1Un nombre considérable d’études, publiées dès les années 1970, affirme que les classifications bibliographiques présentent des biais sociaux et culturels. Ces travaux font apparaître la difficulté de créer une classification universelle capable de concilier les courants sociaux et culturels dominants et marginaux. Pour mieux comprendre ce phénomène, nous allons analyser dans cet article les parallèles entre les classifications qui influencent les savoirs et le bien-être aujourd’hui, et le mouvement de classification des sciences (CS) qui s’est développé à partir de la philosophie des sciences (PS). La recherche d’une classification unifiée, animée par la croyance en un ordre naturel pour guider la classification, était poursuivie par la CS/PS et par les théoriciens de la classification au début du xxe siècle. Ces deux thèmes, unité et ordre naturel, ont limité la classification dans sa capacité à s’adapter à des contextes changeants et à des cultures différentes. Nous examinerons l’application de ces principes à deux classifications couramment utilisées, à savoir l’échelle de classification des ouragans Saffir-Simpson et le classement des ouragans dans la classification décimale de Dewey (CDD). L’étude des classifications actuelles à la lumière d’un enthousiasme datant de plus d’un siècle constitue un moyen de comprendre comment elles influencent nos vies et comment nous pourrions envisager un changement de perspective.
La philosophie des sciences et la classification des sciences
2Notre analyse se fonde sur deux traditions philosophiques. La CS en tant que mouvement est née de la PS, une vaste entreprise soutenant une épistémologie empiriste reposant sur une science empirique rationnelle (Flew, 1979). La démonstration du caractère rationnel de la science exige certaines positions ontologiques et épistémiques et des méthodologies de recherche qui se conforment à ces positions afin d’en tester les théories. À cette fin, la science doit être unifiée à travers des pratiques cohérentes mises en œuvre dans ses différentes disciplines. Par conséquent, une scientia scientiarum (science des sciences) est considérée comme une nécessité selon la PS, pour que des projets individuels puissent servir de briques élémentaires de l’édifice des connaissances objectives traduisant une réalité connaissable.
3La publication en deux parties de Robert Flint, Philosophy as Scientia Scientiarum et A History of Classifications of the Sciences (1904), est exemplaire pour l’exploration de la PS et de la CS. Flint, théologien et philosophe écossais, a consacré ses travaux tardifs à la classification. Universitaire respecté, il était surtout connu pour ses travaux antérieurs sur l’agnosticisme, le socialisme et l’histoire. Il a été influencé par Thomas Reid et sa philosophie du sens commun qui constituait une approche naturaliste face au scepticisme de Hume (O’Sullivan, 2009). La philosophie du sens commun s’intéresse à deux thèmes : l’unité et la nature.
4Dans son ouvrage, Flint définit deux thèmes en lien avec la PS : la nécessité de l’ordre pour éviter le chaos et l’effet négatif de la spécialisation dans la recherche de l’unité. Il résume les raisons pour lesquelles la philosophie devrait être la science des sciences. D’abord, pour devenir la scientia scientiarum, une discipline doit connaître l’essence et les enseignements de toutes les sciences et doit comprendre quels liens existent entre elles tout en prévenant contre la spécialisation. Deuxièmement, la scientia scientiarum doit affronter le problème des spécialismes, établir des positions épistémiques et ontologiques, et devrait prédire l’avenir jusqu’à l’Apocalypse. Flint considérait que la philosophie répondait à ces exigences.
5Le caractère positif de l’ordre, dans la PS, se concrétise par la structure des relations entre les différentes sciences. C’est pourquoi Flint se concentre sur la nécessité pour la scientia scientiarum de comprendre le contenu et les liens entre toutes les sciences. Cet effort de cohésion permet d’éviter le mal que représente la spécialisation, au moins dans le cadre de la philosophie. La nécessité d’une étude historique des classifications (occidentales) aboutit à la classification des sciences qui crée une structure ontologique visant à traduire la réalité.
6Le deuxième thème de l’unité découle du premier. L’élaboration d’une structure traduisant la réalité permet de rendre possible la connaissance d’une réalité vraie et singulière. Une position épistémique fondée sur des vérités universelles oblige à construire les bases d’une scientia scientiarum qui justifierait une science objectiviste, qui requiert à son tour une unité pour que chacune des sciences puisse contribuer à l’objectif de la PS, la connaissance de la réalité.
7Ces éclairages sur la PS permettent de comprendre pourquoi s’est développé un mouvement visant à classifier les sciences. La CS exigeait une étude historique pour légitimer la philosophie en tant que scientia scientiarum. La deuxième partie de l’ouvrage de Flint, A History of Classifications of the Sciences, constitue une étude de ce type. Il y recense les classifications, depuis Platon jusqu’à un ensemble de classifications des connaissances de la fin du xixe siècle. Son recensement ressemble de façon frappante à ceux de Sayers (1re éd., 1926) et de Richardson (1re éd., 1901). Flint signale que son objectif principal est d’étudier toutes les classifications des sciences ; mais à la fin de son ouvrage, il précise à propos d’un congrès (Congrès international des arts et des sciences, septembre 1904, Saint-Louis, États-Unis) alors en cours que celui-ci « a explicitement pour objet… de discuter et exposer l’unification et les relations mutuelles entre les sciences, et ainsi de surmonter l’absence de relation et d’harmonie entre les sciences spécialisées et dispersées de notre temps » (Flint, 1904). Il définit ainsi la CS en ce qu’elle aide à réaliser le programme de la PS. Une classification naturelle de ce qui est (c’est-à-dire, ce qui est universel) est nécessaire pour parvenir à l’unité.
Principes des classifications naturelle et artificielle
8Dans l’histoire des sciences de l’information américaine, peu de bibliothécaires ont été aussi influents dans le domaine de la théorie de la classification qu’Ernest Cushing Richardson (1860-1939), Henry Evelyn Bliss (1870-1955) et W. C. Berwick Sayers (1881-1960). E. C. Richardson était un bibliothécaire et bibliographe américain, auteur notamment de l’ouvrage majeur Classification : Theoretical and Practical. Sa théorie de la classification est un « exemple singulièrement pertinent d’une première tentative […] d’harmoniser les ordres classificatoires en se basant sur l’ontologie et l’épistémologie, au sein d’un schéma de classification unique et idéale » (Dousa, 2010). E. C. Richardson a influencé d’autres bibliothécaires et universitaires, parmi lesquels le bibliothécaire britannique Sayers qui a, à son tour, exercé une influence sur S. R. Ranganathan. Dans son ouvrage désormais classique, A Manual of Classification for Librarians & Bibliographers, Sayers partage l’avis de Richardson sur la théorie de la classification.
Quand la similitude est essentielle et se situe au niveau de la nature de la chose elle-même, la classification est appelée naturelle ou logique ; […] une organisation réalisée en fonction d’une caractéristique accidentelle est une classification artificielle.
10C’est-à-dire que les caractéristiques essentielles définissent la classification naturelle et les caractéristiques accidentelles définissent quant à elles la classification artificielle. Le point de vue de Sayers était similaire :
[La] caractéristique naturelle d’une chose est telle que, sans elle, la chose ne pourrait pas être ce qu’elle est, il s’agit de son essence même, alors que la caractéristique artificielle est simplement une caractéristique accidentelle qui n’affecte pas sa structure, sa finalité ou sa nature intrinsèque […].
12Richardson et Sayers ont tous deux soutenu que les caractéristiques essentielles sont naturelles et indépendantes du contexte, alors que les caractéristiques accidentelles sont artificielles et aptes à changer en fonction des points de vue ou des contextes. Les classifications artificielles sont généralement créées avec une intention précise.
13Pour ce qui concerne les choses qui sont classifiées, Richardson et Sayers affirment que les objets de la classification, les choses, sont divisés en deux catégories : la nature et l’art. En suivant le premier principe de classification selon Richardson, la loi de la similitude, la nature et l’art semblent être définis par la présence ou l’absence d’une intervention de l’homme dans l’organisation des choses.
Les choses sont soit déjà regroupées en fonction de leur similitude dans la nature, soit regroupées par l’homme dans son esprit ou dans une matérialisation extérieure. Les choses organisées en fonction de leur similitude sans l’aide de l’homme sont la nature. Les idées organisées en fonction de leur similitude sont les connaissances. Les choses organisées par l’homme en fonction de leur similitude sont l’art.
15Pour Richardson, comme dans la PS/CS, la nature est déjà classée et organisée sans les idées ou les intentions de l’homme (elle lui est extérieure), alors que l’art est quelque chose qui est créé par l’homme en réorganisant la nature (à l’intérieur de lui). Par conséquent, quand l’homme ordonne les choses, il crée des classifications artificielles et non naturelles. Même si Richardson a distingué les concepts de nature, de connaissances (idées) et d’art, les connaissances et l’art étant artificiels, il a aussi insisté sur le fait qu’il ne s’agit pas de choses séparées, mais qu’elles font partie des sciences.
[Les s]ciences ne sont pas des choses séparées, mais constituent seulement des divisions dans le même sens où les mains, les pieds, les yeux des hommes, etc., font partie d’un tout. Chaque homme est une unité. Il est pratique et utile d’établir une distinction entre main et poignet, mais qui peut dire exactement où s’arrête la main et où commence le poignet ? On peut en dire autant de la science et des « branches de la connaissance » : qui peut dire où s’arrête le tronc et où commencent les branches ?
17Il n’existe pas de frontière nette entre la nature et l’homme. La classification naturelle et la classification artificielle de Richardson, qu’elles concernent les idées ou l’art, ne sont pas fondamentalement différentes.
18Elles partagent des principes communs, notamment le principe de similitude. Cependant, ces principes semblent plus applicables à la classification théorique des sciences qu’aux classifications appliquées à la vie réelle. La classification naturelle, en particulier, nécessite des modifications et des exceptions significatives.
19La théorie de la classification de Richardson, qui intègre les mêmes principes d’unité et d’ordre que la PS et la CS, est clairement présente dans les classifications bibliographiques. Ces dernières relèvent de la classification artificielle. Toutefois, les classifications bibliographiques n’adaptent pas simplement les principes théoriques de CS :
La classification des livres […] est un art : une création humaine destinée à un usage humain. L’ordre des sciences est son fondement, mais si l’on organise les livres en suivant cet ordre il faut apporter de nombreux aménagements pratiques, déterminés non seulement par la complexité des matériaux mais aussi par la finalité.
21Comme le constate Richardson, la différence tient au fait que les classifications artificielles intègrent généralement des objectifs ou intentions d’utilisation. Ces derniers, tributaires d’un contexte, sont fixés par les communautés, les sociétés ou les cultures, et constituent des prismes pour voir le monde à partir de points de vue particuliers. Des communautés différentes peuvent classer les mêmes éléments naturels, mais de façon différente. Par conséquent, dans le cas de la classification bibliographique, l’objectif lié à l’utilisation des livres, ou « l’usage envisagé », doit être pris en compte (1930). On peut prévoir que la classification des bibliothèques publiques sera différente de celle des bibliothèques universitaires en raison des différences dans les besoins des utilisateurs. En effet, une classification naturelle peut être et parfois doit être biaisée comme une classification artificielle ; il ne s’agit pas de reflets neutres de la nature.
22À l’heure actuelle la classification des sciences traite de divers phénomènes qui exigent différentes formes de classification. La classification naturelle peut porter sur des phénomènes naturels comme les ouragans, alors que la classification artificielle peut traiter de connaissances qui changent de principe, ou d’objectif, et peut cependant être appliquée aussi à des phénomènes naturels comme les ouragans. Par conséquent, Richardson souligne qu’il est important de savoir que les deux classifications sont pour l’essentiel les mêmes. Les différences tiennent à la façon dont nous modifions la théorie en fonction de la pratique contextualisée.
Un phénomène naturel : les ouragans
23Selon Richardson, la limite entre classification naturelle et artificielle est indistincte car l’application de la classification soulève la question de l’objectif et de l’intention, c’est-à-dire du contexte. Nous démontrons cette indistinction entre classification naturelle et artificielle en étudiant l’impact d’une classification unifiée sur la vie des populations. Nous nous intéressons au phénomène naturel des ouragans pour voir comment la classification naturelle fonctionne dans un certain contexte. Les chercheurs en sciences atmosphériques, les assureurs et les organismes gouvernementaux échangent des données sur les situations météorologiques qui affectent la vie quotidienne des populations, en particulier les événements catastrophiques. Ces échanges suscitent de plus en plus d’intérêt face aux risques potentiels liés au changement climatique (Changnon et al., 1997). Dans le cas des ouragans, le Centre national des ouragans du service météorologique des États-Unis (National Weather Service) analyse les données pour définir la catégorie sur l’échelle SSHS. Quelles données sont naturelles ?
24Dans la mesure où les sciences naturelles sont liées à notre vie quotidienne, il y a de nombreuses raisons de classer les événements météorologiques qui ont un impact sur le bien-être humain. Les conditions météorologiques extrêmes détruisent les bâtiments, les ponts et les habitations. Quand l’ouragan Sandy est arrivé aux États-Unis (2012), le niveau des pertes a été colossal. L’événement a compté parmi les dix ouragans les plus coûteux jamais enregistrés aux États-Unis, avec des dommages atteignant au total 50 milliards de dollars (Schlesinger, 2012). L’ouragan Katrina en 2005 a été le plus coûteux de l’histoire des États-Unis, avec plus de 100 milliards de dollars de dégâts. Selon NBC News, certains résidents n’étaient pas couverts par des assurances et ont subi d’énormes pertes matérielles (Schoen, 2012). Ceci tient en grande partie à la différence entre les critères existants pour classer les ouragans et les dégâts réels. La majeure partie des destructions entraînées par Sandy n’a pas été causée par les vents violents de l’ouragan mais par des inondations causées par l’onde de tempête. Mais les polices d’assurance conventionnelles ne couvrent pas les inondations ; l’assurance inondation doit être acquise séparément auprès du gouvernement fédéral, ce qui suscite des controverses.
25L’onde de tempête est également négligée dans l’échelle de classification SSHS, couramment utilisée. Les experts du secteur de l’assurance l’utilisent pour évaluer les dégâts provoqués par le vent. Elle a été créée pour faire comprendre aux populations l’intensité relative des ouragans et leur permettre de décider ou non d’évacuer une zone. Cette échelle précise la vitesse des vents des ouragans et indique les hauteurs de l’onde de tempête associée à chaque catégorie. La vitesse du vent est le facteur déterminant dans l’échelle SSHS. L’onde de tempête dépend quant à elle de la pente du plateau continental et de la forme du littoral. L’ouragan Katrina a démontré que l’onde de tempête varie fortement au sein d’une même catégorie de l’échelle SSHS. L’onde de tempête a été la principale cause des dégâts dans les zones côtières pour les deux ouragans. C’est ce qui a incité le gouvernement américain à demander une réévaluation du traitement par le SSHS des effets de l’onde de tempête, et à déterminer si l’échelle devait être modifiée pour améliorer sa capacité à communiquer auprès du public sur le risque d’un ouragan en approche (NIST, 2006).
26L’échelle SSHS ne rend pas compte avec précision de l’ensemble des dégâts subis pendant la période qui suit l’arrivée à terre de l’ouragan (Senkbeil et Sheridan, 2006). Un nouveau système de classification des ouragans après leur arrivée à terre a été proposé, qui réorganise la catégorisation des ouragans selon six variables : onde de tempête en eau libre, précipitations, durée des vents de force ouragan, vents maximaux soutenus, intensité des rafales et pression centrale minimale.
27Des propositions de réévaluation et de modification de l’échelle SSHS, ainsi que d’une nouvelle classification des ouragans ont été formulées au moins depuis 2006 par des agences nationales et des chercheurs universitaires, mais aucun changement n’a été apporté à la classification des ouragans.
28Les ouragans, qu’ils soient ou non exacerbés par le changement climatique induit par l’homme, sont des phénomènes naturels. Par conséquent, si l’on se base sur la CS selon la tradition de la PS présentée plus haut, il devrait y avoir une approche universelle permettant de classer les ouragans, indépendante du contexte, universellement applicable, permettant de démontrer l’unité des sciences. Il est clair que l’échelle SSHS ne traduit pas une classification universelle de ce type. Pourquoi ? La vitesse élevée des vents est clairement une caractéristique essentielle des ouragans. Mais en est-on si sûrs ? L’ouragan Sandy était seulement un ouragan de catégorie 2 (sur 5) selon l’échelle SSHS, et Katrina un ouragan de catégorie 3. Pourtant, ils ont été extraordinairement destructeurs, en grande partie du fait de leur onde de tempête, de leurs pluies torrentielles, de leur lente progression, de la taille énorme de l’ouragan Sandy et d’autres facteurs qui ne sont pas utilisés pour déterminer la catégorie SSHS (McNoldy, 2012). La nouvelle classification proposée, avec cinq caractéristiques supplémentaires, devra parvenir à trouver un équilibre. Il pourrait s’agir d’un algorithme conçu pour parvenir à une valeur unique. Cependant, l’intérêt d’avoir six caractéristiques est qu’elles peuvent être pondérées selon différents objectifs et intentions. Les six variables sont toutes « naturelles » et d’autres caractéristiques naturelles pourraient sans aucun doute être incluses. L’ouragan Sandy avait le statut officiel d’ouragan pendant une durée relativement courte, mais a été le plus destructeur en tant que tempête tropicale et tempête « post-tropicale ».
29L’exemple de l’échelle SSHS démontre l’absence de délimitation claire entre classification naturelle et artificielle dans le classement des phénomènes naturels, et la confusion et les dommages entraînés par la recherche d’une seule classification universelle. Que se passe-t-il quand les phénomènes naturels sont des thèmes abordés dans des livres et d’autres ressources, et non des événements réels ? Une classification naturelle idéale peut-elle être maintenue ? Richardson aurait dit « non ». La CDD fournit un exemple intéressant.
Les ouragans dans la classification décimale de Dewey
30La CDD classe les « ouragans » de plusieurs manières. Il y a quatre indices Dewey correspondant aux « ouragans » dans l’index relatif :
31551.552 Ouragans
32551.6452 Ouragans – prévision météorologique
33551.6852 Ouragans – modification des conditions météorologiques
34363.34922 Ouragans – services sociaux (WebDewey)
35Trois de ces indices se retrouvent dans la division « 551 – Géologie, hydrologie, météorologie » dans le contexte des sciences naturelles ; un indice est dans la division « 363.3 Autres aspects de la sécurité publique » sous la rubrique « Catastrophes ». Dans la division 551, les ouragans sont considérés comme des phénomènes naturels qui peuvent être observés et expliqués, alors que la division « services sociaux – 363 » inclut les ouragans dans le contexte de la sécurité publique dans des catastrophes météorologiques spécifiques. La CDD classe par discipline et disperse donc les différents thèmes. Ici, ils sont répartis selon la division de Richardson entre nature et art. Différents aspects des ouragans peuvent être classés de façon différente selon le contexte de l’événement, y compris dans un même système de classification. Il s’agit d’un phénomène naturel, mais dans le même temps, il est traité par des êtres humains.
36De plus, même dans la division 551, le terme « Ouragans » appartient à la fois à 551.5 « Météorologie » et à 551.6 « Climatologie et temps ». Par conséquent, l’attribution d’un indice CDD à un ouvrage relatif aux ouragans dépend de la façon dont les « ouragans » interviennent dans l’ouvrage : dans l’explication de phénomènes naturels, la prévision et modification du temps, la sécurité publique ou la protection contre les dégâts. Mais où se situe l’échelle SSHS ? La fiche WorldCat attribue à l’ouvrage The Saffir-Simpson Hurricane Scale du Centre national des ouragans, la vedette-matière « ouragans » de la Bibliothèque du Congrès, associée à l’indice CDD 551.552. Une description de l’ouvrage indiquait : « Présente une explication de l’échelle de classification des ouragans Saffir-Simpson, un classement allant de 1 à 5 basé sur l’intensité actuelle de l’ouragan. Cette échelle est utilisée pour donner une estimation des dégâts matériels potentiels et des inondations attendues le long du littoral suite à l’arrivée à terre d’un ouragan. » Selon cette synthèse, cet ouvrage analyse les ouragans en se basant sur l’intensité, tout en faisant « des estimations des dégâts et inondations potentiels ». Il appartient à l’indice 551.552 même s’il est clairement consacré au travail de « l’homme » ainsi qu’aux ouragans dans la nature. Cela signifie que l’indice 551.552 est l’option par défaut pour tout ce qui ne correspond pas à l’un des trois autres indices. Toute ressource difficilement classable sur les ouragans est classée avec les ressources sur la nature des ouragans au sens naturel et non artificiel, ce qui est contraire à l’avis de Richardson pour qui la nature n’est plus naturelle une fois qu’elle a été organisée par l’homme.
Classification moderne et scientia scientiarum
37Le modèle théorique de la classification naturelle et artificielle adopté par Richardson et Sayers est difficile à appliquer dans la pratique. Cette difficulté est démontrée par notre lecture d’une classification bien artificielle, la CDD, qui privilégie le fondement naturel des 500 même pour des sujets clairement humains comme la prévision météorologique. L’échelle SSHS se révèle être une tentative de classification naturelle d’un phénomène naturel, et pourtant elle se comporte comme une classification artificielle.
38Ces deux exemples illustrent la frontière floue entre ces deux types de classifications qui ressort de nos lectures de Richardson et Sayers. Cette frontière ne peut être définie car de nombreuses options sont possibles pour classifier les choses. S’il existe une réalité connaissable unique, il doit être possible de tirer de la nature une seule classification universelle. Mais avec de multiples classifications possibles, il est impossible de parvenir à l’unité. Sans unité, sans une classification unique des sciences, l’objectif de la scientia scientiarum ne peut être atteint. Néanmoins, la classification bibliographique et les autres classifications fonctionnent comme si une telle unité était possible. Notre analyse semble indiquer que la recherche d’unité, en particulier dans la pratique, pourrait bien être futile et même préjudiciable. Pouvons-nous tirer une leçon de la philosophie des sciences ? Nous devrions peut-être laisser derrière nous les traces des quêtes d’unité du passé et chercher des modèles alternatifs, orientés vers un objectif et contextuels.