour chacune d’entre elles il faut distinguer : 1) les sciences abstraites, purement théoriques ; 2) les sciences concrètes ou appliquées ; 3) les sciences pratiques comme les arts mécaniques. Les sciences concrètes sont elles-mêmes divisées en « spéciales », « descriptives » et « historiques » selon que l’on considère l’ordre systématique, l’espace et le temps.

6L’attention donnée par Goblot à la sociologie, « science des lois qui régissent les phénomènes sociaux », est à souligner. Cinq chapitres sont consacrés à cette « science sociale théorique », distincte des sciences pratiques et de l’histoire, que contestent les économistes. En fait, l’économie, science de l’échange, n’est qu’une partie de la sociologie. Une fois distingué le « fait social » du « fait collectif », puis posé que « tous les faits sociaux sont des services », les trois types que présentent ces derniers – gratuits, échangés, réciproques – sont tour à tour examinés. Les œuvres de G. Tarde et de É. Durkheim permettent de préciser les deux moyens par lesquels on peut se procurer les services qui ne sont ni échangés ni réciproques : l’influence et la contrainte. Sans doute n’est-il pas encore possible de donner une classification des branches de la sociologie ; mais on peut spécifier en ce domaine des « groupes de connaissances » : l’économique, la politique, le droit, la famille, la communication, la religion, la science, l’esthétique et la morale.

7La « communication des idées et des sentiments », qualifiée d’« ordre considérable de faits sociaux souvent délaissés par les sociologues », donne lieu à des commentaires d’une éclatante originalité. Au premier rang de ces faits se place la sympathie qui elle-même suppose d’autres relations sociales. Une science du langage serait susceptible d’en rendre compte : « On pourrait […] nommer sémantique la science de l’expression et de la signification en général. » L’analogie des lois de la linguistique et des lois de l’économique est démontrée : une langue est assimilable à un marché ; les mots sont offerts et demandés, ils sont « la monnaie de la pensée » ; « leur valeur s’établit à peu près comme celle d’une monnaie ». Une autre analogie, plus classique, celle de l’organisme social et de l’organisme vivant, est aussi longuement analysée. Elle conduit finalement Goblot à estimer que la biologie, la psychologie et la sociologie forment un seul système scientifique complet. Mais on ne peut pas encore « en désigner la notion fondamentale, analogue à la quantité, à l’espace, et au mouvement ».

8En 1921, dans une série de leçons données à l’université de Barcelone et publiées en 1930 sous le titre Le Système des sciences, Edmond Goblot est revenu sur sa « classification ». Pour répéter que la distinction des sciences abstraites, déductives, idéales et des sciences concrètes, expérimentales, réelles ne répond pas à la nature des connaissances, mais à leur degré d’avancement. Pour confirmer aussi qu’il n’y a pas lieu de considérer la bio-psychologie d’une part, la sociologie d’autre part, comme des sciences indépendantes : « la spécialisation dans ce domaine si vaste de la bio-psycho-sociologie n’est que division du travail » (1930). Pour rappeler surtout que l’agencement des savoirs ne doit pas être une construction artificielle, une classification close, un cadre rigide. Il notait déjà en 1898 que « la science s’organise et se classe toute seule à mesure qu’elle se fait ». Vingt ans plus tard, il s’efforce toujours de déterminer l’objet de chacune des sciences, d’en marquer les limites, de reconnaître les relations qui les unissent – particulièrement celles de subordination et de dépendance. Cette étude, qui constitue selon lui une partie essentielle de l’épistémologie, est « ordinairement désignée sous le nom de classification des sciences » (1930).

9Bien qu’il l’ait antérieurement employée, « conformément à la tradition de Comte et d’Ampère », cette expression lui paraît désormais « impropre ». En effet, « il ne saurait y avoir de classification là où il n’y a pas de classes. Une classe est un groupe idéal d’objets, en nombre indéfini, qui ont des caractères communs. […] On ne peut pas classer les sciences parce que chaque science est un objet singulier et que le nombre des sciences est limité ». C’est donc le « système de la science humaine » (Ibid.) qu’il a entrepris de décrire. Il l’a fait sans égard aux catégories instituées ou aux appellations contrôlées : ainsi les sciences « normatives » sont présentées dans un chapitre qui s’insère entre les sciences morales et la morale associée à la croyance ; en dissipant la confusion faite par Comte « entre le problème théorique de la classification des sciences, c’est-à-dire de la détermination du concept abstrait qui est propre à chacune d’elle, et le problème pratique de la division du travail entre les savants » (1898) ; en s’affranchissant aussi de toute tutelle scientifique : les progrès réalisés par les sciences de la nature, qui sont passées avec Claude Bernard de la constatation à la démonstration, n’ont pas empêché Goblot de dénoncer le « fanatisme de la méthode expérimentale » (Ibid.) qui en a résulté.

10Paris 5

Références bibliographiques

  • Ampère, A.-M., Essai sur la philosophie des sciences ou Exposition analytique d’une classification naturelle de toutes les connaissances humaines, Paris, Bachelier, 2 vol, 1834-1843.
  • Comte, A., Cours de philosophie positive (1830-1842), rééd., Paris, Hermann, 2 vol., 1975.
  • Goblot, E., Essai sur la classification des sciences, Paris, F. Alcan, 1898.
  • Goblot, E., Le Système des sciences, Paris, A. Colin, 1930.
  • Spencer, H., La Classification des sciences (1864), tr. fr. sur la 3e éd. (1871), Paris, G. Baillière, 1872.
Bernard Valade
Bernard Valade, est professeur émérite à la Sorbonne (Université Paris Descartes).
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Mis en ligne sur Cairn.info le 25/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/51554
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