CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1« Un savoir à l’image du monde » : galvaudée, l’expression ne renvoie-t-elle pas néanmoins à une certaine réalité ? L’ambition objectivante des sciences et l’autonomisation historique progressive des savoirs n’excluent pas l’existence de normes exogènes donnant lieu à des modes d’organisation et de (re)présentation symboliques de leurs productions variables selon les époques. Dans le sillage de Durkheim et Mauss (1903 [1969]) qui invitaient « à voir dans les méthodes de la pensée scientifique de véritables institutions sociales », force est en effet de rappeler que la relation science/société se donne aussi à voir dans les choix qui président aux dispositions internes retenues par ces inventaires des acquis d’une période donnée que sont les encyclopédies. Bien que l’on trouve de Ramus à Diderot et d’Alembert en passant par Bacon, Leibniz et d’autres, « une même disposition diagrammatique, propension à dessiner et spatialiser les segments de la connaissance » (Darnton, 1985), les différents principes animant le travail classificatoire varient significativement (Eco, 2010) et se structurent autour de trois grands motifs dominants, trois grandes formes idéaltypiques – le cercle, l’arbre et le réseau – qui se succèdent dans le temps. Si la périodisation établie ne convie évidemment pas à adopter une perspective évolutionniste, elle témoigne néanmoins de la présence et de l’impact de conceptions du monde (Weltanschauungen) sur l’entreprise encyclopédique et sur la mise en ordre particulière des savoirs qu’elle retient et laisse à la postérité.

Théocentrisme des sommes

2Introduit en France par Rabelais qui l’emploie dans le chapitre XX de son Pantagruel, le terme « encyclopédie » était déjà connu des Grecs sous l’expression egkylios paideia pour désigner un ensemble clos et organisé de connaissances dont les jeunes gens devaient didactiquement faire le tour. À partir d’un contenu figé dans des résumés, catalogues, centons, abrégés, bibliothèques ou épitomés, le savoir qui y était consigné devait satisfaire au double principe de totalité et d’unité, condamnant d’emblée l’ensemble à sa propre clôture. L’explication de cette première version de l’encyclopédie est à rechercher dans la conception générale du monde qui prévalait alors et était liée aux tentatives cosmogoniques. « L’objet du savoir s’appréhendait comme finitude, son mode d’être global était le cosmos, duquel on ne songeait à achever de dire son essence. » (Auroux, 1979). L’unité et la clôture du savoir répondent donc au monde pensé lui-même comme une catégorie de l’Être. L’entreprise encyclopédique se résume alors à une simple énumération additive d’un ensemble d’éléments arrêtés et exposés, matière après matière, selon un ordre hiérarchisé fidèle aux valeurs propres à l’Être.

3Ici comme ailleurs (dans les conceptions du corps ou de la ville parfaite par exemple), c’est naturellement dans la figure du cercle comme modèle cosmogonique et figure de la perfection démiurgique, que l’architecture du savoir grec trouve ses idéaux pédagogiques de régularité, d’unité et d’harmonie, à l’instar, par la suite, des Romains qui parleront d’orbis doctrinae ou, comme Vitruve, d’encyclios disciplina. Ce recours à la figure circulaire, qui s’illustrera singulièrement dans Les Noces de Mercure et de la philologie de Capella, renvoie à un mode de disposition concentrique des disciplines hiérarchisées dans leur exposition selon un ordre spiralé et ascendant d’importance et de noblesse, du terrestre au céleste, de l’empirique à l’abstrait, et dont la sapientia est à la fois le terme et le centre. Mais c’est surtout – et à rebours des intentions de L’Histoire naturelle de Pline qui poursuivait un objectif descriptif et détaché de toute transcendance – dans les encyclopédies chrétiennes, telles celles d’Augustin d’Hippone et Cassiodore, qu’est attribuée à ce cycle d’études sa valeur originelle, pour concevoir les arts libéraux comme des moyens terrestres et autant d’étapes nécessaires à la connaissance de Dieu.

4Le cercle renvoie donc à cette toute puissance épistémologique de la démiurgie puis de la théologie qui chacune projette sur la connaissance sa propre image de l’unité du monde en obligeant chaque production à s’y plier.

5Typique de l’encyclopédisme médiéval, les Sommes témoigneront de cette subordination de la connaissance de la nature à l’adoration de Dieu, pour en montrer la grandeur dans et sur le monde (sa création), tout en illustrant « cette tension entre savoir profane et issue chrétienne » (Ribémont, 1990) qui obligera à des réaménagements importants. La fidélité d’Isidore de Séville au modèle circulaire grec le conduit ainsi à adopter, pour ses Etymologiae, une conception cyclique du temps regardé comme un processus de dégradation. Le travail de la vérité consiste alors en un retour (étymologique) à une origine première, à un point central où résident l’intégrité authentique des choses et des êtres. Or cette espèce d’âge d’or cognitif sied mal à « l’optimisme chrétien d’une rénovation de toutes choses dans le Christ et d’un temps linéaire orienté vers son accomplissement » (Fontaine, 1966). Entreprise par Raban Maur, la christianisation de l’encyclopédie d’Isidore passera alors par un profond remaniement interne des chapitres selon un plan allant des livres sacrés et de l’histoire sainte aux choses humaines et terrestres, que l’on retrouvera également chez Barthélémi l’Anglais, B. Latini ou encore Richard de Saint-Victor (Gandillac, 1966).

Le cercle mis en scène : les théâtres de la mémoire

6De cette tension qui s’installe au Moyen-Âge, le cercle l’emportera sur la ligne droite. « Harmonia mundi », « encyclie », cyclopédie, « galliade », etc. Nombreuses seront pendant la Renaissance les appellations et variantes autour du projet de constitution d’un savoir total où le cercle, comme symbole de concaténation, de clôture et de hiérarchie, gardera à chaque fois son pouvoir structurant. Du Bellay parlera de ce « rond de Sciences que les Grecz ont nommé encyclopedie » tandis que dans De arte cyclognomica (1569), C. Gemma inventera une « méthode circulaire » permettant de tout connaître, et R. Fludd, un ars rotunda. Si, selon Érasme, « achever le cercle revient à rendre une chose parfaite en toutes ses parties », la centralité sera logiquement la condition même de cette perfection, l’articulateur fondamental de la totalité, avec des modalités variables et dépendantes de la fonction que les auteurs lui attribuent, « selon que les disciplines convergent vers le centre du cercle ou qu’elles rayonnent à partir de lui ou que le cercle est comme la dilatation du centre » (Céard, 1991). De l’institution du prince de G. Budé (1547) sera représentatif de cette volonté de reductio ad unum en concevant une discipline donnée (droit, belles-lettres ou Écritures) comme un concentré des autres dont il importe, pour y accéder, de faire le tour complet en suivant, au moyen de la boussole interne qu’elle offre, une progression prenant la forme, sur un circuit fléché, d’un mouvement tournoyant ascensionnel.

7Découvrir l’alphabet du monde, la clavis universalis utilisée par le Grand Architecte, pour l’appliquer à la compréhension de n’importe quel objet et trouver un mode d’organisation « naturel » des savoirs et aisément mémorisable : telle est, comme ultime avatar de l’encyclopédisme circulaire, la visée de ces édifices hémicycliques que sont les différents théâtres de la mémoire (Yates, 1975). Au croisement des arts de la mémoire, de la cabale, de l’hermétisme et de l’astrologie, les réalisations de Camillo, Lulle ou Bruno, pour ne citer que les plus célèbres, consistent en des projections sur un espace tridimensionnel d’images archétypales disposées en différents lieux selon un ordre géométrique de cercles concentriques entrecoupés à intervalles égaux de rayons. Ces constructions, d’inspiration là encore cosmologique et plus précisément héliocentrique [1], entendent déployer et balayer, par ordre d’importance hiérarchique et au moyen d’une roue, la totalité des connaissances à tous les stades et niveaux de la création. Face à la multiplicité inchoative de l’empirique, la « logique fantastique » (Rossi, 1993) du theatrum orbi répond donc au rêve du Un, à cette représentation d’un univers clos et stable et à cette promesse d’un savoir à son image, speculum major, pour reprendre le titre de l’encyclopédie de V. de Beauvais au xiiie siècle, du monde naturel.

8Or, « derrière le cadre ancien préservé en apparence se profile la destruction inavouée de toute subordination » (Maillard, 1987). L’afflux de nouvelles connaissances, la multiplication des liens entre les savoirs et l’apparition de jeunes disciplines rendent floues, dès la fin de la Renaissance, les nomenclatures, caduque la division hiérarchique des sciences, et finalement illégitime le cercle, inapte à rendre compte de leurs correspondances avec un réel qui, de son côté, s’élargit et se diversifie singulièrement avec les grandes découvertes [2]. Témoin de cette force centrifuge, la mode des Bigarrures, des Diversités et des Curiosités qui se perdent dans les digressions érudites, les commentaires sans fin, les inventaires, catalogues, compilations et autres thesaurus… Émerge alors une conception plus rayonnante du monde que se chargera d’exprimer, chez Pascal, Montesquieu ou Bayle, la métaphore de la toile d’araignée (Poulet, 1961).

Entre chaînes de la raison et labyrinthe du monde : l’arbre de la science

9C’est dans la célèbre figure de l’arbre que l’on trouvera par la suite le schéma classificatoire adapté aux exigences nouvelles de la volonté systémique, à la fois ouverte aux productions récentes (des sciences physiques, naturelles ou techniques) et fermée pour ne justifier leur détour que pour une terminaison finale suprême. Figure archétypale ancienne que l’on trouve tant dans la Bible que chez Porphyre, l’arbre avait déjà été mobilisé au Moyen-Âge par Lulle (1295), indiquant par là des chevauchements voire des concurrences avec le cercle, et invitant, plus généralement, à concevoir comme relativement étanches les périodes. Reste que l’Arbre de Ciènca de Lulle, en fixant les étapes d’un parcours initiatique orienté vers un savoir révélé, demeure largement représentatif d’un contexte avec lequel rompt totalement Bacon. L’arbre du Chancelier anglais, destiné à doter le savant d’un novum organum, perd en outre toute connotation théologique au profit d’une démarche expérimentale qui, en même temps qu’elle dévoile la nature dans sa complexité, sa multiplicité et ses dynamiques, entreprend sur cette base empirique autosuffisante, une remise en ordre des savoirs. « Labyrinthe pour l’entendement humain qui le contemple […] tant de nœuds, de tours et retours se croisent en tous sens », le monde impose en effet d’en juguler les dangers, « un fil pour diriger notre démarche » (Bacon, 1845 [1605]), que Bacon trouvera dans le principe généalogique : la métaphysique est cette racine, ce « réservoir d’axiomes » irriguant le tronc de connaissances universelles et communes à toutes les disciplines qui, à leur tour, le nourrissent d’enseignements empiriques spécialisés.

10Mais l’expérience suffit-elle vraiment à épuiser le réel, à en circonscrire, sans s’y dissoudre, la complexité et les méandres et à le traduire en des catégories claires et stables ? C’est sur un échafaudage construit more geometrico que s’élève la célèbre arborescence de Descartes. L’entreprise vise à répondre à cet univers infini et ouvert suite au démantèlement de la conception ptoléméenne du cosmos (Koyré, 1962). Produit de la raison triomphante qui se ramifiera en « longues chaînes », son arbre fera des mathématiques, du pouvoir déductif de leurs « notions évidentes, claires et simples », et de leur excellence démonstrative, son origine première. La logique présidera à la reconstruction abstraite du réel en délivrant une méthode valable et applicable à toute discipline qui s’en propose l’étude

11Mais la nature, pour écrite qu’elle soit en langage mathématique, ne s’y résume pas. « Ainsi, toute la philosophie est comme un arbre, dont les racines font la métaphysique, le tronc est la physique, et les branches qui sortent du tronc sont toutes les autres sciences qui se réduisent à trois principales, à savoir la médecine, la mécanique et la morale… » (Descartes, 1989 [1644]). L’arbre puise donc à une double source qui délivre sa vraie nature. Dressé, par le tronc de la physique, vers la connaissance du sensible, il est profondément planté, par sa racine métaphysique, dans l’être. Les idées premières et évidentes qui assurent de la connaissance scientifique du réel croissent en fait sur un terreau ontologique qui garantit, par l’existence de Dieu, l’unité de la nature. Aussi, tout élevé qu’il soit sur l’esprit de géométrie, l’arbre ne se dépouille-t-il pas aussi aisément de l’apriorisme religieux et de l’aura métaphysique du cercle.

Vers un encyclopédisme réticulaire

12C’est chez Leibniz que l’encyclopédisme s’émancipe de cette double tutelle normative en même temps que la ramification s’y complexifie. Dispersé en essais de division des sciences, en plans, tables de définitions et esquisses de préfaces et animé par l’idée de trouver une langue universelle, son projet signale d’emblée le caractère volontairement équivoque de son système de classification des savoirs qu’il comparera, à l’instar de Diderot, à un océan [3]. Sauf artifice ou dogmatisme, aucune idée princeps, aucune science reine ne saurait y jouer de référent central pour l’organiser en surplomb car « il n’y a point de terme si absolu ou si détaché qu’il enferme des relations dont la parfaite analyse ne mène à d’autres choses et même à toutes les autres » (Leibniz, 1990 [1765]). C’est donc à un vaste système auto-corrélé, fortement connexe, acentré et sans limites qu’oblige l’empiétement des sciences, des concepts et des faits, sans possibilité de les hiérarchiser ni de leur assigner une place définie. Une telle situation impose un mode de présentation nouveau, non plus seulement linéaire mais sur un espace pluridimensionnel qui facilite et multiplie les circulations, tant « une même vérité peut avoir beaucoup de places selon les différents rapports qu’elle peut avoir » (Ibid.).

13À cette fin, Leibniz prévoit une infrastructure matérielle novatrice, avec système de renvois, répertoires alphabétiques et disciplinaires qui seront des outils aussi pratiques par leur fonction de repérage qu’heuristiques pour découvrir de proximités nouvelles et des parentés analogiques. Laissant place aux idées neuves, inventions, hypothèses et conjectures, c’est, selon une logique combinatoire, un ordre souple et léger que vise Leibniz, adapté aux jeux de la créativité et aux remaniements et restructurations partielles ou non des savoirs qui en résultent (Serres, 1968).

14L’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert fait sienne ce nouvel esprit scientifique qui répond en fait aux normes intellectuelles inédites qu’installent les révolutions galiléenne et copernicienne, la découverte de l’infini par Cues et Bruno et le relativisme culturel (Gandillac, 1966). Dès lors, le monde qui s’ouvre – « monde qui se renouvelle sans cesse, où chaque chose se montre sous les côtés les plus multiples, change d’aspect d’un moment à l’autre et contient une parcelle de toutes les autres » – appelle davantage l’esprit de finesse que l’esprit de géométrie, « tant il n’y a pas un grand principe de construction qui lui donnerait de l’unité » (Groethuysen, 1956). En effet, c’est dans cette conception du monde et de ses propriétés propres que Diderot trouve la forme d’organisation – le réseau – à suivre pour l’ordre du savoir mais également et selon un mode de conceptualisation identique, pour l’ordre du vivant et sociopolitique (Letonturier, 1996) [4]. Selon lui, l’univers, qui « n’a point de bornes » (Diderot, 1994 [1745]), est un ensemble interdépendant d’éléments hétérogènes formant, par le jeu de leurs libres associations et affinités mutuelles, des arrangements provisoires et instables. « Tout étant lié, enchaîné, coordonné » (Diderot, 1994 [1773-1774]), l’ensemble ne saurait être ramené à l’ancienne figure classique du Un (cercle ou arbre), mais relève davantage, comme « combinaison d’une infinité de séries entrelacées et mêlées » (Art. « Liaison »), du multiple. Diderot en trouvera l’expression achevée dans l’idée d’« enchaînure universelle » (Ibid.). À l’opposé de la successivité linéaire de la fameuse chaîne des êtres, sa structure en réseau se donnera dans une interconnexion ahiérarchique et acentrée et une interdépendance forte sans début ni fin.

15Impossible, dès lors, de suivre les Règles pour la direction de l’esprit de Descartes (1694), d’adopter la raison, sa rectitude et sa progression régulière et graduée, des causes aux conséquences. Dans l’épistémologie de la relation qui s’esquisse ici comme dans le reste de l’œuvre de Diderot (Saint-Amand, 1984), penser revient en une sorte de tissage [5], en une recherche tous azimuts des liens forts ou faibles, proches ou lointains, sûrs ou probables, puisque « chaque fait peut être mis en relation par quelque côté tantôt avec l’un, tantôt avec l’autre » (Groethuysen, 1956). Du coup, plusieurs entrées sont possibles, le réel se laissant toujours appréhender par une infinité de points de vue. Au chemin droit, Diderot préférera donc la carte, et à la chaîne, le labyrinthe qu’est, comme chez Leibniz, le monde [6]. Pour caler « ce circuit de milliers d’idées » (Diderot, 1994 [1769]) aux procès de la nature, il fera de l’analogie et des associations d’idées, le véritable moteur de recherche de cette science « lieuse ».

Les renvois, « réseaux du monde du savoir [7] »

16Si l’arbre offre un principe subordonnant qui permet de classer et diviser les disciplines (en sous-disciplines, etc.), Diderot et d’Alembert l’articulent ensuite à un système plus complexe, dit figuré, qui croise trois ordres : un horizontal qui propose en colonnes une triple répartition des sciences (histoire, philosophie, poésie) à partir des trois facultés (mémoire, raison, imagination) ; un vertical, qui divise chaque colonne en parties ; un autre horizontal enfin, pour les différentes sous-disciplines. Cette classification tabulaire allie ainsi unité et multiplicité et permet, sans risque de dispersion dans la diversité empirique, un mode de cheminement à la fois ouvert à l’observation multifocale, et modulaire et non linéaire par ce recours aux analogies.

17L’arbre cède donc au rhizome (Deleuze et Guattari, 1976), pour un ordre réticulaire que met en œuvre l’infrastructure matérielle des index, planches, tables des matières et surtout renvois. Ces derniers, « partie de l’ordre encyclopédique la plus importante » (Art. « Encyclopédie »), créent un tissu conjonctif entre des individualités lexicales dans un ensemble continu et permettent de dépasser cette concession provisoire au linéaire que représentent le classement alphabétique et le mode d’exposition haché propre au dictionnaire « qui se refuse à toute lecture suivie » (d’Alembert, 1965 [1759-1763]). Ils offrent, comme dispositif transversal, une égalité d’accès à la totalité en rendant équipotent chaque point d’entrée, et interconnectés les articles qui « s’expliquent les uns par les autres » (Ibid.). L’objet y est saisi non pas en lui-même, comme un isolat autosuffisant, mais, tel un point défini par ses coordonnées, « comme un nœud de relations, pris dans un réseau complexe et changeant de relations » (Proust, 1988) que le lecteur peut reconstituer. Les renvois entendent donc à la fois refléter dans le texte et approcher dans le réel « l’enchaînure universelle ».

18Par leur entremise, la connectivité de l’ensemble augmente et « les connaissances se rapprochent et se fortifient » au point de révéler des proximités voire des parentés naturelles existant entre les sciences qui « empiètent les unes sur les autres » (Art. « Encyclopédie »). Ils travaillent donc à une interdisciplinarité en action en matérialisant, à l’aide de notions carrefours, les voies par lesquelles elles s’embranchent et s’enchevêtrent les unes aux autres [8]. À terme, ce sont toutes les vieilles tentatives de hiérarchisation des sciences qui s’effondrent au profit d’un espace plat des complémentarités et de leur distribution sur un même plan d’égalité où « tous se font valoir réciproquement » (Ibid.). Pas de discipline reine donc, au sommet de l’arbre ou au centre du cercle des connaissances, en l’absence de critères d’unification faisant l’unanimité, pour cette entreprise, de surcroît collective, qu’est L’Encyclopédie.

19À l’ordre fini, total et figé du savoir que proposaient les anciennes solutions encyclopédiques s’oppose, pour reprendre un mot du lexique très cartographique de Diderot (Proust, 1988), le « plan » inachevé que vise L’Encyclopédie. Les conditions de déplacement en son sein s’y trouvent alors profondément transformées. Libéré des séquences monologuées et des parcours fléchés, le lecteur y sera actif et créatif, producteur de sa propre intertextualité. Dans cette « promenade dans les sciences » que Bacon appelait déjà de ses vœux, chaque point – notion, article ou discipline – est un lieu, un « site » que le lecteur, devenu chercheur, peut habiter, quitter, relier, oublier ou ignorer. « Mappemonde », L’Encyclopédie se plie donc à la géométrie variable du monde que dessine sans programme préétabli l’ordre réticulaire des renvois sur des « cartes » qui en font l’état des lieux en y reportant territoires déjà sillonnés et routes encore à ouvrir. Servant « d’itinéraires dans les deux mondes (intelligible et visible) » (Art. « Encyclopédie »), les renvois préfigurent nos actuels moteurs de recherche et nos propres navigations sur Internet, pour autoriser indifféremment toutes les entrées, tous les trajets et directions et toutes les sorties sur le réseau des connaissances que le lecteur se construit in actu.

20À l’époque où les infrastructures matérielles de l’échange se développaient, l’encyclopédisme réticulaire, avant que Panckoucke n’en signe la fin avec sa Méthodique, fonde donc son épistémologie sur les relations, son principe dynamique, sur les analogies et son moyen pratique, sur les renvois [9]. Mais plus encore, c’était aussi un modèle de communication global, emportant les idées, les hommes et les sciences d’un seul mouvement, que Diderot et d’Alembert y poursuivait [10]. Bien avant les idéologues du village global et d’Internet, ils caressaient aussi le rêve d’une utopie du genre humain par-delà différences et frontières : « la distance des temps disparaît ; les lieux se touchent ; il se forme des liaisons entre tous les points habitués de l’espace et de la durée, et tous les êtres vivants et pensants s’entretiennent » (Ibid.). Preuve aussi que les systèmes classificatoires témoignent d’ancrages extra scientifiques, entre métaphysique et sociologie.

Notes

  • [1]
    Héliocentrisme que l’on retrouvera dans le « curialocentrisme » de Louis XIV, dans certaines représentations de la monarchie anglaise (la sphaera civitatis de J. Case en 1588 par exemple) et bien plus tard dans le Système astronomique de la Révolution française du géographe Moullin (1791).
  • [2]
    Le cercle restera toutefois prégnant comme nous l’assurent l’Encylopaedia de J.H Alsted en 1630, et plus encore celles de Hegel et de Blainville ou même, dans une acception plus logique, la classification des sciences retenue par Piaget.
  • [3]
    Pour l’étude de cette image jusqu’à ses avatars aujourd’hui, Juanals, 2004.
  • [4]
    Rappelons pour mémoire que Le Rêve de d’Alembert (1769) compte plus d’une vingtaine d’occurrences du mot « réseau ».
  • [5]
    L’expression n’est pas fortuite. Dans l’article « Bas », Diderot compare explicitement le métier à tisser à un raisonnement.
  • [6]
    Notons que pour le pionnier de la théorie mathématique des graphes, Sainte-Laguë, « le labyrinthe est évidemment assimilable à un réseau » (Sainte-Laguë, 1926). Sur la métaphore du labyrinthe et une étude comparée de ses significations changeantes chez Descartes, Leibniz et Diderot entre autres, voir Nador (1962), Eco (1983), et Juanals (2004).
  • [7]
    Nous empruntons l’expression à Dieckmann, 1959.
  • [8]
    Pour des exemples de notions-carrefours, voir entre autres Ehrard (1991) pour le mot « fêtes ».
  • [9]
    Forte est de ce point de vue la proximité que L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert entretient avec celle, fragmentaire, de Novalis sur laquelle il faudrait revenir davantage, ne serait-ce pour la place accordée aux relations dans l’analyse de l’univers, des sciences et de l’esprit (Novalis, 1966 [1795-1800]).
  • [10]
    Voir l’importance donnée à « la science de la communication » dans Le Discours préliminaire et dans l’article « Encyclopédie ».
Français

L’article s’emploie à montrer que les grandes conceptions du savoir qui ont ponctué l’histoire de l’encyclopédisme s’illustrent dans différents modes de représentation spatiale. La figure la plus célèbre d’entre elles, l’arbre, marque une transition entre la forme circulaire que prenaient les sommes, encyclies, et autres théâtres de la mémoire de l’Antiquité au Moyen-Age, et la forme réticulaire qui émerge chez Leibniz pour culminer de façon explicite dans L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. C’est dans ces transformations et réarrangements organisationnels successifs que la connaissance se libère très tôt de ses anciens principes constitutifs (unité, linéarité, clôture et hiérarchie) au profit, bien avant Internet, d’un espace interactif de circulation dans le savoir, entre les sciences et au moyen d’une hypertextualité que le lecteur construit au gré de ses intérêts, des analogies et des associations d’idées prévues ou non par le système de renvois.

Mots-clés

  • encyclopédie
  • classification
  • arbre
  • réseau
  • Diderot
  • renvois
  • index

Références bibliographiques

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Éric Letonturier
Éric Letonturier, sociologue et philosophe de formation, est maître de conférences et chercheur au CERLIS (université Paris 5). Chercheur associé à l’ISCC, il est responsable de la collection « Les Essentiels d’Hermès ». À côté de travaux interdisciplinaires et épistémologiques sur le concept de réseau, il mène des recherches relevant de l’histoire de la pensée sociologique et des systèmes de pensée en général, ainsi que de la sociologie de la culture et de l’institution militaire.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 25/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/51552
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